Najla Serine Chaabane, PDG de la Mediterranean Food Industry, lauréate du Secteur industrie — Prix Tunis Ré
“Toute région a besoin de ses enfants”
Quand on veut, on peut et quand on peut, on doit. Nejla Serine Chaâbane en fait la démonstration. Tout est motif pour l’inciter à aller de l’avant, à braver les difficultés et à relever les défis. Elle a la passion du métier. La fibre entrepreneuriale coule dans ses veines. Et sa région est comme chevillée au corps. Son ancrage régional est si profond qu’on a peine à l’imaginer vivre, produire, innover, se réinventer en permanence ailleurs que chez elle à Gabès. Comme si elle voulait perpétuer une grande lignée d’entrepreneurs qui ont fait de tout temps la gloire et la fierté de sa région.
Nejla Serine Chaâbane a le sens de l’anticipation sinon elle ne se serait pas aventurée dans un univers qu’elle a été la première à explorer. Avec succès. Elle a la sagesse du terroir, ce qui lui permet d’avancer à pas assurés. Elle a aussi et surtout l’envie de gagner. Et d’associer dans sa marche victorieuse, avec l’humilité qui sied aux grands, son personnel et sa région qui lui servent de tremplin et de source d’inspiration. Elle veut par-dessus tout prouver à elle-même, aux siens, aux chefs d’entreprise de la région et aux graines de génie, ces entrepreneurs en herbe, qu’un trésor est toujours caché dans le tréfonds de la région. Point besoin d’aller tenter l’aventure ailleurs quand on peut escalader les marches de la gloire chez soi, dans le pays qui vous a vu naître et grandir.
Son parcours ne fut pas un long fleuve tranquille. Elle a connu les difficultés du démarrage et a dû essuyer les refus policés des banquiers qui gèrent avec parcimonie et une excessive prudence leurs dépôts plus que les risques. Elle s’est heurtée à l’hostilité bienveillante du personnel masculin peu habitué à se laisser diriger par une femme chef d’entreprise.
En dix ans, elle multiplia par deux puis par trois, par quatre, et par six ses lignes de production. Elle vit son crédit et son aura s’élever à mesure que grimpaient son chiffre d’affaires et ses résultats. Elle vit aussi sa cote de respectabilité grandir auprès de son personnel convaincu de sa force de caractère, de sa créativité et de son leadership. Elle vit aussi et surtout sa notoriété se répandre dans tous les recoins de sa ville qu’elle porte au plus profond d’elle-même. C’est sans doute pour au moins ces raisons que Nejla Serine Chaâbane a été élue Femme Entrepreneure de l’année 2016.
Pouvez-vous nous dire comment l’idée de lancer votre projet vous est venue?
De mon souhait de lancer un projet dans ma région, Gabès. Généralement les Tunisiens originaires du Sud qui accomplissent leurs études dans une autre région, comme à Tunis ou à Sfax, finissent par s’y installer pour y vivre et travailler.
Ce n’était pas du tout mon cas. Puisque j’ai toujours voulu m’installer dans ma région natale. Certes, au sortir de ma maîtrise à l’ISG (Institut Supérieur de Gestion) de Gabès, je suis allée à Tunis pour accomplir des stages et me perfectionner dans le domaine de l’expertise et de la révision comptables, mais je ne comptais pas y rester pour toujours.
Je me suis rendue compte, par ailleurs, que je ne voulais pas faire carrière dans l’univers de la comptabilité et de l’audit. Je rêvais de me mettre à mon compte. Je voulais créer ma propre affaire. Mais, je n’avais jamais pensé à me lancer dans l’industrie.
J’ai pris cette décision lorsque j’ai voulu exploiter un terrain, propriété de mon père, dans la zone industrielle de Gabès. J’ai commencé alors à penser à l’activité que je pouvais entreprendre dans cette zone.
C’est comme cela que j’ai pensé à promouvoir une activité en rapport avec l’acide phosphorique. Le GCT (Groupe Chimique Tunisien) exportait cette matière sans aucune transformation. Je me suis alors dit qu’il y avait une place à prendre et que je pouvais intervenir à ce niveau.
J’ai alors déposé une demande dans ce sens auprès du GCT. La pertinence du projet a fait le reste. L’accord m’a été donné par une commission qui regroupe de nombreux ministères. C’était du reste la première fois que l’on accordait à un privé la possibilité d’exploiter l’acide phosphorique.
Cela s’est passé en 2006. J’ai entamé mon projet une année plus tard. En mai 2007 précisément. Cela fera bientôt dix ans dès l’instant où j’ai commencé mon activité industrielle. Et j’avais alors débuté avec un tout petit quota : 700 tonnes.
Comment s’est fait le démarrage ?
