On s’y attendait! Mais le choc n’en est pas moins dur, car les résultats de la 5e vague de l’Afrobarometer mené par l’institut de sondage ‘One to One for Research and Polling’ ont décrit une situation économique critique en Tunisie. Présentée le 31 mai, l’enquête-sondage a été organisée du 21 février au 17 mars 2022 à partir d’une douzaine de questions.
L’immense salle Carthage du Laico était archicomble. Le plein d’invités; chercheurs, journalistes, acteurs du monde des affaires, activistes de la société civile, représentants du gouvernement, politiciens… Pourquoi un tel engouement? «L’économie est au cœur des plus grandes interrogations des Tunisiens aujourd’hui, c’est à cela que tente de répondre l’Afrobarometer», répond Cheker Besbes, animateur de la rencontre.
En vérité, c’est comme si cette foule avait un sixième sens qui lui chuchotait qu’elle allait entendre des données à la limite du choquant! Le premier chiffre tombe: 72% des Tunisiens estiment que notre pays est sur la mauvaise pente!
Tout va mal, selon les résultats!
Youssef Meddeb, CEO & cofounder de ‘One to One for Research and Polling’ auteur de l’Afrobarometer, se dévoue pour dire les mauvaises nouvelles. N’en veuillez pas au messager: «Nous sommes au plus bas depuis 2015 en termes de perception des Tunisiens. Par âge, les plus pessimistes sont les 18-25 ans et surtout les 26-35 ans, le Nord-Ouest étant le plus pessimiste. Les résultats disent que 84% des Tunisiens estiment que la situation économique est mauvaise (sur les 12 derniers mois, 61% trouvent que c’est pire; et d’ici 12 mois, 31% estiment que cela continuera», annonce-t-il.
Mais il y a plus grave; les fondamentaux du Tunisien sont touchés de plein fouet: revenus, santé, eau, énergie, alimentation. Ces variables font ressortir la pauvreté vécue, là où les gens disent que cela ne leur est jamais arrivé (22% se disent en panne de revenus, 18% privés de soins, 16% sans accès à l’eau). Le taux d’extrême pauvreté explose un peu partout, à commencer par le Nord-Ouest, alors que le trend était en baisse depuis 2013 avant cette cassure de 2020-2022. Le tiers de la population estime que l’économique va péricliter, 84% sont convaincus que la situation économique du pays est déplorable, près de la moitié trouvent que leurs conditions de vie sont dramatiques. «C’est la première fois qu’un tel chiffre émerge. On parlait de sécurité, de corruption, mais aujourd’hui, ce sont les questions économiques qui priment. L’écrasante majorité des Tunisiens (94%) estime que le problème le plus grave que doit traiter le gouvernement est celui de l’économie et 91% trouvent que son rendu est très mauvais. Le 2e point est le chômage, le 3e est la pauvreté. Les résultats montrent également que 86% des Tunisiens veulent garder la subvention des produits de base (cela veut dire qu’il y a une réforme très délicate à faire), préfèrent que le gouvernement s’endette pour avoir l’argent des dépenses, alors que la corruption et la contrebande semblent se banaliser!», conclut Youssef Meddeb.
«Si on ne peut pas se projeter, de quel futur parler?»
Des chiffres forts comme jamais auparavant! Maintenant, il ne s’agit pas tant de les interpréter (car ils sont limpides) mais plutôt de les commenter, d’en débattre, de formuler des recommandations à l’adresse du gouvernement. Un petit groupe d’experts a ainsi été appelé à la barre pour témoigner et s’adresser à qui de droit.
Abderrazek Zouari, professeur d’économie et ancien ministre, regrette que l’économie ne semble pas être un problème urgent pour les décideurs politiques: «Sont-ils prêts à prendre les décisions des réformes même si elles ne sont pas populaires? Aucun politique n’a voulu parler le langage de la vérité, peut-être parce que la durée moyenne d’un gouvernement ne dépasse pas 9 mois». Il dénonce un déphasage au moment où les politiques n’ont fait appel qu’aux juristes pour rédiger le Code des collectivités locales sans une réflexion sur le développement régional! Même comportement irrationnel avec le FMI où les discussions devraient tourner autour du genre de réformes à adopter et du calendrier pour les mener mais pas pour se demander si on adopte ou non la dimension FMI.
Sahar Mechri, directrice exécutive du magazine Managers et maître-assistante à l’IHEC, fait trois constats: la déconnexion du citoyen de la chose politique et son sentiment d’exclusion, le sentiment des jeunes d’être marginalisés (notamment parce que le taux de chômage de ces derniers atteint 40%), l’exclusion régionale des services publics. «Il est urgent de s’attaquer aux problèmes de l’économie et de la pauvreté. En matière de développement humain (santé, éducation, routes), la moitié des personnes interrogées font appel à l’Etat pour qu’il améliore le service public. C’est un appel pour que l’Etat repense ses fonctions principales alors qu’il a montré sa mauvaise gestion dans les entreprises publiques. Il doit se tourner vers l’amélioration de ses services et la préservation du pouvoir d’achat. Les chiffres cités montrent également des perceptions négatives à propos de l’avenir. Si on ne peut pas se projeter, de quel futur va-t-on parler, de quel investissement?».
