“Propagation, contamination, traumatisme, c’est comme si chaque jour au réveil, nous sommes les acteurs d’un des plans séquences qui n’en finit pas, du film “Contagion” de Steven Soderbergh, sorti en 2011”, c’est ce que nous a confié Riadh Ben Rejeb pour décrire notre quotidien durant cette période de pandémie de la Covid-19.
Professeur de psychopathologie clinique, chercheur à la faculté des sciences humaines et sociales de Tunis et membre de la société psychanalytique de Paris, nous sommes allés à la rencontre de Riadh Ben Rejeb. Dans cet entretien, il nous révèle sa perception de la Covid-19 sur la santé psychologique des Tunisiens. Interview.
De part votre regard en tant que psychologue clinicien, comment percevez-vous aujourd’hui la situation générale post-covid ?
Je dirai que personne n’est immunisé contre la peur, cette dernière décennie fut réellement anxiogène en Tunisie, car nous avons été réellement exposés à deux types de virus. Le premier est “la radicalisation” que je considère comme étant un « virus de l’esprit » et le deuxième, le coronavirus, un « virus du corps », qui est aussi ravageur que le premier. Il faut également admettre que nous vivons actuellement dans un monde numérique où l’image et l’information circulent à outrance, et qu’à force d’être submergé par ce flux d’actualité, nous avons de plus en plus du mal à voir le bout du tunnel. Car, nous sommes constamment entourés de news toxiques, angoissantes et à la limite psychotisantes. Et c’est pour cela qu’il est impérativement conseillé de “se débrancher”. D’après mes observations, il devient de plus en plus difficile d’adopter une attitude zen, parce que les réseaux sociaux et les médias avec tout ce qu’ils véhiculent comme informations macabres représentent littéralement un terrain favorable au déclenchement et développement de différentes pathologies mentales ou psychosomatiques, dont nous devons prendre conscience rapidement, surtout chez les plus fragiles d’entre nous.
Comment les Tunisiens ont vécu le confinement ?
Au sujet de l’expérience du confinement, j’estime que ce fut un moment assez difficile à vivre pour une grande partie des Tunisiens. D’ailleurs, avec la fin du confinement, plusieurs personnes se sont précipitées aux cabinets des psychologues et des psychiatres pour consulter pour d’éventuelles manifestations post-traumatiques qui se sont traduites dans la plupart des cas par des excès en tous genres avec beaucoup de surconsommation, etc.
C’est comme si nous avons vécu une sorte d’arrêt dans le temps, ou un temps suspendu et qu’au déconfinement, nous avons embrassé la lumière du jour, assoiffés de revanche, de liberté, d’espoir, et fort heureusement que cette période a coïncidé avec le début de l’été.
C’est plus qu’un simple ressenti général, le confinement fut, pour beaucoup, une expérience traumatisante, synonyme de frustration mais surtout d’emprisonnement qui s’est avérée très difficile pour les Tunisiens, habitués généralement au contact social, et spécialement pour les claustrophobes d’entre eux (la phobie des espaces clos). Puisque même dans ces situations, c’est une question d’inégalités. Quand certains se sont retrouvés confinés dans des villas et des résidences secondaires avec des jardins à disposition, d’autres se sont retrouvés dans des appartements minuscules submergés par des crises d’angoisse, des insomnies amplifiées ou pas par des conflits de familles.
Ceci explique en grande partie le refus de la population de se soumettre de nouveau au confinement général par crainte d’apparition d’anciennes ou de nouvelles manifestations pathologiques. D’ailleurs, c’est pour cela que le gouvernement applique actuellement une politique de restriction modérée avec un couvre-feu régional et progressif. Pour ce qui est des différents types de patients, contrairement aux attentes, ils ont su s’adapter à la crise. C’est comme s’ils avaient pressenti l’arrivée de la catastrophe et, ils ont mis en action leurs différents mécanismes de défense qui se sont avérés amplement efficaces. Ils ont réussi à mettre en veille leurs souffrances somatiques et mentales, les enjeux de la survie obligent.
Quels sont d’après vous les comportements à éviter en temps de crise ?
Nous nous exposons consciemment et inconsciemment à des images choquantes, notamment sur les réseaux sociaux, qui échappent au contrôle des autorités. Nous avons droit à des mises en scène d’enterrements des victimes décédées de la Covid-19 à l’écart de tous ; des rumeurs qui circulent sur les conditions funéraires dégradantes, ainsi que les témoignages vidéos de certains malades du coronavirus, etc.
De ce fait, il est plus que nécessaire d’apprendre à se préserver spécialement sur le plan psychologique pour limiter l’impact de l’ambiance macabre et morose qui nous entoure.
Voulez-vous dire que le virus n’a pas seulement affecté le corps ?
