La décentralisation
Levée de rideau des Journées de l’Entreprise placées cette année pour leur32ème édition sous le titre « L’entreprise et la décentralisation : dynamisme et opportunités ». Déclinée sous toutes ses coutures, la décentralisation était l’objet de panels variés et de thématiques discutées en présence d’un parterre d’experts et d’acteurs économiques aboutissant à des recommandations et à des enrichissements en matière d’expériences et d’échanges. Nous nous sommes intéressés à deux panels. Le premier concerne “ l’impact économique de la décentralisation : préalables et visions” et le second concerne “ la décentralisation et l’environnement des affaires”. Compte rendu.
Ahmed Bouzguenda a ouvert le bal en avançant que la décentralisation est à la fois une opportunité et un défi pour les entreprises. “Ce régime contribue à la création d’un environnement plus concurrentiel où chaque région est tenue de collecter ses propres fonds et d’en optimiser l’utilisation. Développer et restructurer les chaînes de valeur locales, de façon à en faire des sources de richesses est un élément essentiel pour la réussite de la décentralisation”.
Pour sa part, le chef du gouvernement, met l’accent dans son mot d’ouverture sur le fait que la décentralisation entraîne des changements au niveau de l’exercice du pouvoir vis-à-vis des régions en introduisant des notions telles que la libre administration — où les collectivités locales vont pouvoir prendre des décisions sans en référer au pouvoir central, de manière à répondre au mieux aux besoins de la région — et le contrôle a posteriori.
Radhi Meddeb, PDG Comete Engineering, a tenu à préciser que la décentralisation qui est selon lui un transfert de prérogatives, de responsabilités, d’un échelon central à des échelons locaux, doit s’effectuer sans qu’il y ait perte de substance. S’étalant avec plus de détails sur la définition de la décentralisation, Radhi Meddeb a abouti de fil en aiguille sur la confusion portée entre décentralisation et déconcentration.
« La déconcentration est également une décision politique, cependant sa mise en œuvre est technique tandis que la décentralisation est non seulement une décision politique mais encore sa mise en œuvre est plus politique», soulignera Radhi Meddeb en précisant que la déconcentration peut être un accompagnement ou un préalable à la décentralisation car il s’agit d’un processus qui permet de mettre en place dans les régions, des compétences et des savoir-faire.
La décentralisation c’est surtout une vision préalable !
Bertrand Delanoë, ancien maire de Paris a salué l’initiative ayant permis de donner la parole en premier lieu aux députés actuels et anciens , indiquant que ce sont eux qui font vivre la décentralisation.
Bertrand Delanoë parlera de son expérience et de son vécu à la tête de l’une des plus grandes collectivités locales de France dite également centralisatrice à savoir : la Mairie de Paris. « Elle pouvait aussi être victime de la décentralisation car Paris est la plus grande collectivité française mais elle applique les règles de décentralisation comme les communes de Bordeaux, Lyon ou Marseille» soulignera Bertrand Delanoë.
Plus les règles sont claires, plus le processus réussira, estime, à juste titre, l’intervenant dans son propos.
Par ailleurs et s’agissant du code et de son vote non encore effectif, l’ancien maire de Paris a lancé un appel à l‘adresse des autorités législatives en leur conseillant d’éviter certaines erreurs effectuées par la France en la matière. « Nos erreurs sont d’abord la complexité des responsabilités. Pour ma part s’il me venait à être de nouveau candidat à la mairie, ce qui n’arrivera plus jamais, je dirais que je préfère avoir moins de responsabilités mais les avoir entièrement ».
De ce fait, Bertrand Delanoë gratifiera tous les candidats aux élections municipales d’un conseil : « plus le projet est bien élaboré en amont, moins il y aura de problèmes dans la mise en œuvre». Selon l’intervenant, ce qui se produit le plus souvent est qu’il existe plusieurs échelons qui se chevauchent.
A ce titre, Radhi Meddeb précise que pour l’heure, le millefeuille administratif est à six étages ! « Il faudra l’écraser », insiste-t-il.
Bertrand Delanoë a fait le point sur les clés de la réussite du processus de la décentralisation. Selon ses dires, il faut d’abord développer une vision préalable à l’exercice du mandat, ce qui facilitera l’adhésion des citoyens. Ensuite, faire que la décentralisation soit une opportunité pour créer de la confiance.
