Plus de dix scandales financiers en une décennie, 78 % des commissaires aux comptes jamais contrôlés, 96 % n’ayant jamais alerté l’INLUCC : vingt ans après l’adoption de la loi sur la transparence financière, le bilan est accablant.
Ce samedi, lors du 7e forum organisé par le Centre tunisien de gouvernance des entreprises relevant de l’IACE, les chiffres présentés ont fait l’effet d’une douche froide. Deux décennies après la promulgation de la loi n°2005-96, censée assainir les pratiques financières du pays, la situation semble s’être détériorée plutôt qu’améliorée.
En 2005, la Tunisie avait pris les devants. Ébranlé par l’affaire Bâtard qui avait sapé la confiance des investisseurs, le législateur tunisien s’était inspiré des meilleures pratiques internationales. Commissariat collégial, rotation obligatoire des auditeurs, création de comités d’audit : tous les ingrédients semblaient réunis pour restaurer l’intégrité du système financier.
Vingt ans plus tard, le contraste est saisissant. Fayçal Derbel, qui dirige le CTGE rattaché à l’IACE, ne mâche pas ses mots. Avant 2005, un seul grand scandale avait justifié l’adoption du texte. Depuis, ils se sont multipliés : faillites bancaires et aériennes, effondrements simultanés de sociétés cotées, pyramide de Ponzi piégeant des dizaines de milliers d’épargnants, courtier en huile d’olive laissant des centaines de millions de dinars de dettes impayées.
Pour Derbel, le diagnostic est sans appel : un arsenal juridique, aussi sophistiqué soit-il, ne vaut rien sans application effective ni culture de surveillance.
Des professionnels coincés et sous-surveillés
L’enquête menée par le CTGE auprès de 120 acteurs – 60 experts-comptables et autant d’entreprises non financières – met en lumière des dysfonctionnements préoccupants.
Premier paradoxe : si près des trois quarts des professionnels affirment avoir refusé des missions pour préserver leur indépendance, plus de la moitié n’ont mis en place aucune procédure formelle d’évaluation des
risques en la matière. Plus grave encore, plus de 78 % n’ont fait l’objet d’aucun contrôle externe durant les trois dernières années.
Sur le terrain, les commissaires aux comptes détectent pourtant des anomalies. Plus d’un tiers identifient des failles majeures dans les systèmes de contrôle interne. Mais le système s’enraye au moment de l’alerte : 96 % n’ont jamais transmis de déclaration de soupçon à l’INLUCC, même si 41 % ont saisi le parquet pour des faits qualifiés de lèse-majesté économique.
Cette frilosité s’explique. Les auditeurs se disent pris en étau : dénoncer expose à des poursuites en diffamation, se taire peut valoir des sanctions pour manquement aux obligations. Face à ce dilemme, beaucoup optent pour la prudence.
Des entreprises aux pratiques opaques
Côté sociétés, l’enquête révèle des habitudes qui contournent l’esprit de la loi. Si le Registre National des Entreprises rencontre un franc succès – 81 % l’utilisent pour publier leurs états financiers, 89 % pour vérifier leurs partenaires –, la sélection des commissaires aux comptes reste problématique.
Près de la moitié des entreprises les choisissent sur recommandation, contournant de fait toute logique de mise en concurrence. Seulement 15 % respectent le principe de rotation des cabinets, pourtant inscrit dans la loi. Quant aux changements d’auditeurs pour conflit d’intérêts avéré, ils concernent à peine 9 % des répondants. Derbel pointe également l’inflation des tâches confiées aux commissaires aux comptes. Vingt-deux missions différentes leur incombent désormais, bien au-delà de leur cœur de métier : la certification des comptes. Cette dispersion dilue leur efficacité et accroît leur responsabilité sans qu’aucun mécanisme de protection ne soit renforcé.
Refondre le système : les pistes évoquées
Face à ce constat, le président du CTGE plaide pour une transformation profonde. Il faut, selon lui, abandonner la logique du “tout procédural” pour instaurer une véritable culture de responsabilité collective. Le contrôle dispersé actuel doit céder la place à une supervision centralisée et cohérente.
La proposition centrale : créer un organe de supervision indépendant inspiré du PCAOB américain, idée qui circule sans aboutir depuis plus d’une décennie en Tunisie. Autres mesures suggérées par les professionnels: bloquer l’immatriculation au RNE des sociétés sans commissaire aux comptes, imposer des critères académiques et professionnels stricts pour accéder aux fonctions d’administrateur.
Derbel conclut son intervention par un appel à passer des constats aux actes. La sécurité financière doit cesser d’être, dit-il, une “illusion législative” pour devenir “une réalité tangible et vérifiable”. Le forum du CTGE ambitionne de lancer cette refonte indispensable à la restauration de la crédibilité économique tunisienne.