Digitalisation, automatisation et plateformisation
La transformation digitale représente aujourd’hui pas moins de 22,5% de l’économie mondiale, un taux qui continuerait de croître pour atteindre les 35% d’ici 2030. Ces chiffres, présentés par Majdi Hassen, directeur exécutif de l’IACE lors d’une table ronde sur la transformation digitale dans la région arabe, démontrent l’importance majeure de la digitalisation dans une économie mondiale de plus en plus axée sur l’innovation.
Ceci est d’autant plus vrai en Tunisie, un pays qui vit depuis des années sur le rythme d’une profonde transition économique. La digitalisation des entreprises tunisiennes pourrait, à elle seule, amorcer une croissance économique de 1.57% jusqu’à 2.31%, a indiqué Hassen citant une étude réalisée en 2017 par l’IACE.
Malgré les bienfaits de la numérisation, seules 29% des entreprises tunisiennes se considèrent matures en termes de digitalisation. Il s’agit principalement de sociétés exportatrices évoluant sur le marché international, a-t-il souligné.
Toujours d’après la même étude, 25% des entreprises tunisiennes ne sont même pas intéressées par la digitalisation ! Parmi tant d’autres, le coût est cité comme le plus grand obstacle pour les entreprises souhaitant prendre le virage numérique.
D’après l’étude, ce coût est estimé à 6.25% du chiffre d’affaires. Pis encore, le directeur exécutif de l’IACE a noté que la nouvelle loi d’investissement ne considère pas la transformation digitale comme un investissement, privant ainsi les firmes des incitations fiscales et financières.
Les entreprises ne sont pas les seules bénéficiaires de la digitalisation. La transformation numérique permet aussi de créer une économie plus inclusive et introduire une meilleure gestion des ressources limitées du pays. Sans parler de l’énorme potentiel en termes d’amélioration de l’efficience de l’administration.
À titre d’exemple, sachez que deux tiers des documents demandés par certains services d’administration sont délivrés par … d’autres services de l’administration. “Imaginez le gain qu’on pourrait avoir en termes de temps et d’argent si la digitalisation nous débarrassait de cette énorme inefficience!”, a lancé Majdi Hassen.
La data, la machine et l’humain
La digitalisation et l’automatisation des process au sein des entreprises et de l’administration permettraient d’éliminer une bonne partie de l’inefficience introduite par les humains, voire même réduire le nombre d’employés. “Grâce aux efforts déployés par les entreprises allemandes pour améliorer leur efficience, 80% des tâches au sein de ces firmes sont automatisables”, a indiqué Ayad Al-Ani, co-chair de Digital Arabia Network.
En Allemagne, dit-il, une personne à la recherche d’un avocat pour un procès peut appeler un serveur automatisé. Ce dernier est capable, à l’aide de quelques questions, de calculer la probabilité de gagner ledit procès et même de recommander un avocat ! La force de cette machine réside dans sa capacité à analyser les verdicts dans les cours allemandes des 20 dernières années, a expliqué Al-Ani. Et d’ajouter : “Le mécanisme de l’algorithme n’est pas très compliqué. C’est l’accès aux données, à l’énorme quantité de données qui lui confère son exactitude”.
Collecter les données et avoir les data scientists capables de les structurer devient alors un enjeu stratégique. Coupler l’intelligence artificielle à d’énormes quantités de données permettra de déléguer une grande partie des tâches aux machines.
De telles solutions réduiraient le besoin des entreprises à sous-traiter, les machines étant beaucoup moins chères que les ouvriers tunisiens ou chinois, a indiqué Al-Ani. Les exemples dans ce sens ne manquent pas. Après avoir fermé toutes ses usines allemandes en 1993, Adidas est de retour en Allemagne avec l’ouverture en 2017 de sa première fabrique au pays. Intelligente et automatisée, la nouvelle usine, gérée par seulement 15 employés, est capable de produire 500 mille paires de chaussures par an.
Face à cette nouvelle tendance, quid de l’attractivité du site Tunisie quand la main-d’œuvre n’est pas le déterminant le plus important pour séduire les investisseurs, mais le prix de l’énergie ?, a indiqué le co-chair de la Digital Arabian Network. Et d’ajouter: “Les pays comme la Tunisie, qui comptent sur la disponibilité d’une main-d’œuvre à coûts réduits pour attirer les investisseurs, risquent de perdre leur avantage concurrentiel”.
Une économie de plateformes
Outre l’automatisation, la révolution numérique a donné également naissance à de nouveaux canaux d’échange: les plateformes. Ces nouvelles places de marché représenteraient une part importante de l’économie de demain, en jouant le rôle d’intermédiaire entre les consommateurs et les producteurs.
De telles plateformes ont déjà vu le jour depuis des années: Uber met en relation chauffeurs et voyageurs, Airbnb rapproche les locataires des propriétaires, … Ces réseaux cesseraient d’être l’exception et seraient, grâce à la démocratisation du digital, la règle. L’eau, l’électricité, les transports et même les ordures seront gérés via des plateformes connectées, a annoncé Ayed Al-Ani. Le fait est que, malgré les innombrables tentatives, aucune plateforme de taille n’a pu voir le jour dans la zone MENA, a signifié l’interlocuteur. Et d’ajouter: “Il est important de développer nos propres solutions parce que contrôler les plateformes revient à contrôler les données”.
À la différence du modèle actuel, où les entreprises veillent à bien protéger leurs créations, les plateformes seront ouvertes et accessibles aux tierces parties. Ces dernières pourront développer des solutions basées sur les fonctionnalités qu’offrent déjà ces plateformes.
C’est d’ailleurs la stratégie adoptée par Tesla, constructeur américain de véhicules électriques. La compagnie avait renoncé en 2014 à l’exclusivité de ses droits sur son portefeuille de brevets. Toute entreprise peut donc en profiter pour développer ses propres véhicules électriques concurrents. D’après Elon Musk, fondateur de Tesla, le but est d’amorcer le développement du secteur et de rendre les voitures électriques plus courantes.
Cette “plateformisation” de l’économie n’épargnera aucun secteur, y compris l’administration publique. En effet, et d’après Al-Ani, l’État se transformera en une “métaplateforme” qui permettrait de connecter les personnes ayant des intérêts en commun. Ainsi, au lieu de payer un service public lent et inefficace, le rôle de l’État serait de fournir les moyens nécessaires aux citoyens pour résoudre leurs problèmes en toute autonomie afin de répondre au mieux à leurs besoins.
De son côté, Andreas Reinicke, ambassadeur d’Allemagne en Tunisie a souligné l’importance de la digitalisation dans l’instauration de la transparence nécessaire pour permettre aux citoyens de mieux assurer la bonne gestion de l’argent du contribuable. Et d’ajouter : “Certes, on ne peut pas manger la liberté, mais elle permet de libérer la créativité génératrice de valeur ajoutée et de richesse”. L’ambassadeur a mis en exergue le “modèle européen” de la digitalisation, basé sur le respect de la protection des données personnelles, soulignant que “c’est la machine qui doit travailler pour l’humain, et non pas l’inverse”.
Quel que soit l’effet de la digitalisation sur le mode de gouvernance, assurant plus d’ouverture et de transparence ou imposant plus de contrôle, l’État de demain sera certainement différent : “Il n’est pas sensé de penser que tous les aspects de la société vont changer, alors que l’État va rester figé dans le temps”, a conclu Ayed Al-Ani.