Développer des jeux vidéo en Tunisie ? Oui, c’est possible — Quand bien même les difficultés ! Et les (quelques) startups qui le font déjà n’en sont que la preuve. Visite guidée dans ce monde magique avec Walid Sultan Midani, CEO de Digital Mania, et Seifeddine Ben Hamouda, CEO de NewGen.
Créer un jeu vidéo n’est pas seulement un processus technique contrairement à ce que certains pourraient penser. Il est plutôt le résultat d’une chaîne de valeur complexe qui fait intervenir la création artistique, le développement informatique et le marketing.
Un secteur complexe …
Tout commence avec une idée de jeu, sous la forme d’un document de concept qu’il va falloir prototyper afin de prouver sa faisabilité et son intérêt. Dans ce document sont détaillés les principes et mécaniques de base du jeu, son univers, son déroulement. Durant le prototypage, et selon ce dernier, ce document va dans la majorité des cas évoluer pour devenir un document de conception plus exhaustif. C’est avec ce premier prototype et ce design exhaustif à l’écrit qu’un studio indépendant peut commencer à chercher des financements et vendre son idée. Une fois les fonds trouvés, l’équipe d’un projet se lance dans la production. Son effectif peut évoluer durant cette phase.
Les différents corps de métiers (game designers, programmeurs, graphistes, sound designers et chefs de projets) se lancent alors dans la production complète du jeu. Un planning et des tâches sont établis avec des réunions régulières afin de valider ce qui a été produit et d’ajuster en cours de route la production selon les problématiques rencontrées. Même avec l’expérience, il est rare de prévoir toutes les déconvenues que la fabrication d’un jeu peut engendrer. Le marketing du projet peut commencer à être pensé à partir de cette phase ou plutôt selon les cas. Pour qu’un jeu puisse sortir, il a besoin de passer par plusieurs étapes de validation auprès de l’éditeur (un éditeur de jeu prend en charge une partie ou la totalité du financement d’un jeu, de sa fabrication en cas de support physique, de sa commercialisation et de sa distribution, ndlr) ou des constructeurs et distributeurs des différents supports (consoles, plateformes en ligne, tablettes, smartphones).
… où les startups tunisiennes essaient de se positionner
“Le jeu vidéo est le logiciel le plus complexe à mettre en place. Non seulement il doit bien fonctionner mais aussi il doit plaire émotionnellement parlant”, a affirmé Walid Midani, fondateur et CEO de Digital Mania. Sa startup, fondée en 2012, était parmi les premières entreprises tunisiennes à se lancer dans le monde de développement des jeux vidéo. Depuis, plusieurs startups tunisiennes se sont spécialisées dans le développement de jeux vidéo, telles que New Gen, PolySmart et bien d’autres. “À la base, nous étions une entreprise de services qui développe des jeux en AR et en VR pour le compte des marques pour utilisation lors de leurs événements”, a indiqué Seifeddine Ben Hamouda, CEO de New Gen.
“Mais avec la concentration du marché autour de deux grands groupes, nous avons décidé qu’il est temps de mettre au monde notre propre jeu”, a-t-il ajouté. Digital Mania a déjà publié un premier jeu en 2012, appelé Defendoor, qui a rencontré un franc succès auprès de la communauté des casual gamers. Au cours du mois de mars, Digital Mania a lancé un nouveau jeu. “Il faut savoir que le jeu s’est créé sur la base d’un constat: nous nous sommes dit qu’il y en a assez de voir toujours les mêmes personnes gagner et être sous le feu des projecteurs”, a indiqué Midani. “Il s’agit de jeunes hommes ayant entre 16 et 22 ans qui se retrouvent toujours dans les compétitions de jeux vidéo”, a-t-il ajouté.
D’après l’entrepreneur, il s’agit principalement d’une question de design notamment “car il y a beaucoup de femmes qui jouent à ce que l’on appelle les casual games”. Partant de ce constat, l’équipe de Digital Mania a pensé à créer un jeu qui s’inscrit dans cette optique et qui puisse également concourir à des championnats de jeux vidéo. Pour Midani, l’idée est que ce jeu soit accessible en y donnant les facilités nécessaires, afin de diversifier le profil des joueurs. De son côté, New Gen est en train de préparer le lancement prochain, probablement en juin, de son premier jeu sous sa propre marque — Clash: Mutants vs Zombies; un projet d’environ 4 ans de travail. Une version en pre-release a été déjà rendue publique. La startup développe également en parallèle un deuxième jeu, qui lui, sera prêt dès mai prochain, qui s’appelle Westhunt. “Le but est d’avoir plusieurs titres sur le marché pour améliorer nos chances”, a affirmé au Manager le fondateur de l’entreprise.
