Cyrine Gannoun, lauréate du secteur culture, prix Banque de l’Habitat
À seulement 32 ans, elle appose son empreinte sur le théâtre « Al Hamra », maison emblématique du maître Gannoun. Cyrine Gannoun est sacrée entrepreneure culturelle de l’année. Cyrine Gannoun, vous l’aurez deviné, est à la fois comédienne, metteur en scène et entrepreneure culturelle. A 13 ans elle apparaît à l’écran dans un feuilleton de Salma Baccar « Femmes dans notre mémoire ». Depuis, elle est partie faire une carrière en France, a accumulé les projets. Le plus clair de son temps, elle le passe aujourd’hui au théâtre « Al Hamra » où son père, feu Ezzeddine Gannoun, avait élu domicile. Sa pièce de théâtre “Le Radeau” vient de remporter le premier prix au festival de Barhrein AWAL. Le verbe haut en couleur, les convictions tranchées, elle se livre sur son parcours et aborde ses projets futurs. Entretien.
Vous êtes artiste et entrepreneure dans la culture, parlez-nous de ce parcours ?
Cet éclectisme vient ponctuer une évolution. Vous ne pouvez pas me demander de choisir, je ne saurais répondre. Je tiens autant à mes activités de manager et d’entrepreneure dans la culture qu’à mes activités artistiques, d’actrice et de metteur en scène. Mes études ponctuées en arts du spectacle de la Sorbonne, spécialisée en anatomie du mouvement, tout comme mon diplôme en management culturel de l’ONG internationale El Mawred al thakhafy, jusqu’à ma formation en fundraising qui ont été prolongés d’une expérience dans le marketing et l’événementiel ont éveillé en moi l’appétit de l’entrepreneuriat culturel.
Travaillant longuement sur les politiques culturelles, l’idée pour moi était de pouvoir institutionnaliser la gestion des projets culturels et d’intégrer les levées de fonds. J’ai pu mettre toute cette formation à contribution lorsque j’étais conseillère au ministère de la Culture sous le gouvernement de Mehdi Jomâa.
2011 a marqué un tournant. J’ai lancé le chapitre tunisien du réseau Arterial network dont j’ai été la représentante en Tunisie durant trois ans. Lors de mon passage au ministère de la Culture, j’étais à l’initiative d’un projet « Tounes Balad ElFenn », au centre d’un partenariat entre le ministère de la Culture et l’ONG El Mawred al thakhafy. Ce projet a permis la formation au management culturel de 120 Tunisiens, 18 formateurs et a financé 30 projets. Aujourd’hui dirigeant le théâtre Al Hamra , cette ouverture à l’international et aux organismes internationaux m’a grandement ouvert les portes pour établir un relationnel et un carnet d’adresses dont j’ai pu faire bénéficier le théâtre par la suite. La preuve, de nouvelles pistes ont vu le jour.
C’est une première que nos productions soient représentées aux pays du Golfe ou qu’on entreprenne une coproduction suivie d’une tournée au Canada. Nous avons pu faire découvrir notre théâtre !
Vous êtes également derrière les rideaux, parlez-nous très brièvement de votre parcours artistique ?
Ma relation avec la scène est tout aussi intense. Je suis tombée dans la soupe très jeune. Être comédienne a toujours sonné comme une évidence pour moi. Pour mon père, ce fut une autre paire de manches. Il avait besoin de me voir faire mes preuves avant.
Ce n’est qu’à l’issue de ma première apparition sur grand écran qu’il accepta de m’accueillir au sein de sa troupe et de son théâtre. Notre première collaboration fut pour “Amour d’automne” où j’y ai campé le rôle de stagiaire. Par la suite, j’ai rejoint la troupe de Nwassi. J’avais passé un casting comme tout un chacun. Tous ignoraient que j’étais sa fille. C’était en 1999. Et c’est à partir de cette date qu’avait commencé mon parcours de comédienne. À mon retour de Paris en 2011, je suis remontée sur scène avec Gannoun pour sa dernière création Monstranum’s. La scène m’a toujours habitée… Aujourd’hui, j’ai mordu à l’hameçon de la mise en scène, je suis prise au piège.
