Rania Mechergui, lauréate du secteur de l’Artisanat / Prix STUSID
Ce n’est pas facile d’emprunter le chemin de l’entrepreneuriat, encore plus si ceci nécessiterait de parcourir des montagnes, de changer la culture de toute une région et de s’aventurer seule avec un business modèle pour le moins original. Mais Rania Mechergui n’a pas hésité à faire ce dont elle a toujours rêvé : prouver au monde le potentiel de sa région. Fondatrice de Kolna Herfa, entreprise sociale et solidaire. Interview.
Pour Kolna Herfa, vous avez opté pour une entreprise sociale et solidaire. Curieux choix ! Pouvez-vous nous en parler davantage ?
Originaire de Ain Draham, et native de cette région, j’ai effectué mes études supérieures à la faculté des Sciences de Tunis. Et tout au long de mon cursus, j’ai toujours tenté de me rapprocher au mieux de ma région et de valoriser son potentiel. Au point que mon Projet de fin d’études a porté sur le balisage des circuits touristiques dans la région du Nord-Ouest. Quant à ma passion pour les randonnées, elle m’a conduite à découvrir le potentiel dont regorge ma région natale en termes de richesses naturelles, culturelles et humaines.
Ma région est mon inspiration. En parallèle de mon Master, j’ai amorcé le lancement d’un projet qui n’est pas afférent au monde du capitalisme. Et comme le hasard fait souvent bien les choses, j’ai découvert le Laboratoire de l’économie sociale et solidaire (Lab’Ess) … sur Facebook ! Il s’agit d’une association qui prend en charge des jeunes porteurs de projets à travers l’incubation et la formation.
Dans le même sillage, j’ai réussi à bénéficier d’un fonds pour baliser des circuits éco-touristiques au nombre de trois. Nous y avons intégré des femmes artisanes ainsi que des familles appartenant à la population locale.
Jusqu’ici tout à l’air de bien se dérouler pour vous et tenir lieu de signes annonciateurs de réussite. La suite comment a-t-elle été ?
Un peu dans le même sens, j’ai appris l’existence de l’association Kolna Tounes, qui travaillait sur la valorisation de l’artisanat dans la région du Nord-Ouest. Ainsi, ai-je pris contact avec l’association en proposant d’y être mise à contribution. De là est donc née Kolna Herfa, d’abord sous forme d’association regroupant des femmes artisanes débouchant, ensuite, sur une entreprise sociale.
Est-ce à partir de ce moment là que vous aviez rencontré des difficultés ?
Tout à fait ! La plus grande difficulté était de convaincre les artisanes de collaborer avec nous. Et ce n’est pas de leur faute ! Ces dames, qui ont appris le métier de leur mère et grand-mère, ont de mauvais souvenirs des coopératives et des associations qui, après de belles paroles, ont fini par les lâcher.
Pour les convaincre d’adhérer à Kolna Herfa, nous avons essayé une nouvelle approche : nous leur avons proposé d’être des associées à part entière — et non pas de simples employées. Loin d’être terminée, notre mission se poursuit encore aujourd’hui; C’est un travail de longue haleine.
Avez-vous entretenu des actions en particulier pour convaincre les artisanes de se joindre à votre projet ?
Oui. D’abord nous avons consacré le principe de vente directe (du producteur au consommateur), avec partage des bénéfices à raison de 80% pour les artisanes et 20% pour l’entreprise. Nous avons même distribuer la matière première, achetée par nos propres moyens, aux artisanes tout en leur offrant des bourses d’encouragement grâce au financement de l’Organisation internationale de l’immigration.
Ce n’était pas facile : alors qu’au départ elles étaient 30 femmes à manifester leur intérêt, seules 9 ont finalement franchi le pas pour devenir des associées. Et ça nous a pris deux ans de travail continu ! Cependant, le jeu en vaut la peine, car grâce à notre entreprise, les produits artisanaux sont aujourd’hui plus connus et attirent des curieux et des intéressés pour visiter notre région. Nous avons créé un tourisme d’un type nouveau basé sur tout un concept et non pas une simple boutique d’artisanat.