Un marché tunisien très difficile à percer
À vrai dire, Digital Mania et New Gen restent parmi les rares entreprises tunisiennes existantes dans le secteur. Au fait, sur plus de 450 startups labellisées, seules 7 se déclarent opérer dans le secteur du gaming. Encore plus rares sont celles qui ont réussi à lever des fonds. Il n’est donc pas très difficile de voir pourquoi les startups tunisiennes ne s’y aventurent pas. Avec un cycle de production aussi complexe et aussi exigeant en termes de ressources, le développement de jeux vidéo est un secteur qui nécessite d’importants investissements. Or, la plus grande levée de fonds d’une startup tunisienne de jeux vidéo n’est “que” de 6 millions de dinars réalisée par Polysmart ! À titre de comparaison, rien que le budget de marketing pour certains jeux dépasse les 150 millions de dollars.
“C’est très difficile de convaincre les fonds d’investissement de financer un jeu vidéo en Tunisie”, nous a confié Ben Hamouda. Pourtant, son entreprise en est déjà à sa troisième levée de fonds. Pour l’entrepreneur, ce manque de financement rend la tâche de recruter les talents nécessaires encore plus dure. “Déjà, il est très difficile de trouver les profils nécessaires avec la faible présence d’écoles spécialisées en la matière”, a-t-il confirmé au Manager. Même constat chez Digital Mania, comme le confirme son fondateur. Pis encore, ces startups n’ont pas la possibilité de renforcer leurs équipes par les talents étrangers. Midani a expliqué au Manager que cette limitation est due à deux éléments clés. D’abord, ces employés étrangers exigent d’être payés en devise, ce qui n’est toujours pas possible avec les quotas de change imposés par la BCT. Également, le code du travail limite le nombre de salariés non-Tunisiens qu’une entreprise peut recruter.
Or, doter ses équipes de talents étrangers est doublement bénéfique. Ces salariés permettent, grâce à leur expertise, d’améliorer la compétitivité de l’entreprise à l’échelle internationale. Aussi, la présence de telles personnes dans les entreprises tunisiennes ouvre la porte à un large transfert de compétences important. Cela dit, les deux fondateurs interrogés dans le cadre de la rédaction de cet article affirment l’importance de continuer à développer des ressources humaines en local. Il faut leur apprendre et les former à la création de jeux vidéo. Mais ceci n’est qu’une partie du problème. “Je dirai qu’il faut travailler sur la loi de change et les outils”, a affirmé Walid Midani. “Il faut que nous soyons capables d’acquérir du matériel, des licences et du contenu”, a-t-il ajouté. “Il faut savoir que le marché des jeux vidéo dans le monde représente 120 milliards de dollars contre 60 milliards de dollars pour l’industrie du cinéma”, a rappelé Midani.
Il faut noter que la commercialisation demeure le plus grand problème que rencontrent les jeux vidéo en Tunisie et qui est liée au compte bancaire en devise, pour Midani. Idem pour la distribution liée à la mise en place sur les plateformes. Par ailleurs, nous devons être très compétitifs car aujourd’hui, les plateformes de divertissement sont nombreuses et se font des concurrentes rudes. Nous le serons de par la création de contenu mais également en étant innovants. Pour le fondateur de New Gen, il est aussi temps que des fonds spécialisés dans le financement de jeux vidéo voient le jour en Tunisie.
“C’est difficile de concurrencer des startups qui, elles, apportent des solutions à des problématiques bien déterminées. Nous, c’est du divertissement que nous offrons”. Ben Rhouma estime également que si un jeu tunisien réussit à percer sur le marché international et à générer d’importants revenus, les investisseurs seront plus à l’aise à investir dans le secteur. Aussi, le fondateur de Digital Mania a affirmé qu’il faut développer une meilleure organisation de l’écosystème. “Nous avons commencé à travers la création d’une chambre au sein de la Conect essayant de mettre tous les acteurs du secteur sur le même rythme”, a-t-il conclu.