Quel avenir pour le travail ? Les travailleurs sont-ils protégés face aux aléas de la vie ? Sont-ils menacés par la robotisation et les nouvelles technologies? Quel est le rôle de l’entreprise dans la protection des salariés? Tant de problématiques qui ont été soulevées à l’occasion d’un débat organisé par la Konrad Adenauer Stiftung, en partenariat avec la GIZ et l’ESSCT, mercredi 11 décembre 2019 aux Berges du Lac. Les organisateurs, pour traiter ces questions, n’ont rien laissé au hasard, notamment dans le choix des intervenants : Zeineb Mamlouk Ben Ammar, experte KAS, Sami Sillini, directeur central du Social au sein de l’UTICA, Mounira Bouzouita, Présidente de l’Afrorghe, Abdessatar Mouelhi, professeur à l’Institut National du Travail et des Etudes Sociales de Tunis (INTES), Ghazi El Biche, CEO de Van Laack Tunisie et l’incontournable Raouf Ben Yaghlane, artiste dramatique et médiateur culturel.
Pour l’experte KAS Zeineb Mamlouk, qui a commencé par dresser un état des lieux des économies mondiales et du contexte de l’emploi, le travail constitue le premier motif de migration internationale. Les migrants clandestins sont majoritairement employés dans le noir, ce qui signifie que les employeurs paient beaucoup moins de charges. Les entreprises sont, justement, à la recherche des solutions qui leur permettent de réduire leurs coûts. La robotisation fait partie de ces pistes. “L’automatisation va détruire les emplois. On a même commencé à parler des droits des robots. D’ailleurs, l’Union Européenne l’a fait en janvier 2017 lorsqu’elle s’était penchée sur une loi spécifique”, a-t-elle déploré.
Avec la robotisation, poursuit-elle, il sera difficile d’atteindre l’objectif du plein emploi, étant donné que plusieurs humains risquent d’être remplacés et, par conséquent, mis au chômage. “Nous avons besoin d’une nouvelle approche, de davantage d’humanisme et de bienveillance”, a-t-elle ajouté.
La nécessité d’un nouveau contrat social
Dans ce contexte menaçant, où le travail est menacé – qui est un droit fondamental selon l’article 23 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 – un nouveau Contrat Social s’impose selon Zeineb Mamlouk. “Nous avons besoin d’une société plus intelligente, plus durable, favorisant le partage entre des communautés collaboratives. Dans cette même optique, il faut engager la société civile dans le processus de distribution des richesses”, a-t-elle souligné. L’entreprise, dans cette même optique, doit placer la bienveillance au coeur de son fonctionnement afin de permettre à chacun de s’épanouir.
Autre suggestion faite par l’experte dans le but de protéger le capital humain et les Droits de l’Homme : le revenu universel qui doit être généralisé afin de lutter contre la pauvreté. “Il faut aussi travailler sur le “savoir d’achat” et non sur le pouvoir d’achat, ce qui va permettre de tenir compte de la problématique écologique. Il faut également produire des externalités positives dans une économie de contribution”, a-t-elle encore suggéré.
Secteur informel : une menace qui érode les droits fondamentaux des travailleurs
Quel est le rôle du secteur privé dans ce contexte ? Selon Sami Silini, directeur central du Social au sein de l’UTICA, il s’agit de créer de la richesse et des emplois, ainsi que des biens et des services pour la communauté. Néanmoins, le secteur privé, à lui seul, sera incapable d’assumer une telle tâche. D’où la nécessité de mettre en place des partenariats.
Le travail, poursuit le responsable de l’UTICA, doit être considéré comme une valeur humaine. Il est aussi revenu sur la problématique du secteur informel qui grignote, rappelons-le, près de la moitié de l’économie nationale. Dans ce secteur, les droits fondamentaux des travailleurs ne sont pas respectés. “Nous tentons de trouver des solutions à travers le dialogue social”, a-t-il assuré.
