Karim Jouini et Jihed Othmani, cofondateurs d’Expensya
Ils se sont rencontrés sur les bancs de l’université à Toulouse, le premier, Jihed Othmani venant de l’INSAT et Karim Jouini de l’Institut national des sciences appliquées de Toulouse. Une amitié s’est nouée et leurs routes se sont recroisées après que Jihed eut pris le chemin du monde bancaire et Karim les sentiers du logiciel. Ils se doutaient qu’ils allaient sceller leur communauté de destin pour créer en 2014 Expensya, une entreprise de gestion de notes de frais. Ils en ont fait une pépite qui sert aujourd’hui 3000 entreprises dans le monde et qui emploie 50 collaborateurs, 35 en Tunisie et 15 en France. Cette prouesse managériale a de sitôt gagné ses titres de noblesse. Karim vient d’être élu Endeavor Entrepreneur à Dubai. Le Manager s’est entretenu avec Karim Jouini CEO — Fondateur d’Expensya et Jihed Othmani son Co-Founder & CTO, pour nous faire découvrir leur épopée entrepreneuriale.
Quelle est l’activité d’Expensya ?
Jihed : Expensya est une entreprise tunisienne 100% offshore. Il s’agit d’une solution web et mobile qui existe sur les trois plateformes : Android, IOS et Windows. Cette technologie aide les entreprises à digitaliser leur processus de gestion de frais. En Europe, cette tâche est coûteuse et donc contre-productive. Le salarié doit scanner les justificatifs, les saisir sur Excel et les envoyer au manager. Qui de son côté doit les valider et les transmettre au service comptabilité pour une deuxième validation. Ensuite, toutes les informations sont véhiculées dans le logiciel comptable. Avec Expensya, nous automatisons ce processus manuel, qui entraîne un risque de perte de données : il suffit de scanner les factures pour que toutes les étapes soient exécutées en cinq secondes, et ce, grâce aux algorithmes de machines Learning et à un backoffice déployé dans le Cloud. Les entreprises peuvent bénéficier de nos services à travers un abonnement.
Comment l’idée vous est-elle venue ?
Karim : L’idée est venue d’une expérience personnelle. Auparavant, j’étais salarié chez Microsoft, je passais énormément de temps à classer mes notes de frais, une tâche sans réelle valeur ajoutée. C’est ainsi que j’ai commencé à réfléchir à une solution automatisée. Cela a certainement été facilité par mes inclinations entrepreneuriales auxquelles j’ai succombé très tôt. Une de mes fiertés est que, déjà lycéen, j’ai développé un logiciel de gestion des publinets. Une solution à laquelle j’ai également pensé pour éviter les tâches manuelles auxquelles je m’adonnais lors de mon stage dans une publinet. J’ai déployé mes connaissances en programmation pour mettre en place le fameux logiciel qui bloque l’écran. Ma joie a été immense lorsque j’ai découvert que les publinets étaient prêtes à payer 150 DT pour l’acheter. Je me sentais très riche.
Combien de clients avez-vous aujourd’hui ?
Jihed : Nous comptons plus trois mille entreprises clientes sur trente-deux pays, majoritairement des entreprises françaises. Nos clients sont de différentes tailles, notamment des banques françaises telles que la Caisse d’Epargne. Nous en sommes assez fiers, sachant fort bien leur degré d’exigence en termes de confidentialité et de sécurité. Prochainement, nous allons également signer avec notre premier client tunisien, OVH un des leaders mondiaux de l’hébergement.
Quel est votre avantage compétitif ?
Jihed : Nos concurrents sont principalement américains. A titre d’exemple, je citerais Concur et Expensify. Pour ce qui est d’Expensify, la société est très anglophone pour l’instant mais elle va bientôt s’attaquer au marché européen. A côté, il y a le géant américain Concur qui dispose de budgets faramineux et qui existe sur le marché depuis quelques années. Bonne nouvelle : beaucoup de clients préfèrent Expensya parce que la solution est plus simple et plus flexible en termes de coût de mise en place.
Dans quelle phase du cycle de vie Expensya se situe-t-elle aujourd’hui ?
Jihed : Nous sommes dans une phase de croissance. Nous comptons investir davantage le marché international. Nous nous sommes fixé un challenge, celui d’ouvrir dans une année un bureau en Espagne et un autre en Allemagne. Pour ce faire, nous sommes en train d’améliorer la solution. Nous avons déjà commencé à traduire la solution en six nouvelles langues.
Karim : Se développer à l’international exige également la connaissance des spécificités comptables de chaque communauté. Nous comptons évidemment renforcer cette partie expertise en recrutant des experts métiers internationaux et qui maîtrisent les langues étrangères. Il est à noter que la clé essentielle dans l’intelligence artificielle est la quantité de Data. Ainsi, plus l’usage d’Expensya augmente à l’international, plus la solution devient sophistiquée et plus elle reconnaît mieux les factures d’autres pays. En France nous avons un taux de réussite qui avoisine les 84%.
Comment Expensya a-t-elle été financée ?
