En matière de digital comme de religion, il y a les croyants et les pratiquants.
Force est de croire que dans le domaine du digital au moins, en Tunisie, nous sommes extrêmement croyants et guère pratiquants.
La crise du COVID-19 nous a permis de constater une autre similitude : en cas de danger imminent, les humains ont tendance à se tourner vers la religion pour chercher le salut. Et ces dernières semaines, un peu partout dans le monde, on s’est tourné vers le numérique pour faire face au danger.
La Tunisie n’a pas échappé au phénomène. Que ce soit pour permettre le télétravail, imprimer des visières en 3D ou améliorer le suivi de la propagation de la maladie et la prise en charge des malades, la technologie a été très présente dans la gestion de la crise.
L’urgence a fait que nous avons pu voir des miracles se produire : des solutions mises en place en quelques heures sinon quelques jours.
Nous sommes extrêmement croyants dans le digital parce que le sujet a fait partie de tous les programmes électoraux et gouvernementaux quel que soit leur orientation idéologique ou économique. Tous les partis et chefs de gouvernements depuis 2011, sans aucune exception, nous ont parlé de la nécessité et de l’urgence de la désormais célèbre « Ramakna ».
Croyants aussi, de par la foison de conférences sur le sujet où des panels d’experts expliquent à une audience, souvent acquise, l’importance de la transformation digitale déclinée à toutes les sauces et suivant le buzz Word du moment. « Vision sans exécution n’est qu’hallucination » disait Thomas Edison. Faire des conférences, vulgariser et diagnostiquer est louable mais si cela ne débouche pas sur une dynamique de transformation cela devient une perte de temps. Il serait peut-être opportun d’organiser une conférence pour débattre de l’intérêt de toutes ces conférences.
Mais paradoxalement peu pratiquants parce que, du moins à ma connaissance, les avancées dans le domaine sont loin d’être en adéquation des attentes. La Fontaine dirait que le ramage ne se rapporte pas au plumage.
Du point de vue de l’observateur averti, on a pu constater plus d’effets d’annonces que de réelles avancées impactantes ayant un réel effet sur le citoyen ou l’entreprise.
Pouvoir avoir son extrait de naissance ou son bulletin numéro 3 en ligne est certes intéressant mais est-ce que cela a eu un réel impact sur le citoyen ? Je suis particulièrement curieux de connaître le coût de mise en œuvre et les coûts d’exploitation de ces projets et le comparer au nombre d’extraits et bulletins servis afin de calculer un coût par document.
Dans ce qui suit, on essaiera de développer le sujet à partir des réflexions de l’auteur nourries d’échanges faites lors d’un récent Webinar organisé par ECON4Tunisia sous le thème «Covid-19, la révolution digitale c’est maintenant ou jamais ! Oui mais Comment ? ».
Essayer de digitaliser sans adresser le problème des paiements relève de l’utopie
Le COVID-19 et le confinement associé ont engendré une explosion des services de livraison à domicile, mais contrairement à ailleurs, le process n’étais pas digitalisé à 100% parce qu’il fallait faire du paiement à la livraison et dans le meilleurs des cas se déplacer à un distributeur pour aller chercher du cash.
Ces dernières années, le ministère de l’Éducation a obligé à passer par le e-Dinar pour payer les inscriptions. Tant mieux vous me direz, sauf qu’on n’a fait que déplacer la queue devant les guichets de l’école vers ceux de la poste pour acquérir le fameux e-Dinar contre espèces sonnantes et trébuchantes.
Le graphe ci-dessous montre la répartition en pourcentage des paiements en Tunisie selon les moyens de paiement. Les données viennent du site web de la Banque Centrale de Tunisie et s’arrêtent malheureusement en 2018 et ne prennent pas en compte les paiements en liquide qui continuent et de loin, à mon humble avis en absence de chiffres, d’être le moyen de paiement le plus utilisé.
On peut supposer que cela n’a pas drastiquement changé depuis 2018, on continue, ironiquement, de payer en premier lieu en cash et par chèque les coûts des conférences sur la transformation digitale, la Blockchain, l’IA et le sempiternel Big Data pour ne citer que ceux-là.
