Commentant le classement de deux universités tunisiennes dans des rankings internationaux, Kaïs Mabrouk, cofondateur de la Fédération nationale de l’enseignement supérieur privé (FNESP-UTICA), dresse un état des lieux assorti de recommandations urgentes si la Tunisie veut devenir une Academic Nation: assainir et restructurer l’organisation de l’enseignement supérieur, soutenir des cursus totalement en anglais, créer des liens forts avec l’Afrique francophone, accorder plus d’autonomie aux universités privées et publiques…
C’est le saint Graal, la Ligue des champions, car seules les meilleures institutions universitaires du monde peuvent prétendre figurer sur ces rankings. Il ne s’agit pas seulement de performance académique alors que le classement tient compte du nombre de prix Nobel et de médailles Fields (son équivalent mathématique) remportés par les anciens élèves et les chercheurs, le nombre de chercheurs les plus cités, les articles publiés et indexés dans les meilleures revues scientifiques internationales.
Très hautes performances exigées
Pourtant, l’université de Sousse vient d’être classée dans le top 10 des universités africaines par le QS World University Ranking (une première pour Sousse) alors que l’université Tunis El Manar occupe la première place dans le classement US News & World Report’s Rankings et le Times Higher Education. Quelle en est la signification dans ce contexte de très haute performance et quelle différence entre les deux classements? « Chaque classement utilise quasiment les même données: nombre d’étudiants, corps enseignant, nombre de publications scientifiques, nombre de prix Nobel, taux d’insertion professionnelle des étudiants au bout de six mois/un an », répond Kaïs Mabrouk, cofondateur de la Fédération nationale de l’enseignement supérieur privé, enseignant-chercheur, ingénieur, conseiller.
Il décrit ainsi un domaine dominé par les trois classements internationaux les plus renommés qui comparent un millier d’institutions universitaires: Times Higher Education World University Rankings, QS World University Rankings, Shanghai Jiao Tong Academic Rankings.
Ce qui nous mène à la question des différences. C’est un peu compliqué: « Les universités doivent d’abord partager leurs données pour être classées. Pour le classement PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves, ensemble d’études menées par l’OCDE pour mesurer les performances des systèmes éducatifs), la Tunisie a décidé de ne plus être classée et a demandé de ne plus être citée par cet organisme. QS World a demandé aux universités de participer au classement et il semble qu’il n’y eut pas d’engouement de notre part. En vérité, on n’était pas très actif dans le classement des universités publiques à l’époque. C’est un tort, car il ne faut pas oublier que c’est le classement de Shanghai qui a fait ressortir les universités de Shanghai ». Un message à glisser à l’oreille de notre Instance nationale de l’évaluation, de l’assurance-qualité et de l’accréditation (IEAQA) dont la mission est de soutenir les institutions universitaires publiques et privées pour développer une culture de la qualité suscitant la confiance internationale et dont l’objectif est d’initier une présence universitaire tunisienne à l’extérieur.
«La Tunisie est une Academic Nation et feu Habib Bourguiba avait été l’un des premiers à créer une ligne de crédit auprès de la Banque mondiale pour l’éducation et le premier à ouvrir nos universités aux étudiants subsahariens depuis 1960, à peine trois ans après la création de la République».
Le modèle du cluster, de préférence anglophone
Et, comme rien ne vaut que par comparaison, il fallait se demander pourquoi les universités égyptiennes sont mieux classées en Afrique du Nord que les nôtres alors que les ingénieurs, avocats, médecins tunisiens sont renommés à l’étranger. Selon Mabrouk, l’Egypte, qui est plutôt considérée africaine et moyen-orientale, bénéficie de deux avantages: elle a une université américaine très développée (et classée comme université américaine sur territoire africain) avec un budget et une formation à l’américaine. Ensuite, l’Egypte fait partie de la culture anglo-saxonne des très grandes universités accueillant 150 000 étudiants (une petite université en Egypte en accueillerait 20 000).
