Par Mohamed Louadi
C’est justement à l’époque où la locution « le temps c’est de l’argent » est devenue un lieu commun que le temps se trouve le plus maltraité. Et par tout le monde. Ou presque.
D’abord chez nous.
La notion du temps chez nous
Le visiteur serait impressionné par le nombre d’horloges en Tunisie : de la célèbre “monguela” érigée au bout de l’avenue Habib Bourguiba, à l’horloge murale décorant l’immeuble construit à la fin du XIXème siècle de la Grande Poste à la rue Charles-de-Gaulle, à l’horloge pittoresque de Testour, sans oublier l’horloge solaire de la Kasbah…
Et par toutes celles qui ornent ronds-points et carrefours dans 115 villes et villages du pays. L’horloge ne manque jamais au rendez-vous. C’est à faire penser à ce voyageur français qui, parcourant l’Europe à la fin du XVIème siècle, s’étonna de l’abondance d’horloges en Allemagne ou à Montaigne lors d’un voyage en Suisse en 1581 : “Il n’y a pas de petit village qui n’ait son horloge” se serait-il exclamé.
Malgré le nombre impressionnant d’horloges décorant ses villes, la Tunisie ne brille pas par son respect du temps ou par la ponctualité, denrées rares s’il en est.
Les semestres des universités commencent deux semaines en retard, et ce, par habitude, presque par coutume, sans que cela n’indigne outre mesure grand monde. Les réunions ne commencent jamais à l’heure, pas plus que les spectacles. Les rendez-vous se donnent le plus souvent dans des cafés, où la position assise, favorisant l’attente quasi entendue, est plus indiquée que la station debout.
N’en parlons pas des trains ou des avions.
La ponctualité de nos compagnies aériennes est la risée de tous. À en croire Aero Tunisie, le portail aéronautique tunisien, seulement 50,2 % des départs et 70 % des arrivées de Tunisair sont à l’heure. Alors qu’ailleurs, des compagnies arborent une ponctualité supérieure à 85% : Japan Airlines (92,86%), Iberia (86,74%), All Nippon Airways (90,40%), Qatar Airways (85,93%), etc.
Les horloges à quatre quadrants n’exhibant pas la même heure ne sont pas rares, que ce soit à un rond-point à Redayef, à proximité d’un minaret à Tozeur, ou lors d’une émission télévisée prise en gros plan alors même qu’un président de la République était interviewé, nos horloges s’entêtent à n’être que décoratives.
Et pourtant les gens sont toujours pressés.
Quelle notion du temps avons-nous donc ? Que signifie être à l’heure ? Qu’est-ce que le retard ? Et qu’est-ce que le retard de rigueur ?
Dans certaines cérémonies, notamment les mariages en soirée, être à l’heure ne se fait pas. Un retard d’une heure ou plus est coutumier. Les hôtes sont d’ailleurs pris de court lorsqu’un invité étranger, peu au fait des coutumes locales, se présente à l’heure !
Dans les milieux purement professionnels, la ponctualité est une qualité rarissime, mais très prisée quand même, puisque déjà testée par certaines entreprises dès l’entretien d’embauche.
Et puis qu’est-ce que la ponctualité et d’où nous vient-elle ?
La ponctualité
La ponctualité ne peut avoir existé avant l’invention de la mesure du temps, qui, elle, le doit à l’invention de l’horloge.
On apprend, en effet, que ce fut à Genève que l’on commençât à enseigner aux enfants une toute nouvelle vertu, la ponctualité. Cette ponctualité était déjà attendue des aînés qui devaient arriver aux heures exactes les jours de prédication ou pour prendre part au service religieux dans les églises.
Mais que l’on ne croit surtout pas que le monopole de la ponctualité et du respect du temps soit tenu par les chrétiens. Dans la religion musulmane, Dieu ne jure-t-il pas par le temps dans le premier verset de la sourate du même nom (Al-Asr) ? Et le temps n’a-t-il pas son importance dans le récit des dires du Prophète (SAW) rapportés par Boukhari : “Il y a deux faveurs (bienfaits) que peu de gens apprécient à leur juste valeur : la santé et le temps libre.” (Vol.8, Livre 76, Hadith 421) ?
Étrange notion que le temps chez les musulmans en réalité. Plus riche en fait. Le futur et le passé ne sont-ils pas entremêlés dans le subconscient musulman ? N’est-il pas vrai que, durant son voyage nocturne, quand il évolua de la Mecque à Jérusalem (Isra), puis vers les cieux (Miraj), le Prophète (SAW) vit les enfers et ses habitants, avant même que le Jour du jugement dernier n’eut lieu ?
