Par Sahar Mechri Kharrat
Qui aurait dit que le soulèvement de 2011 changerait la destinée de certaines entreprises tunisiennes et non des moindres ? C’est dire qu’une partie de leur actionnariat était apparentée de près ou de loin à l’ancien régime. Face à un délabrement financier et à un avenir encore plus incertain, l’enjeu n’est plus à démontrer ! Ce n’est pas sans raison que l’association AlumIHEC a organisé sa septième Matinale — il ne faut y voir qu’une coïncidence fortuite — autour du thème : “Quel avenir pour les sociétés confisquées ?”.
Mounir Ferchichi, président de la commission de confiscation, Adel Grar, DG d’Al Karama Holding, Habib Karaouli, PDG de CAPBank et Anis Wahabi, expert-comptable et ancien administrateur judiciaire de Stafim, étaient conviés pour discuter de la thématique. Anis Wahabi a assuré la modération de la séance.
D’entrée de jeu, Mounir Ferchichi a précisé que la confiscation est une opération globale de nature judiciaire. Elle est considérée comme une peine subsidiaire pour certaines infractions.
A un autre niveau, la confiscation peut également être considérée comme une peine politique liée à des événements politiques et à des fautes commises par des responsables politiques, comme c’est le cas à la suite du soulèvement de 2011.
Quel qu’en soit l’aspect judiciaire ou politique, la confiscation demeure une peine complémentaire, selon Mounir Ferchichi. Il a insisté sur le manque de coordination entre les commissions et a noté un certain enchevêtrement au niveau des compétences. Se faisant plus précis, il a ajouté : “Il n’y a ni interaction, ni relations juridiques entre les commissions”.
A titre d’exemple, faisant référence à la relation entre la commission de confiscation et celle de restitution de l’argent spolié, Mounir Ferchichi a précisé que, paradoxalement, les biens à l’étranger appartenant aux personnes dont les noms figurent sur la liste du décret-loi de confiscation n’ont pas été confisqués. Ce dispositif souffre donc d’insuffisances. D’abord, le séquestre judiciaire est tenu d’ouvrir un compte séquestre dans lequel il loge les revenus des biens qui lui ont été confiés.
Or, la plupart des séquestres ont effectué des prélèvements sur les biens et ont ouvert des comptes courants. Ensuite, des problèmes se posent quant à la nomination de l’administrateur judiciaire. Est-elle du ressort de la commission de gestion, ou des chargés du Chef du contentieux de l’Etat ou même du Tribunal ?
Le texte n’est pas clair quant aux parties susceptibles de demander la nomination et celles envers lesquelles il doit rendre compte. Enfin, le législateur n’a pas créé de ponts entre toutes les commissions, sachant fort bien que la commission de confiscation confisque et effectue un travail d’investigation, mais détermine également l’impact juridique et identifie les problèmes associés à l’argent confisqué.
Qu’en est-il de la situation de ces entreprises ?
Interrogé sur l’état des lieux des sociétés confisquées, Adel Grar a rappelé que la société Karama Holding gère 22 groupes déployés en une soixantaine d’entreprises dans le but ultime est de mettre sur le marché tous ces actifs.
Grar précise que Karama Holding est régie par le code des sociétés commerciales. “Notre management dépend alors de la part que nous détenons dans le capital”, avance-t-il, signifiant que son rôle est de vendre le plus vite et dans les meilleures conditions. Et d’insister : “A Karama, nous avons une vision davantage en termes d’actifs que de passifs”. Il explique que ces entreprises sont victimes de leur actionnariat et insiste sur la nécessité de la pérennité de ces entreprises : “Pour qu’il puisse assurer son développement, il faudrait que le management soit suffisamment indépendant”, fait-il remarquer.
Adel Grar déplore que l’actionnaire actuel, en l’occurrence l’Etat, a été incapable d’injecter des fonds. Ajouté à cela une conjoncture économique morose et un taux d’endettement initial élevé. Bien que le talon d’Achille de ces entreprises soit leurs difficultés financières, la valeur de l’entreprise demeure intacte, selon ses dires. Adel Grar a annoncé que des cessions importantes seront effectuées et au moins une société sera introduite au Marché alternatif en 2017.
Pas que des difficultés juridiques !
Anis Wahabi est revenu sur la difficulté de la mission d’un administrateur judiciaire. “Ce sont des formalités très lourdes. Il faut faire la queue dans les tribunaux pour tout achat ou vente”, a-t-il avancé.
