En Tunisie, en 2015, 242 000 titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur étaient à la recherche d’un emploi. Ils représentent presque le tiers de l’ensemble des chômeurs. Chaque année, environ 60 000 nouveaux diplômés s’ajoutent à ce stock. Pourtant chaque jour des offres d’emploi ne trouvent pas preneurs et les entreprises déplorent les difficultés qu’elles rencontrent à trouver des personnes ayant les compétences requises.
Une évidente inadéquation entre système d’enseignement supérieur et marché de l’emploi semble donc exister. Si la plupart des formations supérieures ne répondent pas aux besoins du marché de l’emploi et ne garantissent pas l’insertion professionnelle de leurs étudiants, certaines universités privées affichent des taux d’employabilité exceptionnels, notamment dans le domaine de l’ingénierie et du management.
L’enseignement supérieur privé, qui ne forme aujourd’hui que 8% des étudiants, progresse très rapidement et devient de moins en moins marginal dans le paysage universitaire.
Une table ronde réunissant des directeurs de ressources humaines et des dirigeants d’universités privées a permis de discuter de ses points forts, des éléments à améliorer et des perspectives d’avenir.
Quelle image les entreprises ont-elles de l’université privée ?
Si comme l’affirme Madame Sonia Ben Mahmoud Khouaja, directrice de la formation continue à l’Université Dauphine Tunis, « beaucoup d’entreprises refusent de s’ouvrir aux étudiants du privé », de nombreuses autres semblent, de plus en plus, préférer recruter des diplômés de certains établissements privés plutôt que des titulaires de diplômes d’universités ou d’écoles publiques. L’image de l’enseignement supérieur privé évolue lentement mais positivement.
Madame Meryem FKIH, DRH de Watany, affirme d’ailleurs que « les entreprises ont dépassé l’idée d’exclusion des diplômés des universités privées ». Au contraire, elles en « attendraient beaucoup ». Car selon elle, les universités privées auraient « une longueur d’avance sur le public où les universités dépendent de la tutelle du Ministère», « la discipline règne au sein des institutions les plus sérieuses », il y a « plus d’ouverture » et « les enseignants y viennent d’horizons les plus divers ».
Le mérite de ce changement d’image de l’enseignement privé auprès des entreprises revient à certaines institutions universitaires privées qui ont pu faire leurs preuves.
M. Taher Belkhadar, directeur d’ESPRIT, précise, ainsi, qu’« au départ, il y avait une certaine réticence de la part des chefs d’entreprise mais après avoir testé le niveau élevé des diplômes, le verdict est clair. Au bout de 6 mois, nous avons 90% d’insertion dans le marché du travail et 40 % travaillent à l’international ».
Ce qui est intéressant à souligner c’est qu’à ESPRIT comme dans quelques autres bonnes institutions privées, les enseignants sont, pour beaucoup d’entre eux, les mêmes que dans le public, et le coût de la formation y est deux fois moins élevé : « Les frais de scolarité s’élèvent à 5000DT dans une école privée alors qu’un étudiant à l’ENIT coûte à l’Etat 10 000DT », précise M. Tahar Belakhdhar.
Il semble donc que ce ne soient ni les moyens financiers ni les ressources humaines qui expliquent ces performances mais ce sont les méthodes d’enseignement et l’ouverture sur l’environnement qui font la différence et permettent à ces universités de relever le défi d’offrir aux étudiants une formation conforme aux standards internationaux leur donnant, ainsi, les outils leur permettant de se positionner avantageusement, une fois diplômés, sur le marché du travail.
L’enseignement supérieur privé, jusque-là marginal et attirant essentiellement les « irrécupérables » du système public, coopte de plus en plus de — plutôt — bons élèves qui, ne pouvant pas accéder à la filière qui les intéresse dans le public, choisissent une université privée reconnue pour la qualité de son enseignement et la bonne insertion professionnelle de ses anciens étudiants.
Il s’agit là d’un véritable cercle vertueux. Des étudiants de plus en plus brillants et de plus en plus motivés se dirigent vers des institutions qui cherchent continuellement à mettre leur enseignement à jour et à le rendre de plus en plus adapté aux besoins des entreprises à la recherche de diplômés opérationnels, capables d’assumer des responsabilités, de résoudre des problèmes et d’être productifs. Car la conjoncture économique et la concurrence internationale font que, comme l’affirme M. Mohamed Marouane, directeur de l’établissement universitaire privé Sésame, « les entreprises n’ont ni le temps ni les moyens de reformer les diplômés», ce sont les universités qui doivent les rendre opérationnels ».
Quelle relation entretiennent les universités privées avec le Ministère de l’Enseignement supérieur ?
