Que serait un bateau sans son capitaine ? Après avoir rencontré les membres du cabinet du Ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération Internationale (MDCI), nous sommes partis à la rencontre de Lamia Ben Mime, cheffe de cabinet. Lamia n’est sans doute pas une cheffe de cabinet comme les autres. Les membres de son équipe la surnomment “Maman” et elle leur rend bien cette profonde affection. Une véritable relation d’enfants-parents s’est instaurée au sein de ce cabinet, rendant l’ambiance de travail décontractée et légère malgré la lourdeur de la responsabilité qui incombe à chacun. Quel est le secret d’une telle unité ? Quels ont été les plus grands obstacles qui se sont dressés face au cabinet et quelles ont été les réussites ? Dans un entretien qu’elle nous a accordés, Lamia Ben Mime nous livre ses secrets, son optimisme, mais aussi ses inquiétudes. “Ayez le courage de prendre des décisions loin des calculs politiques !”, a-t-elle lancé, à la fin, à ceux qui vont lui succéder. Interview.
Tout comme les jeunes membres de son équipe, Lamia Ben Mime a accompagné le Ministre sortant du Développement, Zied Laadheri, depuis 2016. Quand elle parle de son équipe, c’est avec une profonde affection. “Mon petit dernier”, dit-elle à propos de Mohamed Aziz Labidi. Le cabinet, selon sa cheffe, est très soudé. L’équipe est jeune, motivée et elle enchaîne jusqu’à 15 heures de travail par jour. “Je me demande comment arrivent-ils à supporter le fait de travailler avec moi !”, s’est-elle demandée, non sans humour.
La cheffe de cabinet a clamé, haut et fort, qu’elle ne trouvera pas mieux que son équipe actuelle. “Ce sont des personnes qui ne calculent pas et qui veulent servir leur pays. Je suis très chanceuse de les avoir à mes côtés”, a-t-elle confié avec une pointe d’émotions dans la voix, et d’ajouter : “Ce sont mes enfants. Nous sommes une famille, mais lorsque je dois agir en tant que cheffe de cabinet, je le fais”.
Le Design Thinking s’invite dans le cabinet
On peut dire, sans hésiter, que l’approche managériale du cabinet est basée sur le Design Thinking.
Les membres sont complémentaires et tout le monde a accès aux dossiers traités par le cabinet. “Nous travaillons sur Dropbox”, a noté Lamia Ben Mime, ce qui permet à chacun d’avoir une idée sur le travail. Ainsi, chacun pourra intervenir en cas de besoin. “Tous les vendredis, nous organisons une réunion entre 19h et 22h pour faire le matching des dossiers et repérer les éventuels blocages. Une fois chose faite, un debrief est expédié au ministre”, a-t-elle expliqué. Mais ça ne s’arrête pas là : une fois la réunion terminée, un dîner collectif est organisé pour décontracter l’atmosphère après la rude séance de travail.
Quelle est son autre technique managériale ? Lamia Ben Mime affirme être à l’écoute de son équipe afin de la mettre à l’aise. “Ils [membres du cabinet] ont conscience que leur travail leur permettra d’apporter une pierre à l’édifice de l’Etat Tunisien post-révolution. Pour ma part, je reste neutre dans mon travail, notamment vis-à-vis de l’administration. Je n’interviens qu’en cas d’arbitrage. Je suis au courant de tous les échanges. Je fais confiance à mon équipe composée de personnes très compétentes”, a-t-elle souligné, ajoutant, non sans fierté, qu’il est rare de voir un cabinet ministériel comme le sien.
Les principales réussites au sein du Ministère du Commerce
Quel bilan peut-on faire du travail du cabinet ? Il y a eu, tout d’abord, une très grande contrainte et non des moindres selon la cheffe de cabinet : le temps. “Dans notre pays, on change de gouvernement comme on change de chemise ! On ne peut pas, dans ce contexte, se projeter à long terme et ceci bloque les réformes. Ainsi, nous travaillons sous une grande pression car nous ignorons le temps qui nous est accordé”, a-t-elle expliqué.
Par ailleurs, Lamia Ben Mime est revenue sur les réussites de son équipe. Tout d’abord, au niveau du Ministère du Commerce, elle a évoqué la relance du secteur du textile. “A notre arrivée, celui-ci était sinistré. 22 mesures ont été annoncées et approuvées lors d’un Conseil Ministériel Restreint en juin 2017. Les résultats sont visibles aujourd’hui”, a-t-elle dit.
Ensuite, son cabinet – lorsqu’il était au Ministère du Commerce – a travaillé sur la restructuration de la Société des Viandes à El Ouardia. Elle explique que tous les voyants étaient au rouge, d’autant plus que la société souffrait d’un lourd sureffectif. La solution : une restructuration, mais à 0 millime.
“La loi a été appliquée : des agents ont été titularisés, mais à condition d’accepter d’être détachés pour travailler dans d’autres structures sous la tutelle du ministère. Ceci a permis d’alléger les charges salariales. Ensuite, nous avons accordé à la société l’exclusivité de l’importation des viandes frigorifiées. Enfin, nous avons signé un accord avec le Ministère des Affaires Sociales afin de rééchelonner les dettes de la société vis-à-vis des caisses sociales”, nous a encore expliqués la cheffe de cabinet.