Il a précisé que le système d’administration judiciaire n’est pas adapté à cette réalité. Et d’expliquer : “Gérer c’est prendre des décisions et effectuer des choix. Or, ces entreprises sont pratiquement inertes depuis sept ans, même les banques ne veulent plus les financer”.
Le processus sous la loupe
Pour sa part, Habib Karaouli a qualifié l’expérience d’occasion ratée. Et de donner corps à son point de vue : “Autant la commission nationale de confiscation a bien mené sa mission en matière de recensement et de vérification, autant la commission nationale des biens confisqués s’est révélée être une partie du problème plutôt que la solution. Nous avons instauré un système ingouvernable ».
Et de persister : “Nous sommes dans l’autojustification, ce qui est contre-productif. Il faut reconnaître que la responsabilité est collective”. Habib Karaouli n’a pas fait mystère de sa vision des choses : au bout de six ans, il est grand temps de dresser le bilan : “Comme dans toute transmission d’entreprise, il faut évaluer les entreprises et les patrimoines qui ont été confisqués pour voir, si à l’arrivée, il y a perte ou dévalorisation de l’actif et donc pouvoir imputer les responsabilités”, déclare-t-il.
Il a même préconisé d’adopter une approche stratégique permettant de distinguer dans tout ce qui a été saisi, ce qui devait être maintenu dans le giron de l’Etat, ce qui devait être élagué et ce qui devait être renforcé par l’Etat en tant qu’ actionnaire.
Et de préciser : “Autant je rejoins Adel Grar sur la nécessité que l’Etat renfloue les fonds propres de ces entreprises, autant je pense pour ma part qu’aujourd’hui l’État compromet la viabilité de ces entreprises”. Et d’insister : “Il y a des actionnaires du secteur privé qui sont prêts à porter leurs participations à des niveaux plus importants. Pour assurer la pérennité de ces entreprises, il suffit que l’Etat abandonne son droit préférentiel de souscription au profit des autres actionnaires”.
Quelles recommandations ?
Signe d’un grand professionnalisme, Habib Karaouli va au-delà du constat, il dessine les grands axes d’une feuille de route. Il énumère un certain nombre de recommandations pour débloquer la situation.
D’abord, il propose de maintenir la commission nationale de confiscation, voire d’élargir ses compétences aux crimes organisés. “Si on veut lutter contre le crime organisé et la contrebande, il faut taper sur le portefeuille”, a-t-il martelé. A l’appui de sa thèse, il fait référence à Al Capone, un des monstres du banditisme italien épinglé à travers la fraude fiscale.
Ensuite, il suggère de supprimer la commission nationale de gestion : “ Cette commission est un maillon qui non seulement ne sert plus à rien mais qui complique la vie du gestionnaire”, assène-t-il. Une proposition qu’ Anis Wahabi partage affirmant que ce système d’administration judiciaire aurait dû céder la place à Karama Holding.
Enfin, Habib Karaouli note qu’une solution pourrait être de supprimer Karama Holding et de revenir au droit commun. Il s’agit, en l’occurrence, de transférer toutes les participations de la Direction générale des participations de l’Etat.
Et d’expliciter : “Ce n’est autre que revenir à un processus normal de gestion où les décisions sont prises lors du Conseil des ministres, dans le cadre de la CAREP. Bien évidemment, il faut prendre son courage à deux mains et faire évoluer Karama Holding vers une agence nationale de la participation de l’Etat qui sera en charge de la gestion des participations de l’Etat et non seulement des biens confisqués”, étaye-t-il.
Habib Karouli a signalé que c’est une option qui permet de pouvoir poursuivre une augmentation de capital lorsqu’il est nécessaire de valoriser les sociétés qui devraient l’être, de pouvoir fusionner, rapprocher des sociétés afin de réaliser des économies d’échelle, et faire en sorte que l’Etat ne soit pas en infraction.
Il a ajouté que si l’Etat ne fait pas preuve d’exemplarité, il ne peut être entendu et obéi. Et de conclure : “Les solutions existent si tant est qu’on décide de mettre tout ceci à plat et de se donner pour perspective la pérennité de ces entreprises et le bien de la communauté nationale au lieu d’aller à chaque fois vers ce qui est plus commode; c’est à dire le budget de l’Etat et le contribuable”.
Paroles de visionnaire !