Et si dans l’Occident les gens croient contrôler leur vie, cela n’est pas nécessairement le cas des musulmans pour qui c’est Dieu qui contrôle toute chose et le temps. Ainsi si un musulman promet d’être à tel endroit à telle heure et qu’il ne s’y trouve pas comme convenu, cela n’est pas nécessairement de sa faute.
La mesure du temps
Il y a plus de 400 ans, un dénommé Jean Calvin, réformateur, enjoignit aux joailliers, bijoutiers et autres orfèvres genevois de changer de métier et de se faire horlogers. En 1561, des horloges furent érigées à divers emplacements fréquentés de la ville. Cela fut 69 ans avant que la fameuse horloge de Testour ne soit construite en 1630 pour orner la Grande mosquée. Unique avec celle de Florence, les aiguilles de cette horloge tournent dans le sens contraire des aiguilles d’une montre classique.
Le temps et la langue arabe
Les linguistes et les anthropologues savent que la langue non seulement définit notre manière de penser mais elle véhicule aussi une culture. Incidemment, le nombre de mots arabes qui sont relatifs au temps est remarquable.
Ainsi trouvons-nous le mot zamân pour signifier une durée avec un début et une fin, waqt pour indiquer un point dans le temps, seâa pour l’heure, mudda pour la durée, asr pour une époque, hin pour un bref instant, dawam pour une durée quelconque, dahr pour l’éternité sans début ni fin, âan pour maintenant, yawm pour le jour (dans la plupart des cas), abad pour l’éternité quand elle est axée sur le futur, etc.
Tous sont des termes très précis se référant à des notions temporelles très précises. Mais nous n’avons aucun sens précis et pratique du temps. Nous continuons à utiliser le mot mâa, équivalent arabe du « vers » approximatif : vers midi, vers l’heure de la prière de la fin de l’après-midi…
Et nous n’avons aucun équivalent en arabe pour “Time is Money”.
Les horloges inexactes
Des horloges décoratives ? Pas qu’en Tunisie !
Qui ne sait pas qu’en 801, Harun Ar-Rashid avait offert au roi Charlemagne une horloge au mécanisme mû par l’eau (une clepsydre). Cela fit croire que les Arabes inventèrent l’horloge mais qui en fait ne firent que contribuer grandement à son perfectionnement.
Fait curieux, le geste se répéta plus de 1200 ans plus tard, mais entre la Suisse et le Canada cette fois. En effet, en 2014, une horloge géante fut offerte par le canton du Jura à la Ville de Québec. L’horloge «porte-bonheur» à deux cadrans, un pour chaque face, avait été offerte pour le 400ème anniversaire du Québec. Curieusement, quelques semaines après son inauguration, un des cadrans de l’horloge se vit accuser six minutes de retard sur l’autre.
Sous d’autres cieux, trône Big Ben, la plus célèbre horloge du monde mise en place en 1859. Le fait que cette horloge se soit mis à sonner avec six secondes d’avance en août 2015 défraya la chronique. Ces six secondes avaient occasionné une dépense de 54 millions d’euros pour les réparations.
Nous respectons peu le temps
Mais ce n’est pas le nombre des horloges décorant une ville ou un pays qui peut servir d’un quelconque indicateur du souci national pour le temps. Ni la religion semble-t-il. Et ce n’est pas parce qu’on a une horloge qu’on a le temps. Et ce n’est pas parce qu’on a plusieurs horloges, qu’on a davantage de temps.
Il en est des domaines où il faut des heures et même des journées entières pour effectuer les tâches les plus élémentaires parce qu’il y a des cultures où une minute n’est pas nécessairement faite de 60 secondes et où, comme dirait Proust, les heures ne sont égales entre elles que pour une horloge.
Pourtant notre pays aujourd’hui a grand besoin d’un redoublement de vigilance, de régularité, de rectitude, d’ordre, de soin au travail et surtout de ponctualité. Si certains considèrent que ces valeurs nous viennent d’ailleurs, et même, dans certains cas, sont médiévales[1], il est temps pour nous de les considérer comme partie prenante de notre culture du travail.
Entre-temps, on parle de gagner du temps. Gagner quel temps ? Alors qu’il n’y aura jamais plus de 24 heures par jour. On croit passer le temps, alors que c’est le temps qui nous voit passer. On perd du temps alors que la seule chose à perdre c’est notre usage de ce temps. Allez dire aux sans-travail que le temps c’est de l’argent.
Et on continue à dire que la vie est courte alors que rien n’est plus long à vivre qu’une vie.
1: Engammare, M. (2004). L’Ordre du temps, L’invention de la ponctualité au XVIe siècle, Genève : Droz.
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