Toujours au sujet du secteur informel, le professeur de l’INTES, Abdessatar Mouelhi, estime que ce dernier risque de provoquer l’érosion des droits sociaux. “Les travailleurs sont exploités et leurs droits les plus fondamentaux ne sont pas exploités”, a-t-il dit. Le secteur informel échappe à toute forme de contrôle social et fiscal.
Une véritable RSE et un management alternatif s’imposent
Face à ces violations des droits des travailleurs, Mounira Bouzouita, Présidente de l’Afrorghe, considère que les entreprises doivent développer leur RSE – responsabilité sociétale des entreprises – Cependant, le concept est plutôt bafoué aujourd’hui. En effet, l’activiste de la société civile affirme que la RSE s’est transformée en un outil marketing qui ne vise pas nécessairement le développement durable.
Et si, dans toute cette sauce explosive de violation des droits, la solution était managériale ? En fait, on devrait plutôt parler d’un “management alternatif” et c’est Ghazi El Biche, CEO de Van Laack Tunisie – entreprise allemande spécialisée dans le textile – qui en a parlé. Pour lui, il s’agit de faire un virage à 180 degrés. “Le travail, si l’on remonte aux origines du mot, signifie “torture””, a-t-il noté. Tout commence à partir de là selon le patron tunisien : le ras-le-bol des tunisiens, post-2011, vis-à-vis du travail, s’explique par l’absence d’épanouissement. Ils perçoivent le travail comme une obligation, une torture, car ils sont “aliénés”. Autrement dit : le travail qu’ils effectuent n’a aucun sens pour eux.
Une gestion “googlienne” de l’entreprise
D’où l’intérêt du management alternatif qui remplace le management classique. Ce dernier, selon Ghazi El Biche, n’a été mis en place que pour remplacer les fouets d’antan d’après le dirigeant tunisien. Le concept adopté par le tunisien comporte beaucoup de points communs avec celui qui a été élaboré par le géant américain du Web à Mountain View, Google : la tranquillité d’esprit des travailleurs. Il s’agit de les amener à aimer leur environnement de travail à travers un confort optimal et une ambiance détendue. “Nos salariés peuvent faire du sport et se détendre. Nous célébrons toutes les fêtes religieuses: Noël, l’Aïd, Kippour, etc… Plus encore : nous organisons aussi des journées spéciales pour former notre personnel et l’aider à se reconvertir, si nécessaire. Le travail n’est pas une valeur morale. Aimer l’est, au même titre que la générosité et la justice”, a encore expliqué Ghazi El Biche.
Quand la culture s’invite dans le monde des entreprises
L’autre intervention marquante était celle de l’artiste dramatique, Raouf Ben Yaghlane, qui a souligné le rôle important de la culture dans le monde du travail. “La question du travail ne peut pas être dissociée de la dimension culturelle”, a-t-il déclaré devant l’assistance. L’homme, poursuit-il, est un être culturel. Lorsqu’il était en France, Raouf Ben Yaghlane a participé à l’action “Le Travail, c’est quoi”. Destinée aux jeunes, l’action met l’accent sur l’importance de la culture au sein de l’entreprise. Elle met aussi en lumière les droits fondamentaux des travailleurs. Plusieurs acteurs ont pris part à l’initiative : des syndicats, des chefs d’entreprises, des élus, des associations, des universitaires, des élèves… “Un homme qui ne travaille pas perd sa dignité et sa légitimité en tant qu’être humain. Ne pas travailler, c’est cesser d’exister en tant qu’être humain”, a-t-il encore souligné.
C’est dans une ambiance détendue que le débat sur le travail a été clôturé. Il est clair que nous sommes encore loin, très loin, d’une situation optimale où les droits des travailleurs sont totalement respectés. Pour protéger les droits des travailleurs, il faudra, tout d’abord, leur permettre de les connaître, et c’est valable pour leurs devoirs. Un travailleur renseigné aura peu de chances d’être exploité. L’Etat a un rôle à jouer dans cette optique, mais seul, il ne s’en sortira pas : les entreprises doivent l’épauler car elles sont en contact direct avec les principaux intéressés, à savoir les salariés.