Lamia Ben Ayed, lauréate du secteur agrobusiness / prix BNA
C’est la conjugaison de la force de l’espoir avec l’ardeur de la combativité. Lamia Ben Ayed est partie au front pour reprendre en main et redresser l’entreprise familiale dont elle est actionnaire. Elle n’a pas lésiné sur ses efforts et n’a éludé aucun détail. Autant animée par l’envie d’entreprendre que par la volonté du partage et par l’esprit sociétal. Totem d’une force tranquille, elle n’a pas cherché uniquement à sauver ses emplois mais également à en créer des décents dans les arrière- contrées du pays. Interview.
Dans quelles circonstances est né votre projet?
En 2012, mon mari et moi avions eu l’idée de créer un projet qui porte sur le traitement des plantes naturelles, thym, verveine, romarin, menthe… Le projet a été baptisé Epika.
Nous avons entamé la production au mois d’avril 2012. C’est seulement, au mois d’octobre de la même année que nous avons commencé à réaliser un chiffre d’affaires. Nous avons commis plusieurs erreurs de départ: erreur dans le dimensionnement, erreur avec le banquier, erreur avec la comptabilité qui ont induit des difficultés financières dès le départ, quand bien même il s’agit d’un beau projet.
En 2013, nous sommes tout de même parvenus à traiter avec la grande distribution et à exporter en Libye. Au cours de cet exercice, on peut dire que les choses étaient acceptables et gérables. Toutefois, les difficultés ont repris de plus belle à cause de la fermeture du marché libyen et du resserrement des négociations avec les grandes surfaces pour devenir insurmontables en 2015.
Nous avons alors décidé que je prenne en main les rênes du projet. Mon mari a intégré un poste dans une autre société.
Quelles ont été vos premières actions?
A cette date, j’ai dû solliciter un associé de rejoindre l’entreprise, en l’occurrence Maher Kallel qui a injecté de l’argent frais à travers son business angel. Ceci nous a permis de changer l’emballage. J’ai complètement changé de stratégie, notamment pour ce qui est de l’acquisition de la matière première. J’ai mis en place un réseau de collecte en contactant directement les femmes agricultrices qui cultivent et traitent les épices à Testour, à Ain Draham… et j’ai réduit le recours aux intermédiaires.
Au final, êtes-vous parvenue à réduire vos charges ?
Oui, et ce, pour une raison simple. D’autres fournisseurs m’ont offert des prix plus intéressants. Pour revenir aux intermédiaires, j’ai continué à travailler avec certains avec le prix que j’ai fixé, d’autres ont décidé de quitter et c’est leur choix. Ceci n’empêche qu’il m’arrive de m’approvisionner auprès d’eux en situation de pénurie.
Il faut reconnaître que la filière dans laquelle évolue Epika est constamment exposée aux aléas climatiques et confrontée au phénomène de l’irrégularité de la production : tantôt c’est la pénurie, tantôt c’est l’abondance. Au final, en dépit des difficultés rencontrées, j’ai pu maîtriser les différents stades de la production et de la commercialisation et j’espère que l’exercice 2017 sera meilleur que celui de 2016.
Quelle est la plus grande difficulté que vous avez rencontrée lorsque vous avez pris en main le projet?
Incontestablement les banques. Les charges de l’endettement étaient insupportables. Je devais à la banque, à l’entreprise d’emballage, aux fournisseurs …L’injection d’argent frais de l’associé n’a permis que d’améliorer la visibilité de l’emballage. Petit à petit, j’ai résolu ces problèmes un à un. C’était le tribut à payer en prenant en charge une société en difficulté financière. Le travail acharné ne m’a guère dérangé, ce dont j’ai le plus craint c’est l’endettement.
Comment avez-vous procédé pour contenir cette situation difficile ?
Pour y remédier, j’ai mis en place des tableaux de bord, voire des feuilles de route pour chaque dossier avec des indicateurs vert, rouge ou orange. Je gère ma trésorerie au jour le jour et au millime près. J’ai organisé et optimisé la production. J’ai programmé mes achats au quotidien, par semaine, par mois. Aujourd’hui, j’ai un stock d’emballage payé pour une année. Ceci est vrai également pour les dettes bancaires. La situation est réellement en train de s’assainir. Nous comptons atteindre le seuil de rentabilité fin 2017.
Qu’est-ce qui explique cette forte motivation ?
Dans mon usine il y a cinq femmes. Chaque femme est confrontée à ses problèmes sociaux et chaque femme est appelée à faire vivre sa famille grâce à son salaire. Chaque mois je travaille pour atteindre trois objectifs: payer les salaires des femmes employées, payer les fournisseurs et autres créanciers et redresser une société en difficulté, la rendre rentable et la faire évoluer.
