Leïla Ben Braiek, Femme entrepreneure de l’année — lauréate du secteur industrie, prix Université Centrale
Comment une épouse et mère de trois enfants formée aux subtilités de la comptabilité peut atterrir dans l’univers de la chaudronnerie et de la construction métallique et mécanique? On imaginait ce secteur réservé à la gente masculine. Erreur sur toute la ligne. Leila Ben Braiek a choisi l’industrie mécanique où l’exigence de précision l’emporte sur les marges de tolérance. Son entreprise, la SLPI (Société Le Progrès Industriel), compte aujourd’hui dans le domaine de la construction mécanique et métallique, spécialisée dans la fabrication des équipements industriels standards ou sur mesure. Son parcours, Leïla Ben Braiek l’expose tel qu’en lui-même.
Comment ont-ils été vos débuts ?
C’est tout un parcours. J’ai commencé à travailler dans une société de mon secteur d’activité. Vous savez sans doute qu’il s’agit là d’une habitude à Sfax que de travailler l’été tout en poursuivant ses études. Très vite je me suis intéressée à ce que je fais et j’ai aimé ce que j’entreprends. Même si, et ce n’est pas là un secret, une femme ne peut que trouver des difficultés à s’intégrer dans pareil secteur.
J’ai pourtant continué à exercer jusqu’à devenir gérante de l’entreprise qui m’emploie gagnant au passage une formation assez solide sur le tas. L’entreprise a du reste rencontré des difficultés et a été cédée.
J’ai alors créé ma propre entreprise toujours dans le même secteur. Mais, là aussi, je me suis rendue à l’évidence : mon envie de percer et de réussir n’était pas suffisante. Il me fallait trouver de l’aide. Je suis diplômée en gestion comptable.
J’ai dû alors partir à la rencontre d’un professionnel qui m’a aidée à mieux m’en sortir sur le registre technique. Je le rencontrais après le travail pour en savoir plus sur le domaine que je me suis choisie. Une démarche qui n’était pas du tout facile pour une mère de trois enfants.
Est-ce la seule difficulté de vos débuts ?
J’ai rencontré des difficultés me dissuadant d’aller de l’avant en invoquant le fait que je voulais m’engager dans un secteur réservé aux seuls hommes. L’avènement du soulèvement du 14 janvier 2011 a été pour moi un coup dur: le projet, qui a démarré en 2009, a failli s’arrêter net.
Mon seul et principal collaborateur — un ingénieur — a quitté le navire. J’ai vainement tenté de le retenir. Mais sa décision était déjà prise. Les difficultés financières n’ont pas, en outre, tardé à apparaître. J’étais incapable de payer mes fournisseurs et avais rencontré de grandes difficultés à respecter mes engagements. Les impayés étaient là et me rendais bien soucieuse de mon avenir. La situation était tellement difficile que je broyais du noir.
Qu’avez-vous alors entrepris de faire?
J’ai décidé, malgré tout, de tenir bon. Je suis allée, dans ce cadre, voir du côté d’un fournisseur afin qu’il accepte de m’aider. Et il a accepté de me suivre. Il m’a fourni de la matière première.
J’ai commencé avec peu de choses : deux tables et deux chariots en inox. Je les ai fabriqués et livrés à Tunis avec une camionnette largement amortie. Au moment de la livraison, le client m’a payé rubis sur l’ongle. Le même client a décidé de me faire confiance avec une nouvelle commande qui m’a permis de respirer : trente-deux pièces.
Mais, j’ai été, comme beaucoup d’autres, rattrapée par la révolution.
Les commandes ont manqué à l’appel et le travail avec. J’ai alors réuni les ouvriers, qui sont mes compagnons de route, pour leur signifier que j’entendais fermer boutique. Là, ils ont refusé net. Ils m’ont signifié clairement qu’ils acceptaient de tenir le coup avec moi coûte que coûte. Leur réaction m’a largement revigorée, mais aussi beaucoup responsabilisée : je me devais d’être à la hauteur de leur geste.
J’ai alors pris, pour ainsi dire, mon bâton de pèlerin sillonnant le pays à la recherche de commandes. Béja, Le Kef et Kasserine, d’abord. Avec du porte-à-porte pour présenter mon équipement et mon savoir-faire. Et cela a pris. Je devais tenir bon d’autant plus que je me suis rendu compte que nombre de clients ignoraient qu’il existait en Tunisie un fournisseur de l’équipement que je fabrique. Avec en plus un service après-vente et une qualité semblable à celle des équipements qu’ils importaient.