Karim : Nous avons déjà effectué deux levées de fonds. La première, de l’ordre de 200 mille euros était la plus difficile. Les investisseurs estimaient qu’une entreprise tunisienne œuvrant dans un domaine concurrentiel et sur le B2B était vouée à l’échec. Ce sont alors mes amis, mes anciens collègues ainsi que les proches de Jihed qui sont venus à notre secours. L’Etat français nous a octroyé quelques subventions et nous nous sommes endettés à titre personnel. Nous avons investi cette somme dans l’ouverture du bureau parisien, dans le développement de l’équipe, dans la promotion de notre produit et pour nouer nos premiers partenariats. Pour ce qui est de la deuxième, c’est grâce à des partenaires comme Orange Business Service et le cabinet d’expertise comptable Grant Thornton que nous avons efficacement levé un million d’euros. A l’heure actuelle, nous attaquons la troisième levée de fonds.
L’ancien directeur général d’American Express Marc Clatot a récemment rejoint votre réseau. Qu’est-ce que cela vous fait-il d’avoir une star internationale dans l’équipe ?
Karim : Je dois avouer que c’était inattendu. Au début, il avait postulé pour rejoindre notre équipe et nous avons refusé trois fois. Honnêtement, nous n’avons pas des moyens financiers suffisants pour payer de tels salaires. Il avait ensuite décidé de revoir à la baisse sa proposition parce qu’il a été fasciné par notre entreprise. Il avait connu Expensya dès son démarrage, vu qu’il a fait du consulting en tant qu’expert en voyage d’affaires et en paiement après avoir quitté American Express. Il avait mené alors des études sur Expensya, pour le compte d’un de ses clients qui souhaitait racheter une startup. Au départ, le deal était de travailler ensemble un jour par semaine, mais il était passionné, il s’est impliqué et passait trois jours par semaine avec nous, et ensuite à plein temps. Il a même investi de l’argent. ll nous apporte un zeste de maturité salutaire dans l’équipe.
Quels sont les enseignements que vous avez tirés des erreurs que vous avez commises ?
Karim : Indéniablement, le fait de réaliser le MVP et de lever des fonds le plus tôt possible et de focaliser dès le départ sur la vente. Dans notre cas, nous nous sommes trop centrés sur les spécificités et les options de la solution. Nous voulons apporter des solutions à toutes les problématiques telles que les changements réglementaires, les time-zone…
Si nous devions refaire l’expérience, nous recruterions d’emblée des gens qui ont la capacité de se retrouver en poste de management. L’erreur que nous avons commise est de ne pas nous focaliser dès le début sur la prochaine étape. Quand une startup grandit, on se rend compte de tout ce qu’on aurait dû industrialiser et qui va nécessiter beaucoup d’énergie. Par exemple, on n’a pas mesuré les difficultés lorsqu’on veut recruter cinq personnes par mois, qu’il faut faire cinquante entretiens et examiner 150 CV. Donc il fallait être structuré.
Vous avez remporté le titre d’Endeavor Entrepreneur au 77ème International Selection Panel (ISP) à Dubaï, quels bénéfices avez-vous eus en retour ?
Karim : Les sept étapes de la sélection étaient très bénéfiques pour nous. Ce qui est intéressant c’est qu’à chaque fois que je devais faire un entretien avec quelqu’un du réseau, il nous faisait ressortir certains défauts de l’entreprise ; celui d’après se focalisait sur d’autres défauts. Cela nous a permis d’avoir un feedback, un bon diagnostic de l’entreprise pour pouvoir affiner la stratégie. Le réseau représente une réelle opportunité. Il nous permet de créer un board de qualité composé de personnes du même secteur ou ayant des expériences enrichissantes, ce qui est un grand stimulus pour l’évolution. Ajouté à cela, il participe dans les levées de fonds aux mêmes conditions que les investisseurs.
Comment vous positionnez-vous aujourd’hui par rapport à la polémique de la protection des données personnelles ?
Karim : Nous avons dès le début essayé d’être à la pointe concernant ce sujet au moins au niveau de la formation. Pour ce faire, nous avons participé à maintes reprises à des débats avec des investisseurs et avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés de France. Le but était de se donner une image d’entreprise mature. Les conditions peu favorables marquées par l’absence d’une certification GDPR et d’une loi française relative à la protection des données personnelles ont représenté un handicap. Le Conseil d’Etat, notons-le, a rejeté cette loi fin Janvier. A présent, il l’a promise pour fin mars avec un deadline fixé pour le 25 mai 2018. Le problème de cette directive pour un acteur comme nous, en phase de développement à l’international, est l’impératif de la compréhension de la GDPR allemande, anglaise, espagnole et française. Dans des appels d’offres, nous étions obligés de signer, noir sur blanc, que nous sommes compatibles.
La GDPR tourne autour des données personnelles des citoyens européens et elle simplifie en réalité la vie des entreprises, et ce, pour les changements qu’elle apporte. Le client devient responsable de la sécurité des données personnelles de ses salariés. Il est lui-même sanctionné en cas de fuite. Les pénalités sont réelles : 4% sur le chiffre d’affaires ou 20 millions de dollars. Mais, l’obligation de déclaratif est supprimée.