Tout a pris origine à El Ataya, cœur battant de l’archipel des îles de Kerkennah, où l’art de la pêche n’a d’égal que le goût de la vie. C’est là où Fatma Samet a fait ses premières découvertes au contact des tisserands, des brodeuses et des marins-pêcheurs.
Créativité, inventivité et travail artistique pour casser les codes, changer les choses et faire bouger les lignes d’un artisanat longtemps dépouillé de ces valeurs artistiques pour cause de frénésie industrielle. Fatma Samet entame le métier d’entrepreneur en créant sa propre entreprise Kerkenatiss.
Samet a mis toute sa passion, toute son ingéniosité pour redonner à l’artisanat ses lettres de noblesse kerkeniennes. Elever l’artisanat au rang d’un art revendiqué et salué par tous, relève autant de talent, de capacité entrepreneuriale que d’attachement au pays, à la région et à son île natale qui l’inspire, la motive et la propulse à la première marche du podium des Femmes Entrepreneures de Tunisie 2020.
Pour commencer, pouvez-vous vous présenter ?
Je peux me présenter, dans un premier temps, en tant qu’artiste et promoteur atypique qui a travaillé sur le tissage comme expression artistique. De là m’est venue l’idée de creuser du côté du patrimoine tunisien. Cela a été l’occasion pour moi de prendre conscience de l’importance de notre héritage si riche en techniques et en savoir-faire. J’avais décidé de m’installer à mon propre compte afin de promouvoir ce terroir et ce patrimoine lorsque je suis arrivée à l’âge de la retraite.
Il fallait m’impliquer, et je sentais que je me devais de le faire afin de démontrer que l’on peut très bien réussir dans ce secteur. J’étais et je suis toujours armée de mon amour pour le terroir, et me voilà dix ans après, portant ma réussite haut la main.
Comment sont nées les premières idées de votre projet ?
Je suis insulaire et j’ai grandi dans ce milieu. J’avais connaissance de la dextérité incontestable des kerkéniennes en matière de tissage et de broderie. J’ai également compris que les femmes de Kerkennah tissaient à partir de laine elle-même tissée par les hommes. Cette configuration m’a poussé à prendre acte de la composante sociale de ce milieu. Les insulaires font partie d’un milieu marin et non paysan, les hommes sont des pêcheurs et les femmes adoptent à la fois un comportement de paysanne et de citadine. En effet, elles s’adonnent à des activités comme l’agriculture et la pêche et se passionnent quelque part pour la broderie. Elles s’y consacrent à leurs heures perdues en se créant leur petit jardin secret entre amies ou entre voisines. Cette passion a fait qu’aujourd’hui, le point de Kerkennah se trouve répertorié dans la broderie universelle. Ces femmes déclinent un savoir-faire de grande envergure, elles ont fait de la précision et de la maîtrise de soi de véritables atouts de distinction dans leur travail. Hélas, peu à peu, cette activité a commencé à s’industrialiser, ce qui a eu raison de cette richesse de patrimoine et d’acquis. Ce constat m’a incitée à vouloir réagir et à faire quelque chose pour sauver ce savoir-faire et lui donner un champ de réalisation et de faisabilité important dans la vie moderne.
Le concept étant précisé, comment avez-vous sauté le pas pour la création de votre entreprise ?
A vrai dire, j’ai été boostée dans ce sens par une amie qui m’a mise au défi de vendre tous mes articles lors d’une exposition à Rome. De là, la partie vente a eu ses effets en Tunisie à Sousse, et je peux dire que cela a été le point déclencheur. Je m’étais dit qu’il va falloir mettre en place une assise qui me permettra d’effectuer des ventes dans un cadre structuré. J’ai donc créé mon entreprise en 2009, Kerkenatiss. J’ai embauché un jeune salarié pour assurer la partie gestion, je suis actionnaire majoritaire, avec ma sœur qui a 15% des actions. Mon entreprise a rencontré à son lancement beaucoup de succès en l’occurrence auprès du public, ce qui était à même d’encourager à la création de nouvelles choses et faire encore mieux.
Pouvez-vous nous préciser quelles ont été les activités avec lesquelles vous avez lancé votre entreprise ?
En fait, mon objectif premier était de mettre en valeur l’identité de Kerkennah. Donc, je me suis lancée dans la création et la vente d’articles qui pourraient procurer une belle marge bénéficiaire afin que je puisse investir par la suite dans la fabrication du Taref, le produit phare de Kerkennah. A vrai dire, cela nécessitait un investissement d’envergure, d’ailleurs pendant les deux ou trois premières années, j’ai dépensé de l’argent mais je n’en ai pas gagné dans le cadre de ce projet. Et puis, j’avais pour but de me faire connaître dans un premier temps, d’autant plus que j’ai réussi à être assistée par des petits budgets grâce au Club Unesco par exemple. Je travaillais donc sur trois axes : la vannerie, la broderie et la “tayaria” (écharpe) dont j’ai refait le dessin et j’ai fait imprimer sur différents supports comme le coton et la soie. J’ai même conçu un fauteuil en “tayaria” qui a créé le buzz dans les quatre coins du monde. Aujourd’hui, la tayaria est devenue un tissu accessoire, en se servant pour en faire des manteaux et des galons. J’ai décliné également ce tissage particulier dans diverses couleurs, en des robes d’été pour femmes et enfants etc. L’idée était de porter un petit bout de Kerkennah et marquer l’identité, un peu comme c’est le cas, pour le bandeau de la Corse.
Qu’est-ce qui vous pousse à vous lever chaque matin ? Quelle est votre motivation quotidienne en dépit de toutes les difficultés ?
Vous savez, moi, je milite pour que ce capital de savoir-faire et de terroir très riche et extraordinaire perdure. J’aimerai aussi qu’il refasse surface car cela rend des gens heureux comme les filles qui travaillent avec moi. Elles sont volontaires, épanouies et rayonnantes. Donner un peu de moi-même pour recevoir beaucoup de la part des autres, cela m’a fait bien grandir. Cela me permet également d’avancer et de tenir mais surtout d’oublier que j’avance dans l’âge, à vrai dire je suis aussi jeune que les jeunes qui m’entourent.
Propos recueillis par: Sahar Mechri & Nadya Bchir