Cela vous a-t-il encouragé à persévérer ?
Voulant progresser, j’ai décidé effectivement de créer mon bureau de méthodes afin de rationaliser davantage la production. J’ai alors engagé des ingénieurs. En parallèle, j’ai diversifié la production afin de mieux servir les attentes des différents segments du marché et en travaillant également pour des microprojets.
J’assure également toute l’assistance possible aux clients ainsi que l’encadrement des employés utilisant nos machines. Sans oublier évidemment le respect des normes : tout produit est accompagné d’une approbation par un bureau de contrôle.
Et l’adaptation au vécu des entreprises est pour nous autres essentielle : tout matériel livré doit prendre en considération l’environnement de l’entreprise. D’où l’obligation d’apporter des corrections aux machines. Il fallait, à ce propos, prouver à moi-même et aux autres qu’être une femme ne peut être un handicap. Une femme peut se mesurer à un homme et être aussi performante.
Cela n’a pas été facile ?
Evidemment. Je me suis beaucoup investie. Il m’est arrivé de tout faire par moi-même. Je n’ai pu recruter qu’au fur et à mesure que mes moyens me le permettaient. J’ai, en outre, engagé des formations pour moi-même et pour tous les employés.
Je devais, dans ce cadre, maîtriser toute la chaîne. J’étais donc la première à suivre une formation. Comme je devais prouver à tous que rien ne pouvait avoir de secret pour moi.
Qu’en est-il des performances de la SLPI ?
J’ai travaillé pour nombre d’entreprises. La SLPI a, par exemple, travaillé pour une sucrerie de Bizerte et pour deux autres à Béja et à Jendouba où des innovations ont été introduites. Je veux parler d’un convoyeur télescopique qui a diminué les accidents, améliorant du coup les conditions de travail et aidant à une meilleure concorde entre direction et employés.
Qu’en est-il du financement par vos clients ?
Il s’agit là d’un problème sérieux. Mais on peut arriver à le dépasser. Nombre de projets pour lesquels nous travaillons sont des microprojets financés par la Banque Tunisienne de Solidarité (BTS). Des projets extensibles. Nous œuvrons d’ailleurs dans ce sens.
Tous vos produits sont-ils certifiés ?
Effectivement. Et j’accorde beaucoup d’importance à la certification qui prouve qu’une société fait du bon travail. Cela est aussi un sésame qui vous permet de vous introduire sur un marché. Certains clients finissent, à ce propos, par l’admettre. Car, la qualité pérennise leur activité et améliore leur rendement.
Qu’en est-il de vos activités sur le marché subsaharien ?
Il faut dire qu’en la matière, cela n’a pas pris tout de suite. Ce n’est qu’à la cinquième visite dans la région que j’ai pu avoir une commande. J’ai d’abord compris le marché et réfléchi à ce que je pouvais proposer aux différents intervenants avant d’entamer quoi que ce soit. J’ai commencé avec quelques commandes. Pour l’heure, j’ai établi des partenariats solides et je prends une part dans l’exportation tunisienne dans cette région du monde.
Comment voyez-vous votre entreprise dans cinq ans ?
Je tire déjà une grande fierté de mon parcours et de celui de ceux qui m’ont accompagnée dans cette aventure. Pour moi, chaque employé de la société, et ce, quelles que soient sa position et sa contribution, est important et irremplaçable. Grâce à mes employés, l’entreprise ne peut que progresser et évoluer durablement. Je voudrais saisir l’occasion pour les remercier. Je veux rendre hommage également à mon oncle maternel qui m’a beaucoup soutenue et qui est maintenant mon associé. Je voudrais lui dire merci pour tout. Je me dois d’affirmer également que je ne vois pas d’avenir pour mon entreprise sans mes clients. Chaque fois que j’aide un client, c’est un projet auquel j’ai participé qui se met en place.
Avez-vous un message à transmettre ?
J’en ai en fait deux. D’abord, je recommande aux jeunes de ne jamais baisser les bras. Si on résiste, on finit par exaucer ses rêves. Il faut, à ce titre, être toujours optimiste. S’accrocher à la réussite coûte que coûte. Ensuite, je veux dire aux femmes en particulier qu’elles ont toutes leurs chances. Il n’y a aucune raison pour qu’elles n’y croient pas. Elles ont le droit et le devoir d’être ambitieuses et d’aller au bout de leurs rêves.