Le développement des technologies de l’IA reposant sur le traitement des données pourrait constituer non seulement un levier de compétitivité majeur mais aussi une solution face à la fuite des cerveaux en Tunisie. Badr Boussabat, expert en Intelligence Artificielle (IA), conférencier et auteur du livre « L’intelligence artificielle, notre meilleur espoir » à l’édition Broché, nous parle de l’impact du déploiement de l’IA sur le marché du travail. Il met aussi l’accent sur le rôle de la donnée en tant que richesse dans l’émergence d’une économie pleinement cognitive.
En Tunisie, la crise sanitaire a mis à nu le développement des secteurs à fort contenu technologique. Qu’en pensez-vous ?
Comme plusieurs pays, la Tunisie a accéléré son développement numérique et son approche de l’IA. Ceci n’est pas étonnant sachant la qualité extraordinaire des compétences tunisiennes dans ces secteurs. Les entrepreneurs qui travaillent et collaborent avec les professionnels du secteur seront les premiers à le certifier. À titre d’illustration, la Tunisie a pu développer des IA capables de détecter les symptômes du coronavirus. Effectivement, ceci s’explique par deux facteurs. D’une part, la disposition d’une réserve de compétences favorables au développement de l’intelligence artificielle. D’autre part, l’existence d’une collaboration de plus en plus aiguisée entre les secteurs privé et public. Ce qui constitue une condition sine qua non pour distribuer plus largement les bienfaits de l’intelligence artificielle à travers la population.
L’intelligence artificielle est-elle une menace ou un tremplin pour l’emploi ?
L’intelligence artificielle constitue une donnée très positive pour l’emploi. En effet, elle augmentera d’abord l’automatisation des tâches qui sont bien souvent pénibles et dangereuses pour la santé mentale de l’individu. Depuis le début de l’humanité, nous constatons une tendance implacable. La pénibilité du travail décroît à travers les siècles. Elle subit même une accélération avec le développement du numérique et de l’IA. Par conséquent, l’automatisation croissante des tâches grâce à l’IA permet de dégager une valeur ajoutée économique plus considérable. Ce rendement positif pourrait être alloué à un investissement plus important dans la relance économique. C’est ce que nous appelons une dynamique vertueuse. Toutefois, ce développement n’est durable que si des moyens importants sont investis dans la formation et la reconversion. Il est essentiel de soutenir les emplois précarisés afin de n’exclure personne de la dimension économique positive qu’offre le développement par l’intelligence artificielle. J’ai d’ailleurs évoqué sur un plateau de télévision belge, récemment, l’idée d’un revenu universel par la donnée. C’est une idée sur laquelle je travaille et qui me convainc chaque jour davantage. Pour ma part, je pense que le revenu universel par la donnée peut devenir une mesure politique majeure dans les 10-20 prochaines années, si nous créons le bon cadre de sa mise en place.
Pourriez-vous nous en dire plus sur la notion du revenu universel par la donnée ?
Le concept de revenu universel par la donnée que je propose est un revenu inconditionnel qui n’est pas financé sur base d’un capital financier, mais sur base d’un capital par la donnée. En effet, le nouveau modèle économique du futur sera pleinement cognitif et la donnée devient de plus en plus la matière première dans le financement de projets liés à l’IA. C’est ce qu’a initié, par exemple, Amazon en offrant 10 dollars à ses consommateurs prime en échange de leurs données de navigation. Ce qui est intéressant avec la donnée, contrairement à la monnaie, c’est que nous en créons toutes et tous. De plus, tant le volume que la valeur augmentent chaque jour. En effet, les entreprises qui orientent leurs stratégies autour de l’IA nécessitent les données du consommateur continuellement et ces données constituent, par conséquent, un financement de projet pour l’entreprise en question. À partir de ce constat, il y a un espoir de générer une richesse plus importante, intrinsèquement distributive, qui peut donc bénéficier à la totalité de la population.
Qu’en est-il des enjeux de la mise en place de ce concept ?
Pour aboutir à établir concrètement cette idée, le défi majeur serait de valoriser la donnée. Autrement dit, de lui donner une valeur ou un prix. Heureusement, il n’est pas impossible de parvenir à cela car dans le secteur financier, des instruments financiers déjà très complexes sont valorisés avec des méthodes communément admises. Par conséquent, un projet de revenu universel par la donnée pourrait émerger comme étant une idée bien plus réaliste et efficace dans son financement que le revenu universel par la monnaie. Ce dernier suscitant des critiques exclusivement dans sa concrétisation. La monnaie est limitée d’où les inégalités et la pauvreté. Or, la donnée est infinie et à la portée de toutes et tous. Par conséquent, il y a donc un espoir d’améliorer les conditions socio-économiques de manière radicale, si nous nous y attelons.
Le déploiement des technologies de l’IA s’accentue grâce à l’augmentation exponentielle du volume de données à gérer. Quel est l’impact sur le marché du travail ?
L’intelligence artificielle va soutenir tant le recruteur que le demandeur d’emploi. Pour le premier, elle permettra de constituer les critères de performance que l’entreprise aura établis dans l’algorithme de l’IA et, in fine, sélectionner les profils qui seraient les plus adéquats. Pour le second, l’IA permettra de le mettre davantage en évidence auprès de l’entreprise recruteuse. L’assistant vocal du futur permettra probablement d’améliorer considérablement la qualité d’une demande d’emploi. En fonction des caractéristiques du demandeur, une simple question vocale dirigera le demandeur directement vers les offres qui lui correspondent. Ce qui renvoie à une efficacité dans la recherche qui excède les recherches chronophages sur Google par exemple.
Dans quelle mesure la fuite des cerveaux pourrait-elle impacter la transformation digitale en Tunisie ?
La fuite des cerveaux peut constituer un obstacle pour le développement numérique et de l’IA en Tunisie. C’est pourquoi la collaboration entre le privé et le public doit gagner en importance afin de proposer aux jeunes talents des perspectives de carrière qui valorisent justement leurs apports dans le développement de l’économie. Il n’y a pas de meilleure stratégie que celle d’unir les forces. Des économies comme celle de la Corée du Sud le prouvent depuis déjà quelques décennies. Dans un capitalisme cognitif qui émerge de manière plus concrète chaque jour, il est primordial d’établir une stratégie de long terme qui conjugue les faveurs du secteur public avec les compétences et ambitions du secteur privé. Cette formule tactique qui semble être dénaturée et oubliée depuis tant d’années devra être la norme de demain, si nous désirons permettre à l’intelligence artificielle de profiter à toutes et tous. Sans exclusion aucune. C’est le défi positif de la décennie.