« Cela implique un corps enseignant considérable et un nombre élevé de publications et de diplômés, comme les universités sud-africaines. Quant à la Tunisie, elle s’inscrit dans une dynamique francophone: des universités à taille humaine et peu de publications. D’ailleurs, il faudrait créer une marque qui regrouperait l’ensemble des universités et qui serait semblable à la Sorbonne ou au cluster Paris-Saclay (pôle d’excellence se voulant l’égal de la Silicon Valley ou Cambridge) où la France se retrouverait, en l’espace de 5-7 ans, dans le top 100 des universités dans le monde. Le Maroc a aussi rejoint cette dynamique en créant l’université Mohamed VI qui rassemble des forces publiques et privées pour apparaître à l’international dans les 20 ans à venir », commente notre interlocuteur en mettant ainsi le doigt sur l’implication nécessaire des universités privées dans la quête au ranking.
Malheureusement, il estime que les universités privées tunisiennes ne sont pas assez matures pour apparaître dans ces classements qui font la réputation des universités dans le monde depuis plus de 20 ans: «Les universités privées vivent une mutation féroce à haute cadence, des changements dans la ‘consommation’ des services de l’enseignement supérieur par les étudiants, des changements structurels… sans disposer de départements de Recherche, car les opérateurs privés ne voient pas l’intérêt d’investir dans des activités liées à la recherche scientifique alors qu’aucune incitation n’est déployée par l’Etat pour encourager les établissements privés à s’y investir. Ce n’est rien de moins qu’une aberration».
Un hub africain?
Dans ces conditions, la Tunisie peut-elle prétendre devenir un hub africain d’enseignement supérieur? Kaïs Mabrouk se veut positif: «Nous avons des atouts que personne ne peut nous enlever. Cela fait 1432 ans que la Tunisie délivre des diplômes pour le monde. Nous avons en La Zitouna la plus ancienne université en cours d’activité 737 ap.J.-C. et qui a donné naissance à l’université El Karawiyine en l’an 835. C’est également un Tunisien de Mahdia qui a fondé Le Caire et l’université Al Azhar en l’an 937. Ce sont les trois plus anciennes universités en cours d’activité au monde. La Tunisie est une Academic Nation et feu Habib Bourguiba avait été l’un des premiers à créer une ligne de crédit auprès de la Banque mondiale pour l’éducation et le premier à ouvrir nos universités aux étudiants subsahariens depuis 1960, à peine trois ans après la création de la République. Ces éléments font la légitimité du classement des universités de Sousse et El Manar».
Seulement, le pourcentage du PIB dédié à la recherche est ridicule. La gestion du recrutement, des congés, des vacations, de la mutation, de la migration d’enseignants est chaotique. Depuis six à sept ans, l’enseignement supérieur tunisien ne se renouvelle pas. Nous avons 11 000 à 12 000 docteurs au chômage. Deux campagnes de recrutement se sont révélées sans issue, aucun docteur n’ayant participé à ces concours et n’ayant eu de nouvelles de ces concours. Beaucoup de talents quittent la fonction publique pour créer leur entreprise ou partir à l’étranger.
Un état des lieux que Kaïs Mabrouk accompagne de quelques recommandations urgentes:
– Assainir et restructurer l’organisation de l’enseignement supérieur;
– activer l’initiative de loi permettant aux étudiants étrangers de s’inscrire hors quota;
– soutenir des cursus totalement en anglais;
– créer des liens forts avec l’Afrique francophone;
– accorder plus d’autonomie aux universités privées et publiques.
C’est certainement pour contribuer à hisser les universités de Tunisie et d’Afrique à un niveau international qu’il a créé Ramsess (Réseau africain pour la mobilité scientifique des étudiants Sud-Sud), première initiative privée du genre. Inspiré d’Erasmus, Ramsess vise à donner aux jeunes la possibilité d’effectuer un échange académique pour renforcer leurs connaissances, leurs compétences et leur employabilité. L’ambition? Lancer 15 000 étudiants africains sur la voie de l’excellence.