Plus de 300 hôtels ont mis la clé sous la porte depuis le début de la pandémie. C’est le chiffre qu’a présenté Khaled Fakhfakh, trésorier de la Fédération tunisienne de l’hôtellerie, lors d’une conférence de presse tenue le mois dernier. Certes, la Tunisie n’est pas le seul pays qui fait face aux conséquences de la crise, mais ce qui rend la tâche encore plus dure pour les hôteliers tunisiens, c’est le fait que le secteur vit déjà une période difficile. En 2020, la valeur ajoutée du secteur hôtelier connaîtra une baisse considérable de 66%. Les acteurs du secteur sont néanmoins optimistes.
D’après une étude commandée par la FTH, on peut s’attendre en 2021 à une croissance de plus de 250% de la valeur ajoutée de l’hôtellerie “si le gouvernement met en place les réformes nécessaires”. Les professionnels du secteur ont aussi un rôle à jouer insiste Enis Rouissi, partenaire Deloitte. “Un changement majeur dans les comportements de consommation du tourisme et du loisir est constaté à l’international, mais aussi en Tunisie. Ceci s’explique notamment par l’importance croissante des préoccupations de l’hygiène, de la sécurité et de la recherche du sens dans les décisions d’achat des touristes”, a-t-il noté. Et d’ajouter: “Il est temps de développer une offre qui tient en considération ces changements”.
Cash for training : d’un pierre, deux coups
Les hôteliers se posent aujourd’hui l’incessante question des salaires surtout que l’étude de la FTH prévoit la perte de plus de 27 mille emplois dans le secteur d’ici la fin de l’année en cours. Les implications de cette vague de mise en chômage sont naturellement dévastatrices. Au fait, toujours d’après la même source, 6 familles sur 10, dont le chef travaille dans l’hôtellerie, entreront dans la pauvreté. La part des familles dans l’extrême pauvreté passera quant à elle de 1 à 40%.
La solution ? Pour Enis Rouissi, elle est toute simple: le cash for training. “Le gouvernement doit mettre en place des mécanismes pour offrir aux employés du secteur la possibilité de suivre des formations rémunérées qui vont leur permettre de monter en compétence”, a-t-il expliqué. Selon l’expert, avec un tel mécanisme, le gouvernement peut frapper d’une pierre deux coups : offrir une ligne de sauvetage aux salariés (et leurs familles) et les doter des compétences nécessaires pour assurer la relance du secteur une fois la crise passée. “La qualité du service et l’hygiène seraient d’importants facteurs de choix pour les touristes dans les mois à venir et il faut commencer dès à présent à préparer la workforce à de tels changements”, a insisté Rouissi.
Selon lui, plusieurs thèmes devront être abordés tels que l’hygiène, la sécurité sanitaire, le tourisme durable, la gestion de crise, ou encore les Soft Skills. “L’ensemble de ces sujets, a-t-il noté, constitue d’ailleurs la pierre angulaire du nouveau système de classement des hôtels (projet appuyé par la GIZ) qui a mis l’accent sur la qualité perçue par les touristes”. L’expert a assuré que “la montée en compétence sur les volets précités est donc requise non seulement pour le secteur privé mais aussi pour le corps des inspecteurs de l’ONTT”.
Le tourisme local : retour aux origines
Dans ce contexte, le tourisme local prend de plus en plus d’importance à l’échelle mondiale, comme accélérateur de la reprise du secteur. D’après l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT), le tourisme intérieur devrait reprendre plus vite que les voyages internationaux, ce qui est en fait un tremplin intéressant pour se rétablir des effets de la pandémie, note l’expert. “Les destinations les plus à même de relancer rapidement et durablement leur secteur touristique seront celles qui auront su prendre les mesures adéquates pour encourager les voyages à l’intérieur du pays”, a-t-il assuré.
En Tunisie, cette dynamique de croissance du tourisme intérieur est antérieure à la pandémie du Covid-19. Depuis 2011, ce segment a fortement contribué à la survie du tourisme tunisien alors que les arrivées de touristes étrangers ont fortement chuté en raison des nombreuses crises sécuritaires. Eniss Roussi recommande de développer une segmentation claire et la plus fine possible de ce marché et de clarifier les attentes, les préférences de consommation en tourisme et loisir. Il est aussi essentiel selon Rouissi de clarifier les comportements de chaque segment identifié, tels que les motifs de séjours, les types d’hébergement préférés, les principales activités pratiquées, le mode et le moyen de réservation de l’hébergement ou encore le moyen de transport emprunté, etc.
Pour le partenaire Deloitte, il faut également réaliser une analyse détaillée des dépenses moyennes par touriste et par poste de consommation (hébergement, restauration, loisirs, artisanat, etc.) au sein des différents segments et établir un ensemble de recommandations permettant aux opérateurs et aux autorités de dynamiser ce marché. Celles-ci devront porter sur trois thématiques clés. D’abord, il faut étudier la question des incitations financières: “Bien que différentes d’un pays à l’autre, celles-ci sont parmi les mesures le plus souvent déployées par les différentes destinations afin de booster le tourisme intérieur”, a noté Enis Rouissi. Aussi, le marketing et la promotion doivent permettre de rétablir le lien de confiance avec les touristes nationaux, trop longtemps délaissés au profit des étrangers.
