L’étude a tenté d’estimer les impacts macroéconomiques et microéconomiques de la pandémie de Covid-19 sur l’économie tunisienne pour l’année 2020. Un focus particulier a été apporté à l’impact sur les MTPE en termes d’aggravation de leur fragilité, avec une approche par branche et par région. L’étude a également étudié l’impact de la crise sur les ménages en termes d’aggravation de la pauvreté monétaire et de dépenses alimentaires, d’éducation et de santé, ainsi qu’en termes d’inégalités de revenus.
Deux scénarios sont retenus pour l’estimation des impacts macroéconomiques : (1) scénario de référence ou scénario 0 (pré-Covid-19) qui se base sur le cadrage macroéconomique présenté dans la loi de finances 2020 avec un taux de croissance économique de 2,7% ; (2) scénario 1 post-Covid intégrant une baisse de l’offre des entreprises, une baisse de la demande des ménages (à l’exception de celle des biens alimentaires et d’hygiène), une baisse des investissements et une baisse de l’investissement public de 40% par rapport au scénario de référence.
La pandémie de COVID-19 entraînerait en 2020 une croissance économique de -4,4%, en comparaison avec une croissance initialement prévue dans le cadre de la loi de finances 2020, de 2,7%, sous le coup de plusieurs facteurs : (1) un choc d’offre dont l’impact est direct et négatif sur l’activité de plusieurs secteurs ; (2) une réduction de la demande des ménages du fait du confinement et de la baisse des revenus pour un grand nombre d’entre eux.
Les principales composantes de la demande globale subiraient également une baisse en 2020 : -4,9% pour l’investissement global, -8% pour la consommation des ménages, -8% pour les exportations. Du côté de l’offre, les importations baisseraient également de -9,6%.
Le confinement et la baisse de la production engendreraient, par ailleurs, une augmentation du taux chômage estimé à 21,6% contre 15% actuellement, soit près de 274 500 nouveaux chômeurs sur l’année 2020.
Au niveau des finances publiques, la récession économique prévue se traduirait par un ralentissement de la croissance de certains types d’impôts et une contraction d’autres, par rapport au scénario de référence : les impôts indirects progresseraient de +1,5% contre +11% initialement prévu dans la loi de finances 2020 ; l’impôt sur le revenu des personnes physiques de +1,4% contre +9,5% initialement prévu dans la loi de finances 2020 et l’impôt sur les sociétés de -6% contre +4,6% initialement prévu dans la loi de finances 2020.
Les secteurs d’activité les plus impactés par la crise sont les industries non manufacturières (-29% sur le chiffre d’affaires), le tourisme (-23% sur le chiffre d’affaires), le transport (-19,6% sur le chiffre d’affaires) et le textile (-17,7% sur le chiffre d’affaires). Les autres secteurs d’activité sont également impactés mais dans une moindre mesure. Le secteur des industries agroalimentaires, ou encore celui de l’enseignement, sont parmi les secteurs les moins impactés.
Les simulations montrent que le choc du Covid-19 accentue la fragilité financière de la majorité des microentreprises, en particulier celles opérant dans les secteurs du transport et entreposage, de l’hébergement et restauration ou encore dans le secteur du textile, habillement, cuir et chaussures.
Les simulations de l’impact du Covid-19 sur la vulnérabilité financière montrent de fortes disparités régionales mais différenciées selon le secteur d’activité. Les régions les plus impactées sont celles du Centre-Est, du Grand Tunis, du Nord-Est et du Nord-Ouest. Les MTPE les plus impactées du secteur textile, habillement, cuir et chaussures sont localisées dans le Nord-Est. Les MTPE les plus impactées du secteur hébergement et restauration se situent dans le Sud-Ouest et le Nord-Ouest.
Le taux de pauvreté monétaire passerait à 19,2% contre 15,2% actuellement, faisant basculer les revenus d’environ 475 000 individus en-dessous du seuil de la pauvreté monétaire et ce, en l’absence d’une intervention quelconque de l’État. Deux facteurs contribueraient à cette aggravation : i) une baisse des revenus par groupe de ménages et ii) une augmentation des prix des aliments de base.
Le taux de pauvreté monétaire extrême augmenterait également suite au choc du Covid-19, à 3,9% (contre 2,8% actuellement). La pandémie de COVID-19 augmenterait ainsi la pauvreté des catégories les plus démunies du fait de leur plus grande exposition, non seulement au risque sanitaire, mais également aux conséquences socio-économiques.
Du fait de la crise du Covid-19, le taux de pauvreté monétaire passerait de 15,5% à 19,7% pour les femmes et de 14,8% à 18,7% pour les hommes. Ce choc, non seulement risquerait d’anéantir tous les progrès réalisés sur les dix dernières années en matière de lutte contre la pauvreté, mais risque également d’accentuer la « féminisation » de la pauvreté.
