Par Mustapha Mezghani, consultant international en digitalisation, politique publique et innovation
Depuis quelques années, de nombreuses voix se sont élevées pour appeler à un nouveau modèle économique pour la Tunisie, pour lequel il y aura plus d’innovation et de valeur ajoutée. Plusieurs propositions ont été faites à droite et à gauche concernant des secteurs porteurs et prometteurs dans lesquels il faudrait investir et que le pays aurait intérêt à développer. Cependant, force est de constater que rien n’a vraiment été fait. Est-ce faute de vision ou de savoir-faire dans un pays à l’origine d’une grande innovation en terme de stratégie de développement dans les années soixante-dix et qui a été largement suivi par la suite par d’autres pays ? Sommes-nous capables d’un nouveau rebond ?
Revenons quarante- cinq ans plus tôt. Au début des années soixante dix. La Tunisie, alors pays dont l’économie est basée sur l’agriculture et les ressources naturelles, adopte un nouveau modèle économique. Sous la houlette de Hédi Nouira, alors Premier ministre. La Tunisie innove dans sa stratégie de développement par l’encouragement des exportations à travers la «loi 72» et par l’impulsion de l’industrie tunisienne à travers un ensemble d’encouragements et d’outils dont un des tout premiers outils de capital risque dans les pays émergents, connu sous le nom de FOPRODI. Celui-ci a permis le développement de grands groupes industriels et touristiques actuellement connus.
Cette innovation dans la stratégie de développement a été nourrie par des choix stratégiques tout aussi innovants, si ce n’est plus, pris par Habib Bourguiba quelques années plus tôt et consistant en la généralisation de l’éducation et l’émancipation de la femme. Ce pari sur l’éducation, jugé audacieux en son temps, a permis à la Tunisie de disposer de ressources humaines de qualité qui ont grandement contribué à la réussite de la Tunisie.
Quelques années plus tard, faute d’évolution et d’amélioration majeure du système économique, la croissance tunisienne s’est essoufflée. Quelques améliorations ont certes été apportées, mais leurs résultats ont été en deçà des besoins et des attentes et leur portée est restée relativement limitée. D’ailleurs, les approches adoptées ont plus concerné des évolutions minimes des secteurs d’activité existants que des changements radicaux comme cela a été le cas dans les années 70.
Différentes approches ont été abordées au cours des deux dernières décennies pour revoir ce modèle économique et plusieurs secteurs et créneaux ont été étudiés pour pouvoir apprécier le fait qu’ils soient porteurs ou pas.
Cependant, la notion de secteur d’activité demeure trop large. Un secteur est composé de plusieurs sous-secteurs différents les uns des autres avec des portées si différentes les unes des autres qu’en définitif la notion de secteur devient vague. Même la notion de créneau porteur a été abordée plus sur la base de sous-secteurs que de créneaux à proprement parler. La notion d’activité innovante ou à forte valeur ajoutée a aussi été abordée dans le sens de secteur en général sans vraiment s’intéresser au fait que la partie qui sera faite en Tunisie est vraiment à forte valeur ajoutée ou innovante ou pas. Ainsi, des secteurs tels que les Technologies de l’information et de la communication, TIC, ou l’aéronautique ont été jugés innovants et à forte valeur ajoutée. Ils le sont, certes, quand le secteur est considéré dans sa globalité.
Cependant, l’activité de codage, mise en avant dans le secteur TIC, et les activités d’assemblage d’avions ou de composants d’avions, les activités de câblage, etc. même si elles sont innovantes, elles génèrent une faible valeur ajoutée. Ces activités créent sûrement des emplois pour les Tunisiens, et Dieu seul sait combien nous en avons besoin. Toutefois, la haute valeur ajoutée n’est toujours pas au rendez-vous, et les exemples de ce genre sont légion. Ces activités pour ces secteurs respectifs s’apparentent aux activités d’assemblage dans la confection qui emploient des batteries d’ouvrières.
Nous n’avons pas encore pu retenir les activités à haute valeur ajoutée en Tunisie alors que nos ressources humaines et notre intelligence partent à l’étranger pour contribuer à ces activités à haute valeur ajoutée.