Quant à l’offre touristique et de loisir, elles doivent d’après l’expert être adaptées à cette clientèle en tenant compte des préférences des différents segments qui la constituent. Un élément de taille qu’il ne faut surtout pas négliger: les partenariats. “Ils représentent un moyen de mieux servir la relance et simplifier l’encadrement du tourisme intérieur notamment pour le transport, les finances, la culture, etc”, a indiqué l’expert. Il a par ailleurs appelé à la mise en place de partenariats plus ciblés aux niveaux régional et local pour optimiser et/ou développer de nouveaux produits touristiques au niveau local, développer des actions marketing régionales ou encore améliorer les infrastructures.
Bien évidemment, cela devrait s’accompagner par un renforcement des capacités aussi bien des professionnels du secteur que des représentants des organismes publics “surtout que le marché des touristes nationaux est encore peu compris” selon Rouissi.
Casser les stéréotypes
La crise actuelle est non seulement de nature à renforcer certaines tendances déjà observées depuis quelques années, mais pourrait aussi stimuler de nouveaux besoins – ceux-ci s’articulent essentiellement autour de trois axes. D’abord, le digital et la réalité virtuelle qui connaissent une popularité grandissante vu que l’univers du tourisme est en phase avec l’émergence de produits innovants et l’application croissante des technologies aux diverses dimensions de l’offre.
Aussi, le secteur peut explorer la voie des Lifestyle Brands qui permet de répondre aux besoins des voyageurs qui sont en quête d’un niveau émotionnel plus profond et plus personnel. Enfin, il ne faut pas oublier l’émergence, depuis quelques années, des voyages expérientiels, notamment vers les destinations proposant des produits essentiellement autour des traditions et des coutumes. La crise actuelle est donc une opportunité pour construire un nouveau modèle pour l’industrie du tourisme tunisien et remettre en cause la logique quantitative fondée sur le volume, a indiqué Enis Rouissi. Et la restructuration doit également concerner les structures d’appui pour leur permettre de répondre efficacement aux enjeux de la crise actuelle, réclame l’expert. Selon lui, ceci permettrait d’accroître la résilience du secteur.
“Il s’agira d’analyser la maturité des différents départements de l’ONTT et leurs modèles opérationnels au vu des bonnes pratiques internationales”, a indiqué Rouissi. Ceci doit être suivi par la mise en place d’un plan de transformation à court et à moyen terme avec pour objectif de mieux accompagner la transformation nécessaire du secteur. En outre, au vu de la complexité de la chaîne de valeur du produit touristique et de l’urgence de rétablir le lien de confiance entre les différents acteurs publics et privés, Rouissi propose la mise en place d’une task force intra-institutionnelle et cross-ministérielle regroupant des représentants du tourisme, de la culture, du patrimoine, du développement durable, du transport aérien, du secteur bancaire, des partenaires stratégiques et financiers, etc.
“La réponse à la crise devra passer par une approche inclusive impliquant l’ensemble des acteurs intermédiaires”, justifie le consultant. Ces acteurs gagneraient à être pensés selon un modèle gagnant-gagnant mettant l’accent sur plusieurs points dont principalement l’ancrage de la responsabilité sociétale et le maintien des emplois, la formalisation de l’informel, l’accélération de la digitalisation et le pilotage strict de la qualité. Le branding est un élément essentiel de la réussite de toute stratégie de relance pour le secteur, note Rouissi.
Pour ce faire, l’expert propose d’adopter une stratégie de type reboot: elle consiste à rassurer les clientèles historiques, maintenir le lien pour les faire revenir en Tunisie lorsqu’elles y seront prêtes et à travailler progressivement de nouvelles cibles, notamment à travers une meilleure mise en avant d’offres alternatives. Ces offres peuvent avoir comme point focal la culture, le bien-être, les sports, etc. Mounir Ghazali, associé du cabinet EY, propose de son côté de miser sur l’hôtellerie d’affaires, et l’hôtellerie de ville. “Il est temps de voir des projets d’hôtellerie de ville dans les grandes cités du pays”, a-t-il souligné.
Un air de jeune
Si le tourisme tunisien doit se transformer, il faut penser à rajeunir le stock hôtelier qui est, pour la grande partie, traditionnel. “Il y a eu plusieurs initiatives pour restructurer ces hôtels et les remettre sur le marché avec un nouveau concept et de nouvelles offres”, a affirmé Mounir Ghazali, “mais les propriétaires initiaux ne sont pas prêts à lâcher leur actif même s’ils restent en difficulté”. Pour remédier à cela, Enis Rouissi propose de favoriser la création de foncière de portage à travers le rachat des murs et horizon de sortie prédéfini avec un rachat des parts à un montant donné sur objectifs. Ici, Rouissi appelle à impliquer la CDC.