Comme je viens de vous le dire, j’ai commencé avec 700 tonnes et une seule ligne de production. Cette quantité permettrait à peine d’assurer aujourd’hui deux à trois jours de production. Je produis du phosphate dit bicalcique qui est à 18% de phosphore et à 26% de calcium. Les débuts étaient difficiles parce qu’il fallait bien trouver le bon dosage d’acide phosphorique et de carbonate de calcium. Je me suis appuyée sur des ingénieurs très expérimentés pour le faire. Ces derniers ont coaché nos techniciens. Ils continuent à travailler avec l’entreprise en freelance.
Ces compétences techniques de haut niveau contribuent à nous permettre de répondre à des spécifications techniques internationales. C’est un additif alimentaire destiné à l’alimentation de la volaille, mais il peut être fourni à d’autres animaux. Le produit est extrêmement important pour l’alimentation des animaux. Dans la mesure où il améliore la chair de l’animal et le protège de nombreuses maladies.
Avez-vous fait du chemin depuis ?
Effectivement. Je suis actuellement à cinq lignes de production. Et la Mediterranean Food Industry (MFI) est en train de préparer l’entrée en production d’une sixième ligne. Ce qui signifie une augmentation des quantités produites.
Mais si les quantités ont augmenté, il faut tout de même penser à réexaminer notre vécu. Le comité sur lequel je m’appuie, constitué d’ingénieurs et de techniciens, me conseille d’ailleurs de penser à créer une nouvelle unité de production. L’actuelle unité a, pour ainsi dire, vieilli.
Comment s’est faite l’évolution au niveau de la production ?
Elle s’est faite progressivement en fonction de l’augmentation des quantités destinées à la production. L’entreprise exploite aujourd’hui 3500 tonnes d’acide phosphorique. Il faut dire que cela s’est fait petit à petit avec le développement des effectifs et des moyens dont dispose la MFI. Et grâce à la compréhension et le soutien dont j’ai toujours bénéficié.
Dans quels pays exportez-vous vos produits ?
J’opère sur de nombreux marchés : en Algérie, en Libye, en Iran, en France, en Italie…Nos produits sont réexportés à partir de ces pays en Autriche et en Allemagne. J’exporte également en Egypte où j’occupe une place de choix : près de 60% de ce marché. J’exporte également vers l’Arabie Saoudite.
Qu’en est-il de votre chiffre d’affaires ?
Il évolue beaucoup en fonction de la production, mais aussi du prix de la matière première. Reste que ce chiffre est beaucoup plus lié à la production réalisée par l’entreprise.
Le chiffre d’affaires était de 50 millions de dinars au 31 décembre 2016. Au début, on faisait 5 à 6 millions de dinars.
Aujourd’hui, la production est de 49 000 tonnes/an. Alors qu’au démarrage, l’entreprise réalisait 20 000 à 22 000 tonnes/an. La production de MFI a donc aujourd’hui plus que doublé.
Comment s’est déroulé le financement du projet ? Quelles sont, à ce propos, les principales difficultés rencontrées ?
La principale difficulté a concerné l’octroi d’un fonds de roulement. Ma banque était prête à accorder un crédit d’investissement, mais ne me permettait pas d’obtenir un fonds de roulement.
Cela me posait problème d’autant plus que le coût de la matière première était élevé. Cela constituait un blocage. Dans le temps, une tonne d’acide phosphorique coûtait entre 700 et 800 dollars.
Le démarrage a pris de ce fait du retard. Puisque je suis restée tout un mois sans pouvoir commencer à travailler. Heureusement, par la suite, la banque s’est convaincue de la nécessité de me débloquer le fonds de roulement.
Pouvez-vous nous parler de votre schéma de financement ?
Ce schéma reposait sur une SICAR, la BFPME (Banque de Financement des Petites et Moyennes Entreprises) et une banque, la BTL (Banque Tuniso-Libyenne).
Et à quelle date le projet est-il devenu rentable ?
A partir de 2009–2010. L’entreprise a, donc, travaillé pendant deux années à perte.
Vos collaborateurs sont originaires de la région de Gabès ?
Effectivement. Et à 99%. Pour élargir le débat, je dirais que le projet devait s’insérer dans une dimension régionale. Il s’agit d’exploiter une ressource qui se trouve dans la région. Il a vocation de participer au développement régional.
Comment l’entreprise a-t-elle vécu les événements du 14 janvier 2011 ?
C’était somme toute un moment difficile. Il faut dire que l’entreprise a souffert seulement de l’environnement. Nous avons souffert par exemple d’un manque au niveau de l’approvisionnement.
Notre production a été perturbée. Mais cela n’a pas empêché l’entreprise de survivre. Les salaires étaient régulièrement versés. Et tout le personnel, auquel je rends un vibrant hommage, était fidèle au poste et témoignait de son attachement par une présence quotidienne.
