Sur le thème de la Transition du secteur financier vers les normes IFRS, une conférence a été organisée en avril dernier par l’Association professionnelle tunisienne des banques et des établissements financiers (APTBEF) et Fernbach Luxembourg.
D’entrée de jeux, Mohamed Agrebi, président de l’APTBEF, lance sur un ton optimiste : «Nous constatons que la solidité financière de toutes les banques et des établissements financiers s’est largement renforcée; tout au cours des dernières années, montre qu’ils sont résilients et ont donc l’assise financière qui leur permet d’appliquer aisément les normes IFRS sans menaces sur nos états financiers et nos résultats ». La Tunisie a besoin d’envoyer des messages positifs et l’adoption des normes IFRS au délai fixé en est un, ajoute Ahmed El Karam, président de l’APTBEF.
C’est dire que le but ultime des IFRS consiste à maîtriser les risques, à renforcer la transparence et à améliorer la capacité de détecter les transactions à risque. En réalité, la Tunisie a fait sa mutation vers le cadre conceptuel du référentiel IAS/IFRS depuis 1996 en mettant en place un système comptable inspiré pour l’essentiel des normes internationales. Cette transition vers un référentiel à cadre conceptuel basé plutôt sur un principe de sincérité et non un principe de conformité a pour but d’instaurer une certaine image fidèle, la substance économique des transactions, explique Maher Gaïda, vice-président de l’Ordre des experts-comptables. Ce passage met en avant l’importance de l’instauration d’un langage qui touche fondamentalement l’aspect substantiel et la réalité économique des transactions indépendamment de leur apparence juridique ou toute autre apparence comptable.
La mise en œuvre: des contraintes de taille
Aujourd’hui, l’absence d’un texte légal spécifique obligeant les banques et les autres établissements financiers à adopter les normes IFRS et à établir des états financiers consolidés constitue une véritable contrainte. Certes, il existe des circulaires ou des avis qui ont été émis par les organisations de supervision ou de régulation, précise Abderrazek Guebsi, membre du Conseil National de la Comptabilité; toutefois, cela n’est pas suffisant pour obliger les entités à enfreindre la loi. Actuellement, les seuls textes légaux existants portent sur l’obligation d’établir des états financiers consolidés conformément au système comptable des entreprises.
Les responsables des banques et la BCT sont invités à se rapprocher du ministère des Finances pour opérer toute la démarche pour la mise en place d’un texte de loi. Et d’ajouter: « Il ne s’agit pas d’un simple arrêté ou un décret, mais plutôt d’un processus assez complexe ». Et ce n’est pas la seule contrainte entravant la mise en place des normes IFRS. L’aspect technique en lien avec les états des comptes individuels n’est pas du reste. En effet, les banques doivent suivre le système comptable des entreprises, et après élaboration des états financiers individuels, les banques passeront par la comptabilité du groupe aux états financiers consolidés conformément aux normes IFRS.
Cela constitue un réel défi, indique Gabsi. Car il y a donc un vrai risque que le temps imparti pour élaborer les états financiers consolidés ne soit pas assez suffisant. À ce titre, Maher Gaida ajoute que les IFRS vont aussi poser un problème de stabilité de référentiel. Dès lors, le régulateur est invité à définir et à publier le référentiel IFRS auquel il compte se référer en Tunisie tout en déterminant sa période de stabilité, pour créer le même langage entre les établissements bancaires et financiers, car il est inadmissible de précéder un nouveau temps de stabilité à chaque fois que l’IASB (International Accounting Standards Board) publie des modifications à la norme.
Par ailleurs, Abderrazek Gabsi indique que mettre en place des états financiers consolidés et les certifier par rapport aux full IFRS passe obligatoirement par l’obtention d’une information de qualité sur la situation du groupe et de ses performances financières. Dès lors que les banques vont fonctionner en double référentiel, leur Système d’informations est-il vraiment adapté aux IFRS, s’interroge Abderrazek Gabsi ? En effet, les états financiers consolidés sont souvent préparés dans un très court délai après l’élaboration de tous les états financiers individuels des sociétés entrant dans le périmètre de la consolidation. Cela présente une source de risque en matière de garantie de fiabilité de l’information financière. Maher Gaida insiste que le référentiel IFRS exige plus d’informations financières, plus de transparence et plus de données.