On peut aussi remarquer dans ce graphe que les paiements par carte sont passés de moins de 1% à plus de 6% lors de la dernière crise connue, celle de 2011, mais n’a pas sensiblement évolué depuis.
Le développement des paiements par carte est resté relativement timide, entre autres, par le coût jugé rébarbatif pour les petits commerçants, sans oublier un problème chronique de qualité de services qui fait que même les détenteurs de carte préfèrent souvent retirer du liquide avant de passer en caisse pour éviter le célèbre « système tayah » (le système ne fonctionne pas).
Quant aux dits paiements électroniques, leur encéphalogramme demeure désespérément plat indiquant au mieux un profond coma et au pire une mort clinique.
S’il y avait un seul indicateur à monitorer pour mesurer la transformation digitale en Tunisie, ça serait l’évolution de la répartition des moyens de paiement.
Pourquoi nous payons toujours soit en cash soit par chèques ? Qui sont de nos jours les moyens de paiement les plus risqués et les moins pratiques ?
Les raisons ne sont pas uniquement culturelles. Il y a clairement un problème de qualité de services qui fait que les gens font la queue devant les distributeurs avant d’aller faire leurs courses devant les magasins. Aussi, un problème de confiance dans la sécurisation des transactions électroniques qui font qu’à tort ou à raison, les paiements électroniques demeurent une exception. Les acteurs de ce marché (la Société Monétique de Tunisie et les banques) vont sans doute s’inscrire en faux mais ayant moi-même, il y pas si longtemps que cela, passé un week-end prolongé à Tunis dans l’incapacité de retirer de l’argent ou de payer avec ma carte ne peut que confirmer ce sentiment.
Le deuxième obstacle est économique, le coût de location des terminaux de paiement et les commissions sur les transactions ont limité la propagation du paiement par carte chez les commerçants.
On ne peut pas parler des moyens de paiement sans oublier le grand absent : le Paiement Mobile. Encore une fois, les images désespérantes des gens faisant la queue pour toucher les aides sociales ne font que confirmer ce que tout le monde sait déjà : mettre en place une solution mobile permettrait de résoudre en grande partie les problèmes de paiement en Tunisie.
Alors pourquoi ne l’a-t-on pas fait vous me direz-vous ?
Il y a eu plusieurs tentatives de lancement de solutions mais aucune n’a vraiment perduré. La raison principale n’est pas technique, à mon avis. La vraie raison est que les principaux acteurs (Banques, Poste, Société Monétique Tunisie, Opérateurs Télécoms et autres Établissements de paiement)
n’arrivent pas à s’entendre pour se partager le gâteau, poussant chacun de son côté sa solution technologique ou sa plateforme.
On peut comprendre que chacun protège ses intérêts mais pas au détriment de l’intérêt national. Il est du rôle du régulateur (la Banque Centrale) et le gouvernement de taper du poing sur la table en obligeant tout ce monde à s’entendre ou alors de trancher. Multiplier les solutions et essayer de les rendre interopérables, moyennant une usine à gaz, compliquera la chose pour les usagers et impactera nécessairement la durée de mise en œuvre.
L’arrivée d’opérateurs d’établissements de paiements, tels que définis par la circulaire de la BCT N°2018 -61, aura certes un effet compétitif mais risque également de fragmenter le domaine des paiements mobiles en une multitude de plateformes et de ralentir l’émergence d’une solution nationale avec une taille critique la rendant intéressante pour les usagers et les marchands. Le nerf de la guerre dans cette course étant le nombre de marchands qui acceptent le paiement d’une plateforme donnée. La solution qui saura embarquer le plus marchands que ce soit par un coût attractif ou par des services à valeur ajoutée attrayants dominera ultimement le marché.
L’obstacle réglementaire
Avez-vous déjà essayé de vous enregistrer en ligne pour un vol au départ de la Tunisie ?
Vous pouvez tout à fait le faire pour certaines compagnies et même pour notre Gazelle Nationale. Là où le bât blesse est que, enregistrement en ligne ou pas, vous devez quand même passer par le comptoir d’enregistrement pour récupérer votre carte d’embarquement.
Pourquoi ?
Parce que légalement, la police des frontières doit tamponner votre carte d’embarquement et comme, aux dernières nouvelles, on n’arrive pas à tamponner un smartphone. On vous oblige à aller récupérer votre carte d’embarquement au comptoir comme tous ceux qui n’ont pas pris la peine de s’enregistrer.