Aujourd’hui le pays arrive difficilement à retenir ses compétences, on les voit plutôt partir à l’étranger. Plusieurs raisons justifient ce choix : des salaires largement plus élevés, pour moins de tracasseries dans le travail et plus de reconnaissance. Ces compétences sont à la recherche d’un environnement de travail plus adéquat offrant plus de moyens et une qualité de vie meilleure.
Une des approches pour arriver est de se positionner sur un créneau donné, et non sur un sous-secteur, et de développer une batterie d’activités à plus ou moins haute valeur ajoutée, en rapport avec ce créneau et de l’afficher ouvertement.
A titre d’exemple, la Tunisie pourrait afficher ouvertement sa volonté d’ « être le Leader africain de la voiture électrique en 2030 ».
Ceci constitue un objectif à la fois ambitieux, pour un pays comme la Tunisie, tout en étant réaliste et réalisable et tout en étant une activité d’avenir qui repose, en partie, sur des secteurs d’activité conventionnels qui existent en Tunisie. En effet, dans la voiture électrique, il y a certes un moteur électrique qui est quelque chose de relativement nouveau pour la Tunisie, mais cette dernière possède et forme des compétences capables de travailler sur les moteurs électriques, leur fabrication et pourquoi pas leur conception si elles trouvent l’environnement favorable pour le faire.
De plus, la voiture électrique, comme tout autre voiture, fait intervenir des activités de mécanique et de tôlerie sous ses différentes formes, métallique, aluminium, en matériaux composites ou autre. Elle fait aussi intervenir des activités de textile confection ou de cuir, à travers les housses des sièges et de garnissage des panneaux intérieurs des voitures. Mais aussi des activités de câblage automobile, de pneumatique, de roulement, de logiciels embarqués, d’Internet des objets ou IOT, et bien plus que cela. Bref, un ensemble d’activités qui existent aujourd’hui en Tunisie, que nous vendons chacune toute seule, isolée du reste, chacun travaillant sur un créneau donné sans qu’il n’y ait de véritable synergie ou de positionnement important du pays, à part un positionnement prix et une proximité de l’ Europe.
Une stratégie est un tout, c’est la stratégie d’un pays et non d’un gouvernement ou d’un ministère et doit être portée à haut niveau
Un tel objectif annoncé devra être accompagné d’une canalisation des efforts, des politiques et des stratégies des différents secteurs d’activité et ministères dans ce sens. Une telle stratégie ne doit pas être considérée comme la stratégie du ministère de l’Industrie ou même du gouvernement, mais comme « une stratégie pays » qui sera portée et défendue par tout Tunisien et plus particulièrement par le gouvernement en exercice même en cas de changement car ceci est un travail de longue haleine qui se fera sur une décennie au moins. De même, un tel choix stratégique devra être porté par tous les membres du gouvernement en tant que « mandataires chargés de la gestion du pays » pour le compte du Citoyen tunisien.
L’enseignement supérieur, par exemple, assurera les formations nécessaires en conséquence afin de former des compétences qui seraient utiles pour les activités en rapport avec la voiture électrique. En même temps, les budgets de la recherche scientifique seront aussi canalisés dans ce sens afin de permettre un perfectionnement des recherches mais aussi des étudiants et des chercheurs dans les activités concernées de manière à voir les Tunisiens assurer un maximum de publications et de brevets confirmant la position de la Tunisie dans le domaine.
La législation devra aussi être adaptée pour faciliter l’interaction université entreprise et la recherche appliquée. La formation professionnelle, de son côté, fera la promotion des métiers concernés et anticipera sur la formation de compétences dans les activités concernées. La logistique aussi devra suivre afin de faciliter l’importation des intrants nécessaires et l’exportation des produits fabriqués en Tunisie.
Travailler sur un tel objectif et l’annoncer permettra de mettre la Tunisie sur le radar des fabricants de voitures électriques et de leurs équipementiers et les attirera et permettra aussi à la Tunisie de développer des entreprises performantes dans le domaine.