Toutefois, les données qui sont déjà présentées aujourd’hui ne sont pas convenablement exploitées dû à un problème de lisibilité des états financiers. Dans le même sillage, il s’interroge à qui sont destinées ces informations financières hyper sophistiquées et hyper développées lorsque le marché est constitué uniquement de 80 titres cotés ? De fait, développer un bon marché financier où se négocie 800, 1000 voire même 10 000 titres, devient une urgence et permettant de passer d’une vision de marché hyper-bancarisé vers un marché qui préconise un financement par des procédés autres que la bancarisation. Compte tenu de ce problème de culture financière, pour lequel effectivement il faut réfléchir en écosystème et non dans une vision sectorielle.
Dans ce contexte, l’Ordre des Experts Comptables de Tunisie (OECT) a lancé son Académie Internationale des Métiers du Contrôle et de la Finance (AIMCF) pour former non seulement les banquiers et les experts comptables, mais aussi tout l’écosystème supposé interagir avec l’IFRS. Le problème de reclassement et d’évaluation des éléments du passif et d’actif représente une troisième contrainte, étant donné qu’entre les deux référentiels, il existe une multitude de divergences en matière de prise de connaissance et d’évaluation. Maher Gaida corrobore dans le même sens pour ce qui est du problème de double référentiel. Il signifie que la distribution des dividendes par les banques se base sur les normes comptables tunisiennes instituées par les lois. La problématique consiste en une forme de « cohabitation » entre 2 référentiels dont plusieurs aspects à savoir le coût, la durée, l’organisation et la gestion restent encore flous.
C’est pour toutes ces raisons que le conseil national de la comptabilité, l’équipe chargée du projet IFRS, suggère qu’il serait plus pertinent d’adopter du Full IFRS à la fois pour les comptes individuels et les comptes consolidés. Ainsi, les systèmes d’information seront plus adaptés aux normes d’IFRS et les difficultés majeures pour l’élaboration de l’information financière que ce soit en individuel ou en consolidé seront contournées.
Les enjeux majeurs de la migration vers les normes IFRS pour le secteur financier
Le premier enjeu est d’ordre stratégique. En effet, les banques gèrent, ce que nous appelons des groupes d’instruments financiers, et apprécient les rendements soit en juste valeur, soit en intérêt ajusté des pertes de crédits attendues. Il y aura donc une redéfinition de la panoplie des instruments financiers qui sont utilisés par les banques. Le second enjeu consiste en l’obligation d’établir un inventaire exhaustif des instruments financiers, les classer par catégorie et les évaluer selon les normes définies de l’IFRS9, qui est assez complexe à mettre en place.
De plus, il faut mettre à niveau le système d’information et le paramétrer selon les prescriptions IFRS, et déployer de nouveaux processus ou politiques permettant de poursuivre convenablement l’augmentation significative ou non du risque de crédit. Le troisième enjeu est lié à la formation en normes IFRS qui doit concerner non seulement le personnel de la banque mais aussi celui de ses filiales, indique Abderrazek Gabsi. Il est donc inévitable de faire recours à plusieurs intervenants externes de type analystes, actuaires, experts comptables, informaticiens, etc. ce qui va compliquer d’autant plus l’audit des états financiers consolidés. Le quatrième enjeu est d’ordre technique, plutôt en rapport aux problèmes rencontrés lors de l’application des normes IFRS9 qui touchent essentiellement le classement et l’évaluation des actifs financiers sous forme d’instruments de capitaux propres.
En effet, toutes les banques ainsi que leurs filiales ont des portefeuilles d’instruments de capitaux propres dont notamment les actions, part social, etc. Un modèle simple consiste à une évaluation à la juste valeur dont la variation de cette dernière impacte le résultat net. La détermination de l’évaluation au coût amorti, une possibilité existante dans la norme IAS39, a été supprimée. Il faudrait désormais déterminer une juste valeur en appliquant la norme IFRS13 qui prévoit une certaine procédure pour son estimation. Plus précisément, IFRS13 suggère de se référer au prix de transaction récente ou utiliser d’autres méthodes d’évaluation en se basant sur les cashflows actualisés ou les méthodes d’options pour les dérivés.
