Avoir une idée de projet c’est légitime, en avoir une dans le luxe c’est encore plus audacieux. Y croire est courageux dans un pays où le luxe n’est pas tellement répandu, au point que les bailleurs de fonds ne s’y intéressent pas beaucoup. Passer à la mise en œuvre est assigné à un brin de folie. Toutefois, passer à côté du potentiel du pays et des belles opportunités qui rehausseraient l’image de la Tunisie serait bien dommage. Créer une sphère économique dynamique et fructueuse vaut certainement le détour. Voyons voir comment …
Des professionnels ont répondu à nos questions pour nous éclairer davantage.
Dans un secteur comme celui du luxe, caractérisé comme émergent voire incertain/risqué en Tunisie, Mariem Msadek, spécialiste en fusions & acquisitions à la banque d’affaires Lazard Frères à Paris, évalue la “robustesse” des projets dans ce domaine …
Désormais, une crise peut avoir des conséquences sur le secteur du Luxe. Celui-ci n’est plus intouchable, enfin dans un sens général… En prenant l’exemple de la boutique Hermès qui a réouvert à Guangzhou après plusieurs semaines de confinement, Msadek précise que “l’enseigne a tout de même réalisé un chiffre d’affaires de près de 2,7 millions de dollars le 10 avril 2020”. Toutefois, toutes les marques ne sont pas aussi robustes qu’Hermès. Elles ne constituent plus “cet îlot de prospérité, à l’extraordinaire et unique résilience, et à l’écosystème épargné par les tremblements qui secouent actuellement l’économie mondiale”. Aujourd’hui et malgré l’impact de la crise sanitaire et économique, il est “trop tôt pour en mesurer et quantifier toutes les conséquences”.
Ce qui constituait hier la majeure partie des activités d’achats dans le secteur du luxe s’est mis en veilleuse aujourd’hui (fermeture des boutiques, hôtels, restaurants, vols aériens et freeshops). Conséquence : l’arrêt des transactions physiques qui “se comptabilisent à près de 90%”. Ceci dit, il est primordial d’évaluer dans l’investissement les pertes sur le long terme où “il est très difficile d’anticiper les changements comportementaux et culturels qui impacteront les achats dans le secteur du Luxe”. Msadek avance ainsi les interrogations suivantes : “Ces achats seront-ils toujours perçus comme un investissement sûr pour le consommateur ? Un investissement qui apporte du réconfort après une tempête ? Ou y aurait-il un recentrage sur les choses essentielles ? Cette résilience du secteur sera-t-elle la même partout dans le monde et pour toutes les générations ? En d’autres termes, comment évolueront les tendances des consommateurs pour ce secteur ?”. Analyser donc la robustesse de ce secteur revient aussi – selon Msadek – à analyser les changements comportementaux et sociétaux d’un environnement.
Lors de la phase de lancement des projets dans le secteur du luxe, des risques propres à l’industrie et à la grande consommation existent ; Skander Oueslati, spécialiste en private equity à AfricInvest à Tunis – nous en dit davantage …
Il existe d’abord le risque des ressources humaines où il s’agit d’ « identifier, former et retenir les ressources nécessaires». Il y a ensuite le risque financier où « avoir un financement complet du projet permet de donner la visibilité jusqu’à l’atteinte de l’équilibre en termes de cashflow ». Viendra ensuite un risque marché où seront considérés à la fois l’état et l’évolution du marché lors du lancement du projet. Lancer par exemple, selon Oueslati, un projet dans le domaine de l’hôtellerie en période de pandémie est suicidaire. Enfin, il y a le risque d’exécution où « l’équipe de gestion doit avoir tous les moyens (humains, financiers, équipements, systèmes d’information, systèmes de contrôle de gestion, procédures, etc.) pour bien exécuter le projet ».
Il existe en France des aides de la part des structures d’appui (banques d’investissement et/ou fondations) pour le développement et l’accompagnement ; par exemple des aides au financement qui sont ciblées en fonction du statut de l’entrepreneur. Qu’en est-il en Tunisie ?
Oueslati avance que la situation est différente en Tunisie car « les sources de financements viennent essentiellement d’agences/banques de développement. Il est difficile de démontrer l’impact sur le développement d’un projet dans le domaine du luxe à ces bailleurs de fonds ». Oueslati rajoute qu’il faut « leur démontrer que le projet répond au Sustainable Development Goals (SDGs), chose qui n’est pas évidente pour certains projets dans le luxe ».