Et enfin, considérer le maire comme étant au centre du carrefour de la plus grande diversité économique. Il doit, en effet, se charger de la vitalité des commerçants, des artisans, des PME, des start-up, etc. « C’est dans ce cadre que le maire peut créer des synergies et il pourra ainsi être un manager de la vie collective. Vous allez constater au cours des événements que la démocratie participative est un état d’esprit où l’on donne la possibilité aux acteurs de s’exprimer » explique Bertrand Delanoë.
Pour Abbès Mohsen, ancien maire de Tunis, la réussite de la décentralisation est possible à condition de respecter deux conditions, à savoir la salubrité des finances et la loyauté par rapport à ses principes fondateurs. Dans le premier cas, les collectivités locales, libérées de la tutelle de l’Etat doivent se garder d’accorder des largesses financières à des associations ou des communautés considérées comme des réservoirs électoraux mais plutôt œuvrer à créer de nouveaux établissements, à améliorer la mobilité urbaine et interurbaine.
Pour la seconde condition, la décentralisation doit être synonyme de démocratie participative, de gouvernance ouverte et de redevabilité. Il a cité l’exemple du Brésil où le budget municipal est discuté dans des assemblées citoyennes avant d’être adopté.
Les défis ne sont pas des moindres !
Le PDG de Comete Engineering expliquera que la décentralisation va être un exercice difficile surtout qu’il intervient dans un double contexte. En effet, il y a le contexte où le législateur a été particulièrement généreux dans son approche de la décentralisation.
Le Code des collectivités locales l’est également dans les responsabilités à transférer et à partager notamment. Le deuxième contexte consiste en la situation des finances publiques qui ne se portent pas à la meilleure allure, ajoutera Radhi Meddeb en poursuivant : « de ce fait, l’Etat est désargenté et ne pourra pas donner plus d’argent et il faudra donc transférer des ressources humaines et financières.
Et l’exercice de ce côté ne sera pas de toute aisance. » Il conclura en disant qu’une partie importante des ressources financières qui devront être allouées pour la décentralisation, devra nécessairement être fournie par l’Etat ,donc il s’agit d’un transfert. Le volume de ce dernier, prévu par l’Etat à l’adresse des collectivités publiques, reste à peu de choses près au même niveau de ce qui a déjà été expérimenté auparavant, soit aux environs de 1% du budget de l’Etat.
La décentralisation : moteur de compétitivité de nos entreprises !
Khaled Sellami, directeur général, ESSILOR SIVO a indiqué à propos de la décentralisation qu’il s’agit d’une question complexe et épineuse. Ne représentant que sa personne, le chef d’entreprise a insisté sur le fait que ce dont il parle n’est qu’une esquisse de son témoignage de par sa fonction. A cet effet, il dira que le climat des affaires en Tunisie n’est pas très propice ni très encourageant.
« Du fait de l’activité que nous engageons dans différents pays d’Afrique, je pourrai affirmer qu’il existe en la matière le pire et le meilleur» Néanmoins, voulant emprunter le pas d’optimisme au ministre de l’Industrie et des PME, Slim Feriani, il expliquera qu’il lui tient à cœur que des efforts nécessaires soient déployés afin de faire développer le pays. « J’y crois énormément et je pense que les facteurs de compétitivité dont nous disposons sont importants mais nous n’avons pas su les mettre en valeur.
C’est comme si nous avions d’excellents musiciens en aparté mais que nous n’avons pas la capacité de les mettre sur une partition unique et faire ainsi jouer de la bonne musique. »
S’agissant de l’entreprise, Khaled Sellami expliquera que même les entreprises qui opèrent uniquement sur le plan national font face à une compétition internationale. « Il suffit de prendre acte de la balance commerciale avec la Chine ou celle avec la Turquie », martèle –t-il. Il ajoutera que ce n’est pas en compliquant le climat des affaires en Tunisie, que l’on permettra à ces entreprises d’être plus compétitives.
Abordant la thématique principale des JES, Khaled Sellami dira que la centralisation est désormais perçue comme une forme de pénalisation et d’injustice. « Il n’y a pas d’équité et c’est du besoin d’une équité qu’est née la décentralisation. » soulignera Khaled Sellami avant de poursuivre : « en tant qu’entreprise, nous créons de la richesse, nous payons des impôts, certains ne le font pas.
