Lorsqu’on parle d’Intelligence artificielle, de startups et d’innovation, la Tunisie n’est pas le premier exemple qui vient en tête. Pourtant, la Tunisie a une ressource précieuse : ses compétences.
Selma Turki, Executive director AI solutions leader chez EY EMEIA, dresse un tableau global de la place de l’intelligence artificielle dans le monde. Elle axe son intervention sur les chiffres. Elle commence par la situation des USA, 1er pays en IA et en startup. “En 2020, le gouvernement américain a dépensé 4,5 milliards dans l’intelligence artificielle. Entre 2012 et 2018, ils ont dépensé 20 fois plus dans l’IA que toute l’Europe réunie.”
Les USA, leaders incontestés
L’Europe est derrière les USA, malgré la mise à disposition de “fonds propres pour que les pays de l’UE puissent mettre en place des solutions et des stratégies sur l’IA, comme Malte ou l’Estonie”.
En termes de résultats : “46% des investissements engrangés par les USA autour de l’IA viennent du monde entier. 38% sont engrangés par la Chine. L’Europe n’a récupéré que 8% des investissements”. La raison est simple: “18 des 25 clusters de recherche sur l’IA se trouvent aujourd’hui aux USA. 4 sur 25 sont en Chine. 3 sont à Londres”. En termes de fuite des cerveaux, les USA absorbent les doctorants américains : “62% des diplômés en PhD sont absorbés par les GAFA.” Les USA cherchent à être à la pointe de l’innovation : “Quand un nouvel algorithme est développé, toutes les entreprises se demandent comment appliquer cet algorithme”.
Et l’Europe ? Et l’Afrique ?
Les raisons de la place de l’Europe en IA sont nombreuses. Il y a un paradoxe entre le nombre de diplômés et le peu d’application pratique : “L’Europe reste trop théorique. Ils sortent énormément de chercheurs (le double des États-Unis) mais ils restent trop sur le papier”. Également, la législation européenne est plus rigide pour l’IA qu’aux USA : “L’Europe utilise énormément de contraintes et de framework. Une politique européenne a vu le jour. Les règles et régulations sont strictes. Ceux qui n’adhèrent pas à cet accord-cadre autour du Trusted AI, Ethical AI, à partir de 2022 vont commencer à avoir des amendes, qui sont de l’ordre de dizaines de millions d’euros. Donc toutes les startups qui travaillent avec l’AI vont devoir adhérer à ces règles.”
Turki est lucide sur la place de l’Europe et de l’Afrique : “Il est peu probable que l’Europe ou l’Afrique créent le prochain Google, Azur ou Facebook.” Il vaut mieux envisager une autre stratégie, en exploitant ce qui existe déjà : “L’avenir est dans le développement applicatif qui fait utiliser ces infrastructures en e-santé ou dans le développement des vaccins.”
Elle salue le succès de Pfizer BioNTech et l’importance du rôle de l’IA dans la recherche : “Tout le monde connaît les vaccins à base d’ARN messager. Si l’IA ou la force de computation n’étaient pas disponibles, les cycles de vie de 10 ans n’auraient jamais pu être réduits à un an ou 18 mois.”
Seule une petite poignée de pays européens seraient prêts à intégrer l’IA selon McKinsey : “Selon une étude de McKinsey, seuls 9 pays sont prêts pour l’IA, notamment en UE : Belgique, Hollande, Luxembourg, Estonie, Irlande, pays nordiques. Les raisons sont leur infrastructure numérique (cloud), la population hautement qualifiée, les politiques gouvernementales nécessaires pour prendre la tête du peloton en UE.”
La Tunisie, un pays pauvre qui est riche en compétences
Turki montre l’importance des compétences tunisiennes dans l’avancée vers l’IA : “En ce qui concerne la Tunisie, nous avons au moins les compétences. L’UNESCO a sorti une étude qui met la Tunisie en tête par rapport au nombre de diplômés dans le monde du STEM (Science, technology, engineering, mathematics) avec 43% de diplômés. Ensuite vient l’Allemagne avec 35% et l’Inde avec 31%. Il y a donc du potentiel et des capacités. Quand on parle d’IA, ce sont des mathématiciens. Quand on parle de data analyst et de data scientist, ce sont des férus de mathématiques.” Mais souvent, la fuite des cerveaux les absorbe : “Ils vont profiter à d’autres pays malheureusement, qui sont bien contents de les avoir. De la main d’œuvre qualifiée, parfois surqualifiée qui ne leur ont rien coûté, et souvent à rabais.”
C’est pour cela qu’il faut encourager les startups. “Les jeunes sont assoiffés de création et d’innovation. Ils créent leur startup. À travers le startup act, il y a 500 startups répertoriées. Chez EY, nous avons un centre qui ne fait que ça : se concentrer sur les startups. L’idée est de les accompagner et de les aider à créer et innover avec l’entreprise privée.”
Il est important de mettre en place un environnement favorable pour les startups, afin qu’elles n’aillent pas s’installer à l’étranger : “D’ici 5 ans, la plupart des organisations utiliseront des solutions à base d’IA ou d’intelligence cognitive. Ces solutions-là auront probablement été développées par une startup tunisienne qui n’aura pas eu sa chance ici.”
Les applications de l’IA pour les banques et la santé sont utiles et accessibles à la création de projets 100% tunisiens. “Le cœur du développement bancaire, ce sont les applications : le service au citoyen, le service e-bancaire, le service e-health. Il n’aurait pas été possible de transmettre les informations à cette vitesse s’il n’y avait pas eu de digitalisation qui permette la prise de rendez-vous et le follow-up. D’ailleurs, le 1er juillet, l’UE s’est mis d’accord pour avoir le passeport sanitaire mis à disposition grâce à cette digitalisation accélérée.”
Rester prudent sur la sécurité
Avec le développement de l’IA, du cloud computing, la sécurité devient un enjeu majeur. “Pour le computing power et toute la partie cloud, il va falloir des experts. Même s’il y a des experts et que l’on développe des applications, le jour où les applications buggent, comment peut-on protéger et récupérer les informations stockées ? Avons-nous les compétences pour supporter l’infrastructure de ces mondes complètement virtualisés qui sont très complexes ? Nous avons besoin de cette maîtrise. La Tunisie produit ce genre de profil.”
Le lien entre cybersécurité, confiance et AI est un lien fragile, à construire et à préserver. “Aujourd’hui, toute la partie cyber, trust, trusted AI, c’est devenu un sujet au cœur de la plupart des entreprises avec lesquelles je suis impliquée. Ils veulent être rassurés par rapport à leurs modèles de développement.”
Donc la Tunisie a le potentiel pour se développer. Au cours de ce développement, les entrepreneurs et chercheurs doivent garder en tête la sécurité et la confiance.