Si avec les entreprises, certaines universités privées sont en train de tisser des liens solides, les rapports avec le Ministère de l’Enseignement supérieur semblent plus compliqués. Certains parlent même de bras de fer. Mme Sonia Ben Mahmoud Khouaja affirme à cet égard qu’ « on (le Ministère) essaiera toujours de vous trouver des inconformités » et les rapports seraient caractérisés par un « climat de méfiance et de suspicion».
Méfiance et suspicion des deux côtés, d’ailleurs. Pour M. Mohamed Bouabdelli, directeur de l’ULT, « l’objectif inavoué » des récentes négociations avec le Ministère, qui a accordé aux universités privées un délai de trois ans pour régler le problème des accréditations, « était de rendre l’enseignement privé gratuit à l’instar des universités privées américaines. Enseigner gratuitement afin de nous (les) évincer de la profitabilité ».
L’idée récurrente chez les dirigeants des établissements supérieurs privés est que les accréditations ne devraient pas être du ressort du Ministère de l’Enseignement supérieur. D’autres moyens, plus neutres existent pour garantir la qualité de l’enseignement. M. Mohamed Marouane considère que « le sauvetage de l’enseignement supérieur passe par la création d’une structure d’accréditation indépendante publique et privée. »
Abondant dans le même sens, M. Lakhdar préconise la mise en place d’un système d’accréditations comme celui existant en France où « le contribuable constitue les outils de contrôle de la qualité de l’activité de ses universités totalement indépendants de la politique ». Avec un tel système, « aucun diplôme ne pourra être décerné avant de passer devant un comité indépendant pour vérifier si les normes internationales sont respectées ».
Les raisons de l’inadéquation entre formations supérieures et marché de l’emploi
À l’instar de Mme Nedra Razgallah, DRH de DNO, beaucoup de DRH déplorent « le gap qui existe entre leurs attentes et les compétences des diplômés de la plupart des universités ». Dans un pays où le chômage des jeunes est endémique, paradoxalement beaucoup d’offres d’emploi ne trouvent pas preneurs : le nombre de diplômés dans certaines spécialités très techniques étant restreint, c’est ce qui explique, en partie, que des offres d’emploi demeurent non pourvues.
Mais ce n’est pas le seul élément : le manque de préparation des jeunes issus de formations supérieures à utiliser leurs connaissances théoriques, fait que, souvent, les diplômés ne disposent pas des compétences que leurs cursus sont censés leur procurer. Deux éléments semblent contribuer à cette discordance entre compétences existantes et besoins du marché du travail : la détérioration du niveau de l’enseignement et l’approche adoptée dans les universités publiques.
Certains, à l’instar de M. Mohamed Marouane, considèrent même que notre système est devenu totalement obsolète. Depuis l’indépendance, l’emballage aurait changé mais le contenu serait resté le même.
Pour M. Chedly Ben Mustapha, directeur de l’IHET, la mauvaise appropriation du système LMD constitue l’une des raisons de la baisse du niveau des étudiants. Instaurer un système de crédits et appliquer la compensation est contradictoire, cela biaise significativement la logique du LMD et le rend totalement inefficace.
M. Bouabdelli considère, quant à lui, que la dépréciation de la valeur des diplômes universitaires est due à la baisse du niveau de l’enseignement dans le primaire et le secondaire ; en cause, la suppression des concours de 6e et de 9e année de base, l’instauration des 25% au baccalauréat et l’arabisation des matières scientifiques au niveau de l’enseignement de base.
Pour lui « nous sommes responsables de cette détérioration du niveau, c’est la faute à notre génération (celle des premières décennies de l’indépendance). Nous avons perverti ce système parce que nous avons choisi la fuite en avant en accordant des diplômes à tour de bras. Aujourd’hui, il faut rétablir le système biculturel ».
Pour certaines entreprises, ce sont les méthodes et approches d’enseignement qui ne permettent pas de développer les capacités d’adaptation et de résolution des problèmes des étudiants et qui font qu’ils ne soient pas immédiatement opérationnels en entreprise.
Azza Bayahi, DRH de TPR, déplore ainsi « le manque de pragmatisme de notre enseignement ». Pour elle, il « fournit les outils, la théorie, les formules… mais n’apprend pas à les exploiter… En entreprise, un comptable ou un financier se servira d’une calculatrice ou d’un logiciel pour calculer, si on fait appel à lui c’est pour qu’il réfléchisse et trouve des solutions adaptées. »
De quelle manière l’enseignement supérieur privé devrait-il évoluer pour répondre aux besoins du marché ?