Nous gagnons de ce fait tranquillité, transparence et efficacité mais de l’autre côté, nous perdons en compétitivité. De ce fait, nous nous trouvons devant un climat des affaires complexe qui nous pousse à réfléchir autrement. En effet, nous sommes à la recherche de solutions qui rendraient nos entreprises efficaces, compétitives et productives. Et ce, en composant avec des pays et des régions qui sont plutôt des facilitateurs de business plutôt que des freins. »
Partant de cette réalité, Khaled Sellami ajoutera que la décentralisation peut devenir non pas une politique facilitatrice du business mais plutôt une politique qui le gangrène encore plus.
La pression fiscale sous le collimateur
Parmi les défis à relever, le risque de l’accroissement de la corruption apparaît ici en tête d’affiche, suivi de la crainte de l’aggravation de la pression fiscale. Par ailleurs, Faycel Derbel, ministre-conseiller auprès du chef du gouvernement, indiquera de son côté que la pression fiscale qui est à ce jour de l’ordre de 23%, auxquels il faudrait ajouter les 1% pourrait-elle être accentuée par la décentralisation? La réponse selon l’expert en la matière est non ! « Nous avons atteint un taux record ».
Faisant acte des difficultés financières et de la « modicité des ressources » des collectivités locales, les réformes deviennent impératives, a martelé le ministre. Et pour précision, il expliquera qu’il faut simplifier les régimes d’imposition, élargir les champs d’application de la TCL en premier lieu mais aussi des autres redevances, l’amélioration du recouvrement des taxes et des redevances locales. Néji Baccouche, président du centre d’études fiscales abonde dans le sens que les collectivités locales doivent avoir les moyens de la mission dont elles sont chargées, rappelant au passage que « la légitimité d’un pouvoir se fonde sur l’impôt ».
Il met l’accent également sur la nécessité de former des cadres et des compétences au sein des collectivités locales, facilitant la voie à ce que ces dernières réalisent leurs objectifs.
Décentralisation et risques de corruption : contrer le mal à son origine !
A ce titre, une panoplie d’experts ont expliqué que des appréhensions sont légitimes dans la mesure où dans la Tunisie postrévolutionnaire, ni la loi ni l’Etat ne sont fortement respectés. Dans ce sillage, une interrogation et non des moindres a surgi dans les airs de ce panel : existe-il une relation entre la décentralisation et la corruption ?
Pour tenter d’y répondre, l’expert-comptable et ancien député Slaheddine Zahaf expliquera que lorsque la décision est prise de manière collégiale au niveau régional, le risque de la corruption diminue. Néanmoins, un des principes de la décentralisation est l’amélioration de l’administration publique.
A cet effet, il paraît incontournable de faire face à des risques de dérapage notamment si des instruments sont conçus de manière ambiguë. Slaheddine Zahaf indiquera de même que lesdits principes n’ont toujours pas été mis en place. Il appellera alors à une meilleure organisation pour consacrer une administration viable et fiable tout en respectant le rôle joué par l’Etat.
Neila Chaâbane, universitaire de son état mettra l’accent sur la nécessité de maîtriser l’ensemble des ressources tout en mettant en place des garde-fous en vue de faire front à la corruption. Selon ses dires, la corruption pourrait venir du fait qu’il y ait absence d’autonomie financière et matérielle que nécessitent les collectivités locales.
Cela agirait comme une sorte de brèche par laquelle pourraient donc se faufiler les risques de corruption et il serait difficile par la suite d’en effectuer la traçabilité. Les risques de la corruption viendraient essentiellement et dans un premier ordre du manque voire de l’absence de moyens financiers et matériels.
A partir du moment où l’on identifie l’origine du mal, il devient aisé d’agir en conséquence et d’en limiter ou éradiquer les effets néfastes. Faire mur contre les risques de la corruption revient à fournir les ressources nécessaires là où elles se trouvent réellement.
Aussi complexe et à forts enjeux qu’elle est, la décentralisation suscite donc l’intérêt et la mise à contribution de tous les acteurs qu’ils soient économiques, sociaux ou politiques.