Alors cela sert à quoi de s’enregistrer en ligne ?
A pas grand-chose, à mon avis. Nous avons réussi à complexifier le process au lieu de le simplifier puisque nous avons rajouté une étape numérique tout à fait superflue au lieu de prendre la peine de remettre en cause le règlement ou la loi.
L’exemple est certes un tant soi peux élitiste mais il illustre parfaitement cette dichotomie entre nos lois et la transformation digitale.
Il est loin d’être le seul, il suffit de regarder toutes les tentatives de digitalisation qui se sont cassées les dents sur l’obstacle du certifié conforme et de la signature légalisée. Encore une fois, le problème n’est pas technologique puisque les solutions existent (signatures électroniques, QR codes…) mais elles ne peuvent pas être mises en œuvre sans revisiter une pléthore les textes de lois et textes d’applications rendues caduques.
Et quand on arrive à changer les lois, comme dans le cas de la signature ou facture électroniques pour ne citer que ceux-là, on fait face à la tristement célèbre résistance au changement.
Il ne faut surtout pas se leurrer le mot le plus important dans l’expression « Transformation Digitale » et transformation ! Ignorer l’humain et se concentrer sur le technologique c’est aller droit dans le mur.
Les marchés publics
Savez-vous vous ce qu’il y a de commun entre une solution informatique et le gravier en Tunisie ?
Au-dessous d’un certain montant, ils s’achètent par la même procédure. Celle du moins-disant. Je suis de ceux qui croient que cette procédure a eu un effet néfaste sur la Tunisie et j’espère qu’un
jour, on mesurera le nivellement par le bas généralisé qu’elle a produit dans tous les domaines et pas seulement dans le digital. Ce nivellement par le bas est accentué dans le digital où on oblige les prestataires à baisser leur prix au raz des pâquerettes et au détriment de la qualité et de la rentabilité. Je serais curieux de savoir le taux de réussite des projets informatiques mis en œuvre par cette procédure.
A l’autre extrême, au-dessus du seuil, vous vous retrouvez face à des procédures monstrueuses de marchés publics avec des délais et des contraintes incompatibles avec la vitesse d’évolution du digital. Entre la sortie de l’Appel d’offres (qui a déjà nécessité des mois de préparation) et l’attribution du marché, il peut se passer des mois voire des années sans parler des délais de mise en œuvre qui font qu’une solution est souvent obsolète avant sa mise en production.
Encore une fois, la crise COVID-19 nous apporte des enseignements dans ce domaine puisque des solutions ont pu être mises en œuvre rapidement.
A titre d’exemple, Targa en collaboration avec Ooredoo, a pu mettre en œuvre une plateforme d’analyse des appels aux numéros d’urgence en 24 heures parce qu’elle était gratuite et qu’il n’y avait pas de marché à passer. La même chose aurait pris au moins un an dans le cadre d’un marché public.
Comme il est inconcevable que les entreprises du secteur, qui sont souvent des PME voire des TPE, continuent à travailler gratis, il va falloir trouver une solution médiane entre la procédure du moins-disant et ces marchés titanesques.
Bien sûr, la gouvernance est importante mais on devrait commencer par reconnaître le problème et trouver les outils et cadres procéduraux pour améliorer les choses car c’est vital.
Le digital est une culture
Il ne s’agit pas de mettre en œuvre des solutions technologiques pour faire du technologique. Il s’agit de réfléchir digital dans un but d’optimisation. Tant que nous n’arriverons pas à valoriser le temps des citoyens et des entreprises, nous n’arriverons pas à appréhender le problème correctement.
Les solutions technologiques sont la composante la plus simple de l’équation, c’est tout ce qui est autour qui complexifie la chose.
Pour finir sur une note positive, La Poste, par le déploiement d’une application simple a permis de connaître les délais d’attente dans les bureaux. La solution était relativement simple techniquement et, on peut le supposer, n’était pas onéreuse.
Cette solution a permis aux gens d’optimiser leur temps. Ce qui serait mieux, ça serait de faire le nécessaire pour qu’ils n’aient plus à se déplacer.