Il était conscient de l’importance qu’il y a à préserver l’unité de production et l’emploi de tout un chacun. Le personnel gardait fermement les lieux, déterminé à défendre les acquis réalisés.
Il faut reconnaître que même si on le voulait, on ne pouvait exporter. Il faut se souvenir que tout était bloqué à cette époque. Il y avait des barrages partout. Et le quotidien de tout un chacun était des plus difficiles.
Le fait d’être une femme a-t-il constitué, du moins pour le démarrage, une difficulté supplémentaire ?
Oui. Certains affirmaient ne pas être disposés à travailler sous les ordres d’une femme. J’étais à l’époque également jeune : 25 ans à peine. Mais les réactions n’étaient pas somme toute agressives. Avec le temps, tout le personnel m’a adoptée. Notamment en me voyant travailler côte à côte avec lui en bleu de travail, et jusqu’à des heures indues, portant un casque et mangeant les mêmes plats que lui. Tout l’effectif m’a appréciée. En plus, je ne lui étais pas vraiment étrangère. Je suis effectivement originaire de la même région.
Quelle était, selon vous, la plus grande difficulté à laquelle vous avez dû vous confronter ?
Il y a plusieurs difficultés en fait. Le manque d’expérience a constitué pour moi une grande difficulté. Je ne savais pas, par exemple, comment on s’adjugeait des marchés. En raison notamment du fait que — et c’est là une des caractéristiques de mon métier- les prix ne sont pas stables. Ni à l’achat, ni à la vente. Par exemple, au jour d’aujourd’hui je ne peux pas déterminer mes prix au-delà du 31 mars 2017.
Autre difficulté, et de taille, il y a constamment de nouveaux concurrents sur le marché. D’autant plus que l’entreprise opère sur de nombreux marchés : en Europe, au Moyen-Orient, en Asie,…
Est-ce que produire est toujours aussi dur pour vous ?
Oui. Et je pense que nous ressentons plus les difficultés aujourd’hui qu’au moment du démarrage.
Pourquoi ?
Parce que la concurrence est plus rude aujourd’hui. D’autant plus que la MFI est une petite unité comparée à des concurrents très expérimentés et installés depuis bien plus longtemps, mais aussi bien présents dans le monde entier.
Heureusement, l’entreprise a réussi à se faire une place sur le marché mondial. Grâce notamment à la qualité de nos produits. Laquelle qualité provient de celle du phosphate tunisien.
Mais qu’est-ce qui vous donne chaque jour de l’énergie pour aller de l’avant ?
Gabès, ma région. Il faut souligner qu’aucun projet depuis mon installation n’a vu le jour dans la zone industrielle où je travaille.
Lorsque j’avais obtenu mon diplôme à l’ISG de Gabès, je ne pensais pas pouvoir lancer un jour mon projet. Et les premiers moments, je n’en croyais pas mes yeux.
Je suis, par ailleurs, très attachée à ceux qui travaillent avec moi. Je les connais un à un. Je connais leur quotidien. Je vois dans leurs yeux l’amour qu’ils ont pour le projet. Et cela renouvelle tous les jours l’énergie qui est en moi et qui me pousse à redoubler d’efforts.
Ils sont du reste toujours là pour asseoir le projet sur des bases solides. Pour des raisons évidentes, comme la conquête des marchés, je suis souvent en déplacement. Mais, lorsque je ne suis pas avec les employés de l’entreprise, je sais que je peux dormir tranquille.
Nourrissez-vous d’autres projets ?
Je compte me concentrer sur mon travail. Je ne compte pas, donc, changer d’activité. Je compte évidemment conquérir de nouveaux marchés, améliorer les produits, mais pas changer de secteur. Je n’aurais du reste pas le temps nécessaire pour le faire.
Le projet et moi-même avons pour ainsi dire démarré et grandi ensemble. Et nous ne sommes pas prêts à nous séparer en si bon chemin.
Y a-t-il une difficulté à être entrepreneur à Gabès ?
Réellement, non. La difficulté réside en fait dans le produit lui-même. Il faut toujours trouver la bonne recette — car il s’agit bel et bien de recette — pour produire juste. Il faut rectifier constamment le tir.
Et cela va beaucoup dépendre de la nature de la demande. Tous les marchées n’exigent pas la même concentration : c’est-à-dire le pourcentage du phosphore à écouler.
Avez-vous un message à transmettre ?
Je veux dire principalement à ceux qui sont en formation aujourd’hui et qui s’apprêtent à sortir sur le marché du travail comme à tous ceux qui craignent de lancer leur projet de ne jamais reculer, d’aller de l’avant. Cela finira par marcher.
Je veux dire également aux entrepreneurs de demain de rester dans leur région d’origine, de ne jamais la quitter. De créer leur projet sur place. Car toute région a besoin de ses enfants.