Quelle place pour la Tunisie dans la nouvelle Route de la Soie dessinée par la Chine ? Quelle stratégie faut-il déployer pour garantir à la Tunisie une participation win-win dans cette initiative chinoise ? Politiciens, entrepreneurs et experts ont essayé de répondre à ces questions, et bien plus, à l’occasion de cette 5ème édition de Tunis Forum.
La Chine sur le spectre de la mondialisation
La Chine est aujourd’hui un acteur majeur de l’économie mondiale : avec des investissements étrangers dépassant les 35 milliards de dollars en 2015, nous informe Ahmed Bouzguenda lors de son allocution d’ouverture, la Chine arrive en deuxième position dans le classement des pays sources d’ IDE. La République Populaire de Chine a marqué sa présence également sur le continent africain. La Banque Chinoise de Développement, a indiqué Ahmed Karm, a réservé à l’Afrique 65 milliards de dollars, avec des interventions dans 45 pays. L’Empire du Milieu joue aussi un rôle important dans le paysage économique de la région maghrébine : “La Chine a dépassé les Etats-Unis pour devenir le premier exportateur de marchandises au Maghreb”, a souligné Bouzguenda.
La Chine, comme l’a expliqué Jean-Pierre Raffarin, est le banquier du monde : quand un Chinois gagne un dollar, l’Américain en gagne quatre. Cependant, sur ces 4 dollars, l’Américain dépense 5; le cinquième dollar il l’empreinte de chez le Chinois — qui économise la moitié de son dollar. “C’est l’économie du moins riche qui finance le déficit du plus riche”, a-t-il ajouté. L’empire asiatique a connu également plusieurs changements économiques et sociétaux: 70% des entreprises chinoises sont détenues par des capitaux privés et le pays dispose d’une large classe moyenne représentant le premier marché touristique, aussi bien en nombre qu’en termes de dépenses, a expliqué le président de l’IACE. “Même les importations tunisiennes provenant de la Chine ont connu des changements radicaux”, a-t-il ajouté. En effet, aucun article des top 20 des produits importés en 2000 ne figure dans cette même liste en 2015. Aujourd’hui, la Tunisie importe de la Chine principalement des biens d’équipement, dont 80% ont un contenu technologique moyen ou élevé.
La Route de la Soie : l’escale tunisienne
Malgré sa forte présence globale et régionale, la Chine semble absente de la Tunisie : “Les relations entre les deux pays ne sont pas à la hauteur de nos espérances”, a déclaré Ahmed Karm, rappelant le déficit de la balance commerciale avec la Chine de 3 milliards de dinars. Mais cette situation pourrait changer. Car à travers l’initiative de la Route de la Soie, lancée en septembre 2013 par le président Xi Jinping, la Chine “vise à renforcer sa connectivité avec l’espace eurasiatique et l’Afrique sur la base d’un maillage d’infrastructures, de transport, d’énergie et du numérique”, a fait remarquer Bouzguenda. Et d’ajouter : “La Tunisie, bénéficiant d’importants accords commerciaux avec l’Europe, consolidés par l’Aleca, d’une ouverture sur le Maghreb et l’Afrique, et disposant d’une main-d’oeuvre compétente et compétitive, a sa place sur cette Route de la Soie”.
Dans la même ligne de pensée, Fadhel Abdelkéfi a affirmé que la Tunisie peut être une plateforme d’exportation non seulement vers l’Europe, mais aussi vers l’Afrique. Le ministre a insisté sur le fait que la coopération avec “nos amis chinois” doit se faire dans une logique de win-win : “Nous voulons que les entreprises chinoises s’installent en Tunisie et recrutent la main-d’oeuvre tunisienne et que les entreprises tunisiennes puissent bénéficier des transferts technologiques et de capitaux; tout en permettant à nos amis chinois d’ouvrir de nouveaux marchés européens et en Afrique subsaharienne.”
D’après Ahmed Karam, il y a une réelle volonté de la part des investisseurs chinois d’investir en Tunisie, notamment dans l’infrastructure (routes, autoroutes, ports, aéroports, …) mais aussi dans les mines, dans les énergies fossiles et renouvelables, dans l’industrie manufacturière, dans la santé et même dans l’éducation. “Il est temps, suggère Karm, d’examiner ce que nous pouvons faire pour nous insérer dans cette dynamique globale”. Et d’ajouter : “Le modèle chinois repose sur la création de zones de développement exclusives. De telles zones ont démontré plus d’une fois leur efficacité, notamment en Afrique du Sud, en Éthiopie et, dernièrement, au Maroc. La Tunisie peut proposer à son tour d’établir une zone pareille au sud.”
“Au niveau du ministère, nous sommes en train d’étudier la possibilité de créer des espaces dédiés aux investisseurs chinois qui également pourraient servir de plateforme complète où ils peuvent installer leurs business et développer leurs entreprises”, a rassuré Zied Laâdhari.
Un gap culturel
Bien qu’il s’agisse d’une thématique économique par excellence, le volet culturel ne peut être négligé. Aldo Olcese, président de Fincorp en Espagne, a fait remarquer que nombre de responsables et hommes d’affaires chinois ont quitté la salle peu après le démarrage des travaux du forum. Incapables de comprendre les discours malgré la traduction en français et en anglais, deux langues qu’ils ne maîtrisent pas, ils ont préféré se retirer.
“Nous devons nous entendre avec nos amis chinois dans leur langue, et mutuellement”, a-t-il déclaré.
La différence culturelle pourrait avoir de fâcheuses conséquences sur les entreprises tunisiennes souhaitant conquérir du terrain dans l’Empire du Milieu — comme l’a prouvé Abdelaziz Makhloufi, PDG de CHO. Cette entreprise d’exportation de l’huile d’olive tunisienne n’a pas trouvé de difficultés majeures sur les marchés nord-américain et européen. Cependant, l’entrée dans le marché chinois n’était pas aussi évidente. Alors que les deux premiers marchés enregistrent des demandes de l’ordre de 4000 et 2000 tonnes par année, respectivement, le marché chinois n’en demande que 40 tonnes par an.
D’après plusieurs études faîtes plus tard, il s’est avéré que la politique de marketing empruntée par la marque — basée essentiellement sur les points de vente — n’était pas adéquate au marché chinois très branché sur l’e-commerce. L’entreprise a depuis rectifié le tir, ce qui a contribué à une amélioration du chiffre d’affaires.
Makhloufi recommande aux entreprises souhaitant intégrer le marché chinois d’apprendre le mandarin, afin de mieux assimiler sa culture et de mieux comprendre les lois en vigueur. Une cheffe d’entreprise, présente lors du débat, a fait également remarquer que la nouvelle loi sur l’investissement n’était pas disponible en mandarin, ce qui la rend inintelligible pour une grande partie de sa cible. Pour savoir tirer pleinement profit des opportunités qu’offre la nouvelle vision chinoise, la Tunisie n’a d’autres choix que d’apprendre à s’adapter à cette culture qui nous est étrangère. Les Tunisiens doivent également se débarrasser des stéréotypes et des idées reçues : la Chine est aujourd’hui une superpuissance politique, économique et industrielle.