La récession économique de -4,4% estimée pour 2020 accentuerait la pauvreté multidimensionnelle (estimée selon une approche monétaire) de 13,2% à 15,6% et ce, du fait des privations subies par les ménages pauvres, en considérant trois dimensions : (1) les dépenses alimentaires, (2) les dépenses de santé, et (3) aux dépenses d’éducation.
La crise du Covid-19 aggrave les inégalités de revenus, mais également les inégalités d’opportunités dans le sens où toutes les populations n’ont pas accès aux mêmes opportunités de financement, digitalisation, moyens de communication, etc. et sont donc exposées de manière différenciée à la Covid-19 et à ses effets négatifs.
Recommandations
La pandémie et les mesures prises par les autorités à tous les niveaux (sanitaire, socio-économique, administratif) devraient pouvoir permettre d’adresser le post-Covid par une réflexion stratégique hors des sentiers battus et qui permettent d’intégrer cette « nouvelle réalité » post-pandémie dans le processus de conception du plan de relèvement et d’une nouvelle vision pour la prochaine décennie.
Deux niveaux d’intervention sont nécessaires : (1) à court terme, apporter une réponse urgente de soutien aux populations et de soulagement des effets de la pandémie, (2) à long terme, renforcer la résilience des populations face aux chocs éventuels à venir et repenser le modèle socioéconomique pour une plus grande inclusion et pour un développement centré davantage sur l’humain.
Sur le court terme
Selon les simulations menées, il est recommandé de consacrer aux MTPE une enveloppe d’appui financier direct à hauteur de 447,5 MDT (soit environ 1% du budget de l’État) pour chaque trois mois de confinement, répartis de manière différenciée selon la taille de l’entreprise, le secteur d’activité et la région.
En soutien au MTPE, les institutions de microfinance devraient se transformer en un véritable levier de financement des petites structures de production et des populations vulnérables en ayant la possibilité de se refinancer auprès de la Banque Centrale au même titre que les institutions bancaires classiques et de pouvoir collecter des dépôts. Cela aurait des répercussions directes en termes d’allègement des charges financières associées aux crédits distribués et supportés par les bénéficiaires. La mobilisation de fonds auprès de la diaspora et l’encouragement des transferts des tunisiens à l’étranger par des mécanismes incitatifs permettant de les orienter plutôt vers le financement de projets de développement régional dans différents secteurs d’activités, est également un outil puissant de financement des populations et donc de réduction des inégalités d’opportunités.
La mise en place d’unités de coordination de l’action gouvernementale, entre les différents intervenants au niveau central, mais également entre l’administration centrale et les autorités régionales et locales (gouvernorats et municipalités) serait essentielle pour une plus grande efficacité de l’action gouvernementale. Le suivi de la mise en œuvre des mesures prises par le gouvernement pour protéger les ménages les plus vulnérables, et pour fournir des aides financières aux MTPE, nécessite en effet une remontée journalière de l’information afin d’intervenir de manière rapide pour lever les entraves et garantir l’efficacité du plan national de réponse socio-économique de la Covid-19.
Le développement de plateformes numériques couplées avec des applications mobiles permettrait de faire le recoupement des informations provenant aussi bien de l’administration que des bénéficiaires finaux des mesures de soutien financier (citoyens et MTPE).
Il serait utile de capitaliser sur l’expertise de l’Instance Nationale des Élections en matière de travail de terrain et sur le large réseau de la Poste Tunisienne pour constituer des antennes de relais au niveau des délégations en embauchant (pour une durée de trois, renouvelable) des équipes de jeunes diplômés capables d’assister les citoyens analphabètes en matière de procédures d’enregistrement de leurs demandes et de suivi de leurs requêtes.
S’agissant des populations vulnérables, la mise en place des programmes d’encouragement à la mobilité des travailleurs entre les secteurs pourrait être une réponse à la réduction de la vulnérabilité des populations du fait de la crise de la Covid-19. Le gouvernement pourrait à ce titre concevoir, en coopération avec le secteur privé et les partenaires sociaux, des programmes de mobilité pour une période de six mois renouvelables, permettant aux travailleurs des secteurs fortement impactés par le choc de la Covid-19 (tels que l’hôtellerie et la restauration) qui se sont trouvés au chômage, de travailler dans le secteur agricole et dans l’industrie agroalimentaire, ces derniers étant parmi les secteurs qui sont les moins exposés au choc.