L’autre dossier sur lequel le cabinet s’était penché lorsqu’il était au Département du Commerce : la levée de la subvention du sucre pour les industriels. “Personne n’a osé le faire avant. Les prix sont fixés selon le cours mondial, ce qui a permis à l’Etat d’économiser 500 millions de dinars”, a-t-elle noté. Toujours dans le cas du sucre, le département a travaillé sur le conditionnement du produit. “Désormais, les citoyens peuvent choisir entre un sucre en vrac et un sucre conditionné dont le conditionnement est confié à une entreprise publique. Nous n’avons pas supprimé la subvention du sucre, mais nous avons introduit un nouveau produit sur le marché”, a-t-elle dit, et de conclure sur son passage au Ministère du Commerce: “Nous avons voulu travailler sur les dossiers de la compensation et du déficit commercial, mais le dernier remaniement ministériel nous a empêchés de le faire”.
Loi transversale et décret 417 : les réussites du MDCI
Qu’en est-il du bilan au sein du MDCI ? Il est très riche ! “Nous avons chauffé les gaz au sein du ministère et nous avons, de surcroît, appris de nos erreurs du Ministère du Commerce”, a affirmé Lamia Ben Mime. Le premier chantier entamé par son équipe était le Doing Business. C’est un classement d’une très grande importance étant donné qu’il constitue le premier facteur qui encourage – ou pas – un investisseur étranger à venir en Tunisie pour investir. “Nous avons énormément travaillé sur le Doing Business. On n’y croyait pas beaucoup du côté des ministres. Pour notre part, nous avons fait en sorte de l’inscrire dans chaque Conseil des Ministres. Par conséquent, un esprit de compétition est né étant donné que chaque département voulait toujours s’améliorer. Le Doing Business a été vulgarisé au niveau de toutes les administrations, et c’est la plus grande réussite du MDCI”, a déclaré la cheffe de cabinet.
Lamia Ben Mime a aussi évoqué le décret 417 comme étant l’une des réussites de son cabinet. Elle l’a même qualifiée de “révolutionnaire”, étant donné qu’il introduit le principe du “silence vaut autorisation” pour les investissements. “C’est un décret de 222 pages qui sera disponible en ligne. Ainsi, les investisseurs pourront y accéder afin de consulter les parties qui les intéressent. Nous avons supprimé 20% des autorisations”, a-t-elle rappelé.
N’oublions pas non plus la loi transversale qui a été, sans conteste, l’un des plus gros chantiers sur lesquels le cabinet du MDCI s’est penché. “Le ministre a exigé que le secteur privé soit écouté avant d’élaborer ladite loi. C’est une révolution juridique et économique. L’année prochaine, la loi transversale sera prise en compte dans le Doing Business”, a-t-elle noté.
Enfin, le cabinet a réussi à instaurer les COMEX : Comités Exécutifs du Ministère. C’est une réunion périodique regroupant tous les chefs de comités, les PDG et les chefs des structures lié(e)s au MDCI. Le premier dossier qui a été examiné, dans ce cadre, était celui du Programme Régional de Développement (PRD). Selon la cheffe de cabinet, entre 2012 et 2017, l’Etat devait 641 millions de dinars aux conseils régionaux. Personne n’a osé dire “STOP” selon elle.
Une solution radicale a, de ce fait, été élaborée : en 2018, aucun millime n’a été débloqué pour le PRD. Il fallait, ainsi, payer les petits contractuels et rembourser les impayés de l’Etat. “D’ici février 2020, ces impayés seront totalement remboursés”, a assuré Lamia Ben Mime.
“Oser prendre des décisions pour servir l’intérêt de la Tunisie”
Lourde était la tâche accomplie par Lamia Ben Mime et sa jeune équipe au sein du cabinet du MDCI. La cheffe de cabinet a adressé plusieurs messages à celles et ceux qui vont lui succéder dans ce département stratégique. “Ayez le courage de prendre des décisions loin des calculs politiques !”, a-t-elle lancé. Elle considère qu’il ne faut pas avoir peur d’échouer, tant que la décision prise ne va pas à l’encontre de l’intérêt de l’Etat. “Il est tout à fait normal de se tromper. Il faut juste rectifier le tir par la suite. Assez des statu quo qui ont plongé le pays dans le gouffre ! L’année prochaine sera difficile”, a-t-elle mis en garde.
D’un autre côté, Lamia Ben Mime a insisté sur l’importance de la digitalisation : il ne faut pas en avoir peur, et de conclure, toujours à l’adresse de ses successeurs : “Prenez des décisions et si vous échouez, ce ne sera pas la fin du monde ! On ne peut pas être aimé par tout le monde, mais on peut être respecté par tout le monde en commençant par se respecter soi-même. Il faut prendre des décisions pour l’intérêt de la Tunisie et non pour satisfaire telle ou telle personne. Notre pays ne mérite pas la médiocrité”.
Propos recueillis par Fakhri Khlissa