Aslan Berjeb, avocat d’affaires et membre du bureau exécutif de la Conect, insiste sur le fait que la situation économique est tributaire du climat des affaires: «La Tunisie s’est désinvestie de l’investissement alors que le secteur public devrait être la locomotive qui donnerait des signes positifs aux investisseurs ici et ailleurs. Sa priorité des priorités devrait être de soutenir les investisseurs tunisiens et étrangers de toutes les manières possibles». Selon lui, quand vous entrez par les ports et les aéroports qui sont la façade du pays, tout y concourt pour que vous rebroussiez chemin, car vous voyez en premier que la Tunisie est sale! Il faut aussi cogiter sur le fait que le port de Radès est classé 294e dans le monde et que toutes les autres comparaisons sont à notre détriment.
Youssef Fennira, Chief Technical Advisor à l’Organisation internationale du travail et ancien DG de l’Aneti, regrette qu’au cours des 10 dernières années, le nombre de commandeurs dépasse celui des acteurs de la vie économique: «Le temps du citoyen n’est pas le temps de l’Etat. Les solutions mettent un temps inouï à se mettre en branle, les lois deviennent obsolètes le jour où elles deviennent réellement applicables. Alors que faire pour que le pays change? Un nouveau modèle économique et le courage au plus haut niveau de décision. La situation est difficile, mais la Tunisie n’est pas un pays difficile». Selon lui, il faut commencer par les régions, là où les gens ne trouvent pas de solutions qui leur permettent de rester dans le cadre légal. Il estime que les jeunes du monde rural ont des idées, mais ils n’ont pas les moyens, les garanties, et les taux sont exorbitants. Autant de barrières à l’entrée qui font que les choses sont difficiles: «La population est dans l’attente et dans l’urgence. Pourtant, l’économie sociale et solidaire apporte des solutions, introduit de nouveaux modèles économiques, mais cela n’a pas de sens sans stabilité et confiance».
Des sous-entendus sur «des intérêts» qui seraient touchés!
Abderrazek Zouari revient à la charge en appelant à pallier en urgence l’absence totale de débat sur la croissance économique. Ensuite réussir notre saut technologique. Tertio, s’atteler à niveler les 3 grandes inégalités: les revenus, les régions, l’intergénérationnel. Puis (citant le cas Schröder) lancer tout de suite les réformes institutionnelles, car nous travaillons encore avec celles du début des années ’70 instituées par Hédi Nouira! Enfin, fusionner les quatre organismes qui s’occupent de l’investissement et raisonner en termes d’efficacité.
Sahar Mechri revient sur la croissance, soulignant qu’avec 7% d’inflation on finit par distribuer de la précarité. Elle soutient qu’il est aujourd’hui urgent d’être attentif à la disponibilité des matières premières après la Covid et la guerre d’Ukraine. Selon elle, les politiques devraient saisir les urgences: des solutions alternatives pour débloquer la croissance, communiquer sur le fait que les réformes feront des bénéficiaires et des lésés, lancer les réformes convenues graduellement avec le FMI, cibler la subvention des produits de base, réaliser l’identifiant unique, la digitalisation, le decashing.
Youssef Meddeb souffle que si la proposition de fusionner les quatre agences de l’investissement en une seule est restée sans effet, c’est parce que c’est impossible (une thèse pleine de sous-entendus). C’est dans la même logique (ou illogique) que la Tunisie, dont l’article 10 de la Constitution parle d’une fiscalité juste et équitable, est la pire en Afrique en matière de pression fiscale (25% et ciblage ‘facile’ des grandes entreprises).
Youssef Fennira poursuit dans cette direction et avertit que si la digitalisation de l’administration est restée lettre morte, c’est à cause des intérêts qui vont être touchés. Selon lui, rien ne justifie la corruption, mais il y a une réflexion à faire.
«Les politiques devraient pitcher la Tunisie de 2050!»
Les discussions et les échanges avec les invités: chercheurs, journalistes, acteurs du monde des affaires, activistes de la société civile, représentants du gouvernement, politiciens… ont repris les thèmes débattus.
Ils ont posé des questions sur l’économie-monopole, les intérêts intouchables, la lutte contre la corruption, une vision et une visibilité de l’avenir, la transparence, le marché parallèle, la gouvernance numérique, l’exemplarité genre, l’incapacité à faire des réformes, les critères de nomination des responsables et la transparence lors de leur ‘éjection’, la trajectoire d’économies qui étaient en retard par rapport à la Tunisie mais qui ont décollé depuis, les propositions de valeur que nous offrons à l’observation du monde, nos capacités opérationnelles, le chômage de longue durée, la crise de confiance vis-à-vis des chiffres, les erreurs des réformes et de gouvernance, le lobbying qui n’est pas réglementé, les 7 péchés du Tunisien (mentalité de commis de l’Etat, fierté non justifiée d’être les meilleurs, tournure vers l’intérieur, un problème avec la réussite et les gens qui réussissent, la logique des rentes, la mentalité de la débrouille, manque saisissant de pensée stratégique)…
Les panélistes ont répondu en soulignant que la corruption est devenue un système couvrant les corrompus de bout en bout, que l’économie rentière ne doit pas être abordée frontalement mais en changeant les textes, que les forces de résistance sont dans les conglomérats et l’administration, qu’il ne faut pas faire d’amalgame entre le marché et la corruption, que l’incompétence de l’administration publique est un mythe, car la partie la plus grande est compétente, que le PIB par habitant est en régression et que l’inflation réelle est à 12%, que nous avons le devoir de faire appel aux spécialistes dans chaque domaine pour éviter la désertification généralisée, que nous avons l’impression de vivre dans deux Tunisie, que les petites startups peuvent apporter une énorme valeur ajoutée, et que les politiques devraient pitcher la Tunisie de 2050!