Francis Fukuyama, Center on Democracy, Development and the Rule of Law
Que pensez-vous de la situation en Tunisie?
Je dirais que la Tunisie passe par plusieurs difficultés pour relancer son économie et accélérer la création d’emplois. A mon avis, le pays est confronté aux mêmes problèmes qu’en France: une régulation gouvernementale excessive et un marché du travail qui n’est pas assez flexible.
De plus, les syndicats détiennent un pouvoir énorme leur permettant de bloquer toute décision qui ne leur convient pas. J’ai constaté également qu’il y a un manque de confiance entre les syndicats, le gouvernement et les employeurs. Cela dit, le secteur privé tunisien est encore assez fragile, les grandes entreprises prospères sont rares et la barrière à l’entrée pour les entrepreneurs est très haute. La transition démocratique ne se résume pas à des élections démocratiques, il faudrait renforcer le rôle de l’Etat à travers des institutions de meilleures qualité, ce qui est plus difficile.
Autant d’éléments qui représentent des faiblesses qui ne font que ralentir la croissance économique.
Pensez-vous qu’augmenter aujourd’hui l’impôt sur les sociétés serait une solution adéquate sachant fort bien que la tendance mondiale est de réduire ces taxes?
Il est vrai qu’aux États-Unis les taxes ont été baissées avec les dernières réformes, pour passer de 35 à 21%, mais pendant de longues années, les USA avaient taxé les sociétés au-dessus de la moyenne des pays riches. À mon avis, il faut considérer ces hausses dans leur contexte. Par ailleurs, plusieurs mesures nécessaires pour relancer l’économie tunisienne ne seront pas populaires dans le court terme. C’est au gouvernement de mieux expliquer leur utilité et de créer le soutien nécessaire autour d’elles.
Selon vous, quels sont les fondements d’une démocratie ?
De mon point de vue, je pense qu’une démocratie repose d’abord, sur la mise en place d’un Etat moderne, à égal distance de tous les citoyens et qui arrive à maîtriser la corruption. Ensuite, vient l’application de la loi et le respect des procédures par tous les citoyens. Enfin, il y a lieu de citer la redevabilité démocratique, c’est à dire la tenue des élections, qui est l’élément le plus facile dans un processus démocratique.
Dans une économie émergente, que devrait-être le rôle de l’État: patron ou gestionnaire ?
Le gouvernement doit assurer le respect des lois, notamment celles portant sur la protection de la propriété, et l’exécution des contrats. Il s’agit des fondements de l’activité économique sans lesquelles il n’y ni investissements ni échanges commerciaux. Le gouvernement doit aussi garantir la stabilité politique, mettre en place l’infrastructure adéquate et fournir les services de base tels que la santé, l’éducation, etc. Le gouvernement doit également jouer un rôle régulateur, mais sans que cela donne naissance à une régulation excessive qui risque de ralentir l’activité économique.
Y a-t-il une relation entre le système politique et la croissance économique?
Il y a certainement une relation, mais elle est très complexe à appréhender. De fait, certains pays démocratiques ont connu une grande croissance alors que d’autres ont échoué. C’est aussi le cas avec les régimes autoritaires. Si l’État n’a pas la capacité de fournir les services de base que je viens de citer, peu importe le degré de démocratisation du régime, car il n’y aura certainement pas de croissance. Ceci est d’autant plus vrai dans les pays en voie de développement. Les démocraties ont cependant l’avantage d’une plus grande stabilité sur le long terme.
Aujourd’hui, l’Etat doit entreprendre des réformes douloureuses, toutefois, depuis la révolution l’Etat fait face à des tensions sociales. Devrait-il adopter une pédagogie particulière?
Les gouvernements ne sont généralement pas de bons pédagogues quand il s’agit d’expliquer les compromis entre les conséquences de court terme et les bienfaits de long terme de leurs politiques.
D’après ce que j’ai vu, la Tunisie dispose de politiques sociales développées qui ressemblent à ceux de pays riches comme la France ou la Suède. Certes, tout le monde aimerait bien avoir une meilleure sécurité sociale, mais la Tunisie est un pays pauvre qui ne peut pas se permettre certaines de ces politiques trop accommodantes. C’est au gouvernement de penser à la viabilité de ces mesures sur le long terme. À mon avis, il faut que le développement des politiques sociales d’un pays soit conforme au niveau de l’industrialisation et des revenus, etc.
Il faut faire attention sur ce point car plusieurs pays européens avaient le même niveau de sophistication du système de sécurité sociale que la Tunisie avec des moyens comparables et qui ont vécu des crises à long terme. La tâche du gouvernement est de faire comprendre que ces politiques sociales ne doivent pas limiter la croissance économique car c’est cette croissance qui va en fin de compte permettre de créer la société à laquelle aspirent les Tunisiens.
Vous avez cité dans l’un de vos articles que les pays qui atteignent les 6000 dollars de PIB per capita deviennent plus sensibles aux valeurs démocratiques. Pensez-vous que la Tunisie est dans ce cas?
Non, la Tunisie a besoin d’être un pays encore plus riche pour s’assurer que la démocratie soit bien enracinée. Et même pour les pays riches, aucune garantie n’existe pour contrer les dérives autoritaires. Regardez ce qui se passe par exemple aux États-Unis où plusieurs de nos institutions démocratiques sont menacées à cause de la montée du populisme. Je pense que cette montée rapide du populisme est due partiellement à la montée de la globalisation et aux grands changements économiques et sociaux qui en ont découlé. Une grande partie de la croissance ainsi créée n’a pas été distribuée de façon équitable. De plus, les emplois de la classe moyenne dans les pays riches ont été délocalisés dans les pays pauvres. Cela a créé une grande tension au niveau politique. Il faudra se doter de plus de flexibilité pour pouvoir gérer ce processus.
Selon vous, quelles sont les mesures les plus urgentes pour la Tunisie?
Il faut commencer par mettre en place les politiques et les structures qui vont créer de la croissance. Il s’agit de renforcer l’application de la loi, de réduire la corruption, de libéraliser encore plus de secteurs et de rendre plus flexible le marché de l’emploi. Cela ressemble à l’agenda de Macron pour la France, sauf que la Tunisie n’a pas les moyens nécessaires pour soutenir ses politiques sociales.
Le mot de la fin?
Je pense que pour asseoir une démocratie il faut bien plus que des votes et des élections. La croissance économique et la créations des emplois sont indispensables. Plusieurs nouvelles démocraties échouent de ce fait. La réussite de l’expérience tunisienne est tributaire de la réussite du gouvernement à pouvoir réaliser de la croissance et à renforcer les institutions.