Compte tenu que les banques disposent des fonds gérés pour des montants très importants et qui sont employés dans des participations qui ne sont pas très structurées et donc assez compliquées à auditer : Comment ces participations en fonds gérés seront-elles évaluées? En norme IFRS, l’évaluation des titres non cotés se base sur une méthode d’évaluation des données non observables par les intervenants du marché (investisseurs), cela baissera le niveau ou la qualité de l’estimation d’un niveau 1 à un niveau 2 voire même 3.
En effet, les investisseurs donnent plus de confiance à une information sur la juste valeur qui pourrait bien évidemment être vérifiée. Concernant les instruments de dettes, autres que le Held for trading évalué à la juste valeur par résultat net, il existe deux méthodes d’estimation : évaluation au coût amorti et l’évaluation à la juste valeur par capitaux propres, explique Gabsi. Ainsi, le recours à un modèle précis dépend du modèle de gestion (business model) déployé. Il est donc important que les instruments financiers de dettes à savoir les prêts, les créances et les obligations soient identifiés en termes de modèle de gestion pour pouvoir leur attribuer une méthode d’évaluation appropriée. D’après l’IFRS9, il ne s’agit pas d’une question d’intention de management, mais plutôt de faits observables.
Pour les SICAV obligataires qui sont à capital variable ayant des besoins quotidiens de trésorerie, le modèle de gestion applicable serait le modèle mixte. Toutefois, ce modèle mixte est un modèle d’évaluation à 2 étapes. La différence entre le coût amorti et la juste valeur de l’instrument impacte les capitaux propres, et constitue un changement radical pour les SICAV, puisque nous traitons des comptes consolidés. Aussi, pour les créances bancaires prises en charge par l’État et qui sont remboursables sur une période de 20 à 25 ans, il faut opérer les décotes nécessaires. Cela doit impacter les capitaux propres de la banque, notamment le traitement des créances à long terme non productives d’intérêt et des prêts hors conditions du marché qui posent aussi des problèmes de dépréciation. Enfin, un nouveau problème s’impose suite à la pandémie de Covid-19 portant sur la méthode à appliquer pour la restructuration des crédits aux particuliers et aux entreprises avec des reports des échéances sur 3 ou 12 mois.
Le modèle de dépréciation: des difficultés à envisager
Ce modèle requiert la comptabilisation des pertes attendues d’abord à 12 mois puis pour la durée de vie de l’instrument financier. Pour cela, il faut suivre l’évolution significative ou non du risque de crédit. Il faut donc déterminer la variation significative du risque de crédit en suivant la probabilité de défaillance ou le risque de défaillance, explique Gabsi. À cet effet, il faut utiliser non seulement les informations sur les comptes en souffrance mais intégrer aussi des données prospectives justifiables et raisonnables.
La norme indique que pour déterminer la probabilité de défaut et le taux de perte en cas de défaut, il faut se projeter dans le temps en prenant en compte ces considérations macroéconomiques et adopter par conséquent une approche multi-scénarios, avec des pondérations (des probabilités). Il ajoute dans le même cadre que le calcul des pertes en crédits attendu pose un problème en lien avec les données sur les garanties réalisables. En effet, le calcul se fait moyennant de l’information sur les garanties. Néanmoins, certaines banques ne disposent pas d’une base mise à jour sur les garanties réalisables, qui peuvent se reproduire en termes d’encaissement en cas de risque de défaillance.
Gabsi indique que plusieurs questions demeurent sans réponse : Est-ce que les banques, dans le cadre de leur migration, ont intégré ces prérequis ? Est-ce qu’elles disposent des informations prospectives nécessaires ? Comment ces informations prospectives ont été intégrées ou exploitées par les banques ou se sont-elles, tout simplement, basées ou limitées sur des informations historiques des comptes en souffrance ? Pour conclure, Gaida met l’accent sur l’amélioration de la gouvernance pour la réussite de la mise en place des normes IFRS. Elle permettrait de générer des états financiers respectant le principe de sincérité et l’image fidèle, présentant des charges non pas par nature mais plutôt par destination, comprenant en l’occurrence une comptabilité analytique.