Il serait également important de soutenir les ménages vulnérables non-propriétaires d’un logement, et qui subissent une diminution de leurs revenus en raison de la pandémie de la COVID-19. Cela pourrait être effectué par le biais de l’octroi de prêts sans intérêts à hauteur de 1 500 DT (correspondant à trois mois de loyer), à travers la Banque Tunisienne de Solidarité (BTS).
Les étudiants boursiers, issus de familles à revenus faibles dont les ressources ont été affectées par la pandémie de Covid-19, peuvent être contraints d’interrompre leurs études universitaires, notamment lorsqu’ils sont confrontés à des dépenses alimentaires, de transport et de location, avec l’impossibilité de se connecter pour suivre les cours à distance. Il est alors recommandé de leur fournir un soutien additionnel notamment en raison de la prolongation de la période des études sous forme d’une bonification de 50% du montant mensuel de la bourse d’étude jusqu’au mois de décembre 2020.
Les migrants, en situation irrégulière mais aussi les réfugiés et les demandeurs d’asile sont exposés à une vulnérabilité plus sévère que le reste de la population. Des mesures de soutien pourraient être mises en place en plus de celles adoptées par le gouvernement, telles qu’une amnistie sur la pénalité de dépassement de la durée de validité des visas pour les infractions datant avant mars 2020, un moratoire sur les expulsions par les propriétaires ou les municipalités des réfugiés et des Tunisiens incapables de payer leur loyer ou pour d’autres raisons, la mise en place d’un programme d’évaluation de la santé des migrants pendant la période de la pandémie Covid-19, le renforcement du soutien et de l’accès à une assistance de base pour les migrants, réfugiés et demandeurs d’asile les plus touchés – au même titre que les autres groupes vulnérables qui pourraient être menacés de marginalisation ou d’exclusion et la mise en place, en coopération avec les agences internationales en charge des problèmes des migrants, d’une plateforme d’information et de communication avec les migrants pour leur faciliter les procédures administratives et les démarches de rapatriement à leurs pays, s’ils le souhaitent.
Sur le long terme
Le renforcement de la connexion des populations et des régions entre elles constitue un moyen de libérer le potentiel économique des régions intérieures en catalysant les dynamiques de développement régional. Cela peut être fait en poursuivant l’amélioration des infrastructures routières et le maillage des routes, dans la continuité du Plan National 2016-2020, l’objectif étant de permettre une meilleure connexion des zones rurales aux centres urbains et de faciliter le développement des marchés et un meilleur accès des populations aux opportunités économiques, aux emplois et aux services publics.
L’économie sociale et solidaire constitue également une réponse en faveur de la création de richesses au niveau territorial et de l’inclusion des populations vulnérables. Ce secteur constitue un puissant levier de développement et de désenclavement des plus démunis, par le potentiel d’emplois qu’il peut offrir et les opportunités de création de richesses et d’inclusion liées. Il est donc un vecteur d’inclusion territoriale et des populations certain.
La crise actuelle a montré le rôle important que peut jouer le digital et les plateformes numériques dans l’accès aux marchés et la continuité de l’activité. Cependant, la fracture numérique entre les gouvernorats, entre les différentes franges de la société, entre les MTPE et les moyennes et grandes entreprises, pose le problème des inégalités d’accès à la technologie. Dans ce cadre, la réduction de la fracture numérique et l’amélioration de la couverture des régions intérieures en Internet fixe à haut débit sont prioritaires.
Afin de réduire la fragilité et la précarité des jeunes chômeurs, l’État gagnerait à encourager la généralisation de centres de formation aux technologies numériques dans l’ensemble des régions intérieures. Cela permettrait aux jeunes diplômés en particulier les femmes, plus exposées au chômage que les hommes, d’être formées aux techniques leur permettant de créer des solutions numériques (applications mobiles, sites web, formation en ligne, sites de commercialisation de produits) génératrices de revenus stables.
La question de la formalisation du secteur informel doit être adressée de manière prioritaire. Les expériences internationales de pays de l’Amérique Latine ou de l’Europe de l’Est, par exemple, sont inspirantes à cet égard.
Le financement de la réponse à la Covid-19 est une question fondamentale à adresser, en particulier lorsqu’il s’agit de la réponse de long terme pour le renforcement de la résilience. L’élargissement de l’espace budgétaire par l’instrument fiscal mais aussi la rationalisation des dépenses publiques est une première réponse. La dématérialisation des moyens de paiement permettant d’intégrer la monnaie circulant actuellement hors du circuit financier formel est également un processus à accélérer et à concrétiser. La mise en place d’instruments de financement innovants et axés sur le renforcement de l’accès au financement par les populations vulnérables doit également être la priorité absolue, dans la perspective de renforcer la résilience aux chocs.