En ce qui concerne les artisanes, comment faites-vous pour les rencontrer ? Est-ce que vous leur commandez les produits ou ce sont elles qui décident quel article fabriquer ?
Rappelez-vous, je suis native de la région et du coup, je connais déjà plusieurs artisanes. En outre, grâce à mes randonnées, j’ai pu en identifier d’autres qui habitent dans des zones très difficiles d’accès. Quant aux femmes des régions de Siliana et du Kef, nous les avons contactées, notamment à travers les délégations, les groupements agricoles, ainsi que les municipalités. Après quoi nous procédons à une sélection. Par exemple, les artisanes du Kef ont déjà leur circuit de distribution à travers des associations ou des foires, contrairement aux artisanes de Sakiet Sidi Youssef où nous intervenons.
Et comment avez-vous pénétré le marché dans le but de commercialiser vos produits ?
C’est à ce niveau qu’apparaît également une difficulté de taille. Car la commercialisation des produits artisanaux en Tunisie n’est pas une tâche aisée. Nous disposons de la Foire du Kram qui est biannuelle mais qui n’est pas très efficace. Nous nous sommes alors orientés vers des expositions organisées par des associations dans différentes régions telles que Tunis, Sousse et Hammamet. Nous avons, de même, fait appel au réseau social Facebook, sur lequel, nous avons beaucoup investi sur l’image du produit artisanal tunisien. Nous avons également participé à des expositions à l’étranger (France, Maroc, Algérie) et même obtenu le prix de l’Emploi vert au Canada. Pour ma part, et étant la gérante de la société, et ayant accès à des moyens de communication, je n’ai pas lésiné sur les efforts pour faire connaître le produit Kolna Herfa, produit fait main et de haute qualité. Et de surcroît, caractérisé par l’aspect social.
Et en ce qui concerne votre chiffre d’affaires, quelle est la provenance de la plus grande part ?
Difficile à dire. Il arrive qu’au cours de nos participations à des expositions, nous ne générons aucun chiffre d’affaires. Cependant, nous réussissons à construire une image positive du produit qui attire les gens qui achètent directement auprès des artisanes. Certes, nous ne dégageons pas un chiffre d’affaires important mais nous avons créé un vrai label de qualité.
Et maintenant, qu’en est-il de la position des femmes artisanes sceptiques d’intégrer le projet au début ? Ont-elles changé d’avis et sont elles confortées dans l’idée de devoir intégrer l’entreprise sociale ?
Effectivement ! Les femmes artisanes sont devenues beaucoup plus confiantes et leur mentalité a changé. Récemment, nous avons organisé une session de formation pour les femmes de Sakiet Sidi Youssef, et à la surprise générale : les conjoints et enfants de ces femmes ont eux aussi pris part à la session de formation en design et création de maquettes. Et lorsque je vois ce tableau, je ne peux qu’en être très heureuse, cela représente pour moi et toute l’équipe un véritable exploit.
D’ailleurs, laissez-moi vous raconter une petite histoire : une fois nous avons pris contact avec une femme artisane de Ain Draham qui a refusé catégoriquement les gens que je lui ramenais pour lui acheter ses produits. Aujourd’hui, elle accueille des groupes de 30 personnes, se fait accompagner et épauler par son mari et elle leur prépare même des repas. Je trouve que c’est ainsi que peu à peu on réussit à faire changer les mentalités.
Une dernière précision concernant les formations que vous organisez.
Nous organisons des sessions de formation en initiation à la photographie avec des appareils photos et des téléphones, afin de les imprégner de la vision artistique ; des ateliers de formation en design avec des créateurs et des designers, la communication sur le produit, et l’initiation à l’écotourisme, sachant que les femmes artisanes avec qui nous traitons sont dans leur majorité âgées entre 45 et 60 ans. A l’heure où d’autres dans leur zone de confort se préparent à la retraite.