Comptez-vous vous arrêter à ce stade de la production ?
Pour moi, cette entreprise est tout juste un maillon d’un grand projet. Nous comptons maîtriser la chaîne de valeur de chaque plante, comme la verveine depuis sa culture, sa cueillette, son traitement, son emballage et sa vente. Je compte également évoluer vers l’industrie de la tisanerie, et ce, en partenariat avec les groupements féminins à Testour, à Ain Draham et ailleurs. Cette semaine, je vais me déplacer à Ain Draham, plus exactement dans la zone de Sidi Ahmed pour voir les femmes agricultrices partenaires et m’enquérir de la superficie des terrains qu’elles exploitent et de leurs besoins en semences et boutures.
Je vais m’adresser aussi au commissariat du développement agricole de la région pour savoir quelles sont les cultures de plantes aromatiques et naturelles qui marchent bien. Mon ambition est de créer dans chaque zone un groupement pareil et d’améliorer encore mieux mon emballage pour viser l’export.
Et si vous nous parliez un peu de ces groupements féminins qui sont vos partenaires ?
Ce sont des groupements professionnels qui assurent les différentes étapes de la production : culture, entretien, cueillette, collecte, séchage, tamisage… Le rôle d’Epika consiste, essentiellement, au dernier traitement, à savoir l’emballage et la commercialisation. Par exemple, le groupement de Testour, qui est en phase de constitution, va compter 28 femmes et sera spécialisé dans la production du romarin et du thym. Il est plus sain et plus rentable de composer directement avec les groupements féminins. Je paye cinq fois plus cher mais au moins j’ai la certitude de disposer d’un produit de bonne qualité et satisfaisant. Ces femmes bénéficient dans le cadre de ces groupements de la couverture sociale requise. Elles ont leur patente et leur RIB.
Qu’en est-il de votre initiation à l’ESS ?
En 2014, j’ai travaillé sur un projet inspiré de l’économie solidaire et sociale. J’ai beaucoup lu sur ce dossier à travers les expertises développées au Brésil et dans d’autres pays. L’esprit de l’économie solidaire et sociale est ancré en moi. Et c’est sur la base de ce concept que je suis en train de gérer mon projet. L’idée de base c’est que mes ouvriers soient avant tout des partenaires et non pas des salariés.
J’espère que d’ici fin 2017 ma société commencera à générer des gains pour pouvoir les répartir entre les actionnaires mais également entre les ouvriers. J’ai entamé avec eux un travail de sensibilisation afin qu’ils comprennent qu’ils travaillent pour la pérennité de leur source de revenus. Je suis d’une grande écoute pour eux et prends en considération leurs points de vue. Je travaille avec l’esprit solidaire, collectif et d’équipe.
Ce sont eux qui veillent à la réduction des coûts (moins de déchets, moins de pertes, optimisation des heures de travail…). On travaille par objectifs en matière de production. Le but est de leur faire sentir que la société est leur propriété. C’est là l’esprit et la manière avec laquelle je gère l’entreprise. Les femmes ouvrières avec lesquelles je compose sont constamment responsabilisées. Chacune d’elles est responsable d’un créneau (ici d’une plante). Ainsi, nous avons la responsable du romarin, une autre du thym…
Ce sont elles qui contactent les groupements féminins . L’idée est de faire en sorte que notre objectif commun soit atteint par la mise à contribution de chacun de nous. Les bénéfices que l’entreprise commencera à réaliser seront répartis entre elles. Espérons que cela sera possible dès la fin de l’exercice 2017.
Un mot sur votre mari. Que pense-t-il de votre projet?
Il en est fier. A un certain moment, il m’a recommandé d’abandonner si les choses n’arrivent pas à fonctionner convenablement eu égard à l’amélioration de sa situation financière. J’ai tenu bon en considération des familles qui vivent de ce projet et perçoivent un salaire. C’est seulement avec cette relation gagnant gagnant entre employeur et employé qu’on peut avancer.
J’ai tenu bon pour que le projet redémarre, mais c’est grâce aux travailleurs que nous sommes parvenus à la réussite. Ce n’est pas ma réussite c’est la réussite de toute une équipe. Je tiens à les remercier.
Quel est votre message?
Que tous les patrons tunisiens aient un comportement citoyen, qu’ils fassent l’effort de comprendre leurs travailleurs. Il est légitime de chercher à faire du bénéfice, mais il faut s’assurer que tous les employés ont une vie digne et décente.