Il y a dix ans, nous introduisions avec Gannoun, l’anatomie du mouvement dans notre travail. Cette discipline s’intéresse à la posture, au corps, à l’attitude. Elle permet à l’acteur de donner un meilleur résultat en peu de temps. C’est un prolongement du théâtre organique, le terrain de prédilection de Gannoun. J’ai approfondi mes connaissances à travers des stages d’eutonie, selon la méthode Feldenkrais et l’école de Gerda Alexander… Ces outils m’ont beaucoup servi dans la mise en scène de ma propre pièce « Le Radeau ». Finalement, tous ces fils se rejoignent pour moi.
Qu’avez-vous entrepris de nouveau au théâtre El Hamra ?
Après le départ de Gannoun, les choses pouvaient s’effondrer du jour au lendemain. J’ai dû d’abord maintenir la rigueur et la qualité de cet héritage artistique. Le jour où j’ai commencé à gérer El Hamra, j’ai dû ramener tout mon parcours dans ce théâtre. D’emblée, j’ai commencé par jeter les bases d’un management culturel, à établir des process, à diversifier les activités et affecter des équipes.
Par exemple, tous les matins, on commence la journée par un brainstorming. Et depuis deux ans maintenant, nous co-produisons des artistes à raison de quatre par an. Nous leur offrons l’espace mais aussi nous leur assurons la communication et les levées de fonds. Produire des spectacles sans être impliqué artistiquement est une nouveauté et c‘est très enrichissant.
Autrement, j’aimerais élargir l’espace et les spécialités. J’ai mis en place un comité artistique où nous discutons des projets de l’année. C’est une instance consultative de discussion, d’évaluation et d’ouverture entre artistes de différentes spécialités. Mon ambition, et je m’y emploie sans relâche à cet effet : faire d’ El Hamra un espace ouvert sur le monde culturel, créant sa communauté. On y travaille beaucoup avec des artistes associés, ce qui est rare. J’espère faire de ce lieu le théâtre de tous les arts.
Comment vit El Hamra ?
Nous sommes éligibles aux dons et aux levées de fonds. 30% de notre budget proviennent de dons internationaux et des levées de fonds, 30% de ceux-ci nous sont versés sous forme de subvention par le ministère de la Culture et 30% du guichet et de la location. Gannoun a donné de la visibilité à ce théâtre et nous poursuivons son travail. Nous travaillons à ce que le business modèle soit pérenne.
Quel projet portez-vous pour El Hamra ?
Je le rêve beaucoup plus grand. Je veux mettre en place une médiathèque, une salle de projection et un espace convivial où les gens pourront s’attabler, manger une soupe ou autre chose. Gannoun attachait beaucoup d’importance à cela. Je veux accueillir plus de productions. Mon projet le plus cher est de créer et d’installer une académie qui portera le nom de Ezzedine Gannoun.
Il s’agit d’une école qui procure un cursus annuel et un diplôme reconnu et qui sera complémentaire au Centre arabo-africain de formation et de recherches théâtrales fondé par Gannoun. Le projet qui fera date sera annoncé le 29 mars. Il s’agit de monter un festival qui sera national entre 2019 et 2021 avant de se donner une envergure internationale. Avec pour principal point d’orgue : décerner un prix Ezzeddine Gannoun de la mise en scène et un prix de dramaturgie.
Le mot de la fin…
Ce théâtre on en vit, on en meurt. Un de mes objectifs est de le rendre éternel. D’utiliser les outils que nous a légués Ezzedine Gannoun pour marquer nous aussi notre empreinte et la transmettre à la nouvelle génération.