Enfin, pour ceux qui veulent se lancer dans le luxe, quels conseils préconisez-vous ?
Le premier conseil avancé par Skander Oueslati et Mariem Msadek serait de bien connaître son consommateur. En effet, il faut bien étudier le projet et faire une analyse fine du marché cible avant de se lancer. «Contrairement au « mass market », le luxe cible une toute petite partie de la population et donc il faut s’assurer que ça plaise à cette cible!» indique Skander Oueslati. Mariem Msadek précise que d’une manière générale, «les maisons ou marques de Luxe ont une culture historique de création de valeur centrée sur le produit plutôt que sur le client. Le Luxe, en d’autres termes, crée ou invente les rêves des consommateurs et ne cherche pas à répondre à leurs besoins déjà existants.
Il ne cherche donc pas à avoir une connaissance particulière de son consommateur car la création de valeur réside ailleurs ». « Ceci dit, en cette ère de « data », de prédictions, d’Amazon et de Facebook et de leurs algorithmes intrusifs, il est important pour le secteur du Luxe de comprendre intimement ses consommateurs et de se maintenir à jour des changements comportementaux et sociétaux. Et ce, afin de pouvoir maintenir la bonne vitesse de croisière en termes de développement et de croissance. La collecte d’informations est donc primordiale avant et pendant tout lancement de projet » ajoute Mariem Msadek. Propulsant le client dans ses rêves, le luxe exige de penser des univers uniques qui offriront une expérience d’achat sur mesure et hors du commun, procurant ainsi un retour sur investissement réellement profitable.
Recommandations & perspectives
Il est à noter que le marché mondial du luxe, en pleine expansion depuis des années, représente environ 270 milliards d’euros (2018). Il se démarque en dehors du continent européen pour se développer en Asie et ailleurs. La Tunisie a fait ses premiers pas en comptabilisant plusieurs expériences locales réussies, valorisant ainsi son potentiel et ses savoir-faire. Un futur prometteur pour notre pays en le plaçant comme étant un hub entre l’Europe et l’Afrique. Créateur de valeur ajoutée et de richesse, le luxe est un domaine qui pourrait apporter des avantages économiques et des opportunités d’affaires en dynamisant tout un écosystème.
Toutefois, les entrepreneurs ayant comme ambition de se lancer dans un nouveau projet dans le secteur du luxe ou d’un chef d’entreprise désirant renouveler et développer son activité en montant en gamme vont faire face à plusieurs difficultés, dont celle de financement. En effet, ce type de projet nécessite plus de moyens (financiers, personnel hautement qualifié et sans cesse formé, plan de communication réussi, gestion interne, etc.) donc l’entrepreneur devrait avoir la capacité de motiver, convaincre et attirer des investisseurs à adhérer à son idée ou à son projet. Bien penser et définir sa stratégie est donc un impératif pour démarrer et percer dans le marché du Luxe. Et pour augmenter ses chances de réussite, deux enjeux sont à prendre en compte. L’élargissement du canal de distribution en investissant dans le e-commerce et la digitalisation. Il va s’en dire que, depuis la période de confinement, un grand nombre de personnes ont apprécié le mode de consommation via le canal de e-commerce et préféreront visiblement adopter ce comportement d’achat.
En effet, selon Mariem Msadek « le développement de contenu immersif pour le consommateur à travers les plateformes des réseaux sociaux par exemple, devient pour les nouvelles générations – les «Millennials» – un moyen essentiel (voire unique) de maintenir le contact”. En revanche, ce canal ne se conçoit pas au détriment de la vente directe, il doit venir la compléter et accentuer la désirabilité de la marque ». De surcroît, une vision claire et efficace est essentielle lors de la mise en œuvre du projet. Les crises survenues ces vingt dernières années poussent l’entrepreneur à se poser des questions plus profondes afin d’adopter une approche «responsable» et «authentique» de préparer conséquemment un avenir « durable » face à des « consommateurs plus engagés et soucieux des impacts nocifs (environnementaux, économiques et sociaux) d’une telle industrie », déclare Mariem Msadek.