Si le virus va probablement causer l’isolement des personnes âgées et accentuer un sentiment d’abandon bien évidemment, ses effets ne se feront pas sentir uniquement sur le plan clinique mais certainement aussi sur le plan psychologique. C’est pour cela qu’il est plus que jamais imminent de faire appel au bon sens collectif, et de mettre en garde les Tunisiens sur l’importance de surveiller la santé psychologique des personnes fragiles dans leur entourage afin de prévenir les différentes dérives possibles (différentes formes de passages à l’acte : toxicomanie, tentatives de suicide, migration clandestine, radicalisme, etc.).
Les personnes à risque ont tendance à avoir recours aux excès en tous genres et spécialement l’excès de pulsion de vie, où la personne va adopter des mécanismes de compensation tels que le fait de boire et de faire la fête à outrance. Je conseille toujours la modération pour ne jamais s’exposer d’une manière ou d’une autre au danger quel qu’il soit. Pour ce qui est des plus fragiles d’entre nous, la Covid-19 fut dévastatrice cette année parce qu’elle a généré tous types d’angoisses. C’est pour cela qu’il est préférable d’apprendre à cohabiter avec le virus, comme cela a été fait auparavant avec les différentes formes de grippe, le choléra, la tuberculose, etc.
Je pense que le temps est venu de faire face au dilemme, réapprendre à vivre d’une manière presque normale et modérée, « suffisamment bonne », pour utiliser une formule chère à Winnicott, parce qu’il faut prendre conscience que presque tout ce qui nous entoure, aujourd’hui, fait partie de ce que j’appelle les traumatismes de la vie quotidienne.
Comment préserver dans ces conditions son hygiène psychologique ?
L’hygiène psychologique est une question d’habitude, de savoir-être et de savoir-faire. C’est pour cela que je conseille dans cette phase critique que nous traversons, d’éviter tout élément qui représente une source de problème ou de traumatisme, d’apprendre à être en équilibre et en harmonie avec soi-même.
Tel est le défi quotidien de tout mortel dans ces temps de crise. Et comme nous n’avons presque plus le choix et que nous devons vivre dans le règne de l’imprévisible, je conseille à tous de développer notre capacité d’anticipation, afin d’affronter toutes les mauvaises surprises.
J’estime que l’anxiété générale et généralisée s’est accrue ces derniers temps du fait du changement radical de nos habitudes comportementales qui peuvent pousser à des situations extrêmes, à l’isolement et à la réactivation du syndrome d’abandon.
À mon humble avis, seul un discours préventif est capable de réconcilier la population avec le dispositif sanitaire, puisqu’on le veuille ou non, toutes les mesures préventives ont changé radicalement notre rapport à l’autre qui s’approche davantage d’un rapport teinté de beaucoup de méfiance, de prudence, de précaution et surtout notre perception de l’autre qui est synonyme de danger. Le port du masque et le respect des gestes barrières n’ont fait qu’amplifier ce climat de méfiance réciproque.
Nous devons être conscient que nous sommes petit à petit en train d’adopter des mécanismes de défense individuels et de groupes qui se traduisent par la méfiance, la fuite, l’isolement, et voilà à quoi ressemble aujourd’hui la place publique du 21ème siècle.
Selon vous, que cache cette pandémie ?
Pour faire simple, je trouve que l’homme en est le principal responsable. S’il paye aujourd’hui ses erreurs passées, c’est parce qu’il n’a pas su protéger la planète terre durant toutes ces années. Avec le déclenchement du virus, on comprend à quel point il est important de faire attention à la nature. Être écologique et responsable ne doit pas être uniquement un slogan qu’on affiche dans les campagnes politiques, c’est un travail qui se fait sur la durée, car si la nature reprend sa revanche aujourd’hui sur l’espèce humaine, c’est que nous sommes quelque part responsables.
La pollution sous toutes ses formes (dont les sachets, sac et bouteilles en plastiques, qui envahissent terres et mers, etc.), la disparition des espèces animales, l’augmentation du taux de carbone dans l’air, sont des problématiques que nous devons traiter d’urgence. Ne plus pardonner, légiférer des lois qui sanctionnent tout dépassement et sensibiliser, telles sont les clés de l’équilibre climatique et biologique. Car il faut comprendre que la survie de l’espèce humaine est inhérente à la diversité naturelle.
“Figures et enjeux de l’extrême”, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Effectivement, je voudrais annoncer une nouvelle : la sortie prochaine du livre, co-dirigé par moi-même et une collègue universitaire française, Mme Aubeline Vinay, qui s’intitule “Figures et enjeux de l’extrême”. Avec l’arrivée de la première vague de la pandémie en Tunisie, j’ai modifié l’écriture de l’introduction qui va paraître sous le titre “Virus de l’esprit et virus du corps”. J’ai essayé de décrire toutes les menaces qui mettent en danger la condition humaine et auxquelles nous devons faire face afin de préserver la survie de notre espèce. J’entends par là d’une part, le radicalisme que je considère comme un virus virulent et ravageur qui détruit l’esprit. Et d’autre part le “coronavirus”, ce nouveau virus biologique qui s’attaque à l’immunité corporelle et met en péril la survie de l’humanité.