Selon certains, il faudrait, pour développer l’enseignement supérieur privé en Tunisie, revoir le cadre juridique qui le régit. Pour M. Mohamed Bouabdelli : « Il faut annuler le décret n° 486 du 22/02 2008 relatif aux conditions d’obtention d’une autorisation pour la création d’établissements éducatifs privés ainsi que leur organisation et leur fonctionnement. » Ce décret adopté au temps de Ben Ali et exigeant 2 millions de dinars pour la création d’une université privée aurait été ficelé de manière à servir les intérêts personnels de certains proches du président déchu.
Pour M. Mohamed Marouane, l’adoption de nouvelles méthodes de travail passe par une refonte du cahier des charges qui exige que les enseignants soient titulaires d’un doctorat, assistants ou maîtres assistants.
Il considère qu’« il faut que les universités privées qui ne forment pas de futurs chercheurs puissent faire appel à des experts et à des professionnels afin de pouvoir répondre aux exigences du marché ». Cette idée est partagée par les DRH. Pour Mme Razgallah, des professionnels apporteraient une véritable plus-value à la formation des étudiants car ils leur expliqueraient les aspects pratiques des notions qu’ils apprennent.
Outre le volet juridique, entreprises et dirigeants d’établissements universitaires privés insistent sur l’importance de la qualité de la formation. Pour M. Mohamed Marouane, « les universités privées sont menacées si elles ne misent pas sur la qualité pour assurer la pérennité. »
Elles sont appelées, par ailleurs, à développer leurs spécificités, à s’adapter rapidement aux changements globaux et nationaux et à se distinguer. Pour Nedra Razgallah, les universités privées devraient adopter « une nouvelle vision en appliquant une spécialisation et une sélectivité plus accrues ». Cela leur permettrait de mieux répondre aux demandes des entreprises, d’accroître l’employabilité de leurs diplômés et les entraînerait dans une dynamique positive en attirant vers elles de meilleurs étudiants.
Le développement de la qualité et des spécificités des formations supérieures privées passe, notamment, par la construction de synergies avec toutes les parties prenantes et, en premier lieu, avec les entreprises.
A ce titre, Madame Meryem Fkih insiste sur l’importance de la généralisation des stages et des cursus en alternance qui permettent aux étudiants d’apprendre à utiliser leurs connaissances théoriques et à élargir leurs réseaux et leurs perspectives.
Pour elle, « les universités privées doivent travailler leur marque employeur. Elles ont des obligations de performance ». Elle suggère même que « les établissements privés proposent des programmes en partenariat avec les entreprises en s’inspirant des modèles allemand et finlandais qui prévoient des stages sur toute l’année ». Ce qui permettrait aux étudiants de s’imprégner de la culture d’entreprise et de mieux s’y intégrer.
Pour le moment, ces dispositifs de formations organisées en partenariat avec les entreprises sont insuffisamment intégrés dans les cursus des étudiants en Tunisie. Pour Mohamed Marouane, il convient de saisir l’opportunité offerte par les textes juridiques qui encouragent les parcours en alternance et les stages en entreprises et de trouver le moyen de dépasser les quelques blocages administratifs et restrictions rencontrées au niveau de la mise en œuvre.
Pour sa part, M. Chedly Ben Mustpha considère que les universités privées devraient œuvrer à combler les lacunes des étudiants en adoptant des méthodes interactives et en tissant des partenariats.
De nouvelles approches d’enseignement apparaissent tous les jours et les universités tunisiennes devraient tâcher de suivre la cadence d’évolution, de plus en plus rapide. Pour lui, « il faut envisager un changement de pédagogie et de stratégie » en développant « l’intelligence émotionnelle et la personnalité des étudiants ». Car c’est ce qui ferait la différence entre les peuples.
C’est dans les universités que se construit l’avenir d’un pays. Elles sont le fer de lance de l’entreprise et de l’économie. Publiques ou privées, elles constituent un bien public. Mais l’avenir se prépare également avant l’université. D’où la nécessité de procéder à des réformes de l’enseignement primaire et secondaire en révisant les programmes et méthodes et programmes d’enseignement et en recrutant des enseignants plus qualifiés, comme le préconise M. Bouabdelli.
Les établissements d’enseignement supérieur sont appelés à chercher le cadre le plus efficace pour préparer leurs étudiants à la vie professionnelle, à la vie tout court et au monde de demain. Pour les universités privées, cela passe, notamment par l’assainissement du secteur qui ne constitue pas, comme l’affirme Tahar Belakhdar, un business comme un autre. Et d’insister : « L’enseignement est un bien public ». Une convention collective ou un organe représentatif pourraient constituer, comme le suggère Mme Khouaja, les instruments aptes à réaliser cet assainissement nécessaire.