Les jeux vidéo ne sont pas un simple loisir. C’est un business qui génère annuellement des gains de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Face à ces enjeux, quel rôle peuvent jouer les communautés de gamers ?
Lorsque l’aventure multijoueur Phantasy Star Online est sortie en 2000, c’était l’un des premiers titres de console connectée à inviter et à soutenir une communauté mondiale. Cependant, le jeu est sorti un mois plus tôt au Japon, donnant à son public local des avantages significatifs en termes de développement de leurs personnages et d’amélioration de leurs compétences. Et pourtant, lorsque les joueurs américains ont finalement commencé à s’inviter sur les serveurs, ils ont été accueillis en grande partie avec amitié. En utilisant le système de communication basé sur les icônes du jeu, les joueurs vétérans ont aidé les nouveaux arrivants, procuré des conseils et des objets et se sont comportés en tant que guides. Il y avait un instinct de partager plutôt que de détruire.
Gaming: une communauté de communautés
Les communautés de jeu, ou plus généralement celles qui sont en ligne, ont eu mauvaise presse ces derniers mois. Tout au long de ces dernières années, il y a eu des controverses autour du sexisme et de la misogynie sur les sites de jeux et dans les sections de commentaires. On a le sentiment que d’une manière ou d’une autre, les communications sociales sur Internet ont régressé. Les jeux font face à beaucoup de critiques, car, dans une certaine mesure, il s’agit encore d’une communauté culturellement obscure. Ironiquement, l’histoire de l’industrie du jeu ne concerne pas l’industrie à bien des égards — c’est une question de communauté.
C’est la culture qui s’est développée autour des arcades au début des années 80 qui a cimenté la culture du jeu électronique en tant que passe-temps. Le premier jeu produit en série, Pong, était une expérience à deux joueurs qui a trouvé sa place dans les bars et les salles de jeux. Les compétitions d’arcade, les rencontres et les tournois ont prospéré aux États-Unis et au Japon, propulsés principalement par les fans. On peut soutenir qu’il n’y aurait pas d’industrie sans ces premiers adeptes, sans la fraternité du morne palais des pièces de monnaie. Ces communautés ont crû exponentiellement durant la pandémie, offrant à des millions de personnes en quarantaine l’opportunité de nouer des liens sociaux avec d’autres gamers de partout dans le monde.
Il n’y a peut-être pas de signal plus clair de l’importance de cet aspect communautaire dans le monde du gaming que l’offre de Microsoft pour l’achat de Discord pour … 10 milliards de dollars. Cette plateforme de messagerie d’application destinée aux joueurs a crû d’environ 50% depuis février et a été téléchargée 74 millions de fois depuis août dernier. Aussi, l’émergence de fonctionnalités de jeu comme le mode Party Royale de Fortnite indique un avenir dans lequel les gens vont aux jeux pour passer du temps avant tout autre chose. Et comme évolution naturelle aux tournois communautaires qui ont vu le jour au Japon et aux États-Unis dans les années 80, aujourd’hui, de plus en plus de développeurs de jeux vidéo se tournent vers les compétitions de jeux vidéo pour générer “quelques” revenus supplémentaires.
Au fait, ces événements ont généré pas moins de 1 milliard de dollars en 2019, selon les estimations de Content Stack. Avec près d’un million de jeux mobiles sur le marché aujourd’hui, le joueur moyen passe près de sept heures à jouer chaque semaine, 34% enregistrent plus de sept heures par semaine et près de 20% déclarent consacrer plus de 12 heures par semaine aux eSports. De même, la croissance des eSports de diffusion semble saine. Dépassant les 16,5 millions de téléspectateurs fidèles de la NFL, il devrait atteindre près de 300 millions de téléspectateurs fréquents d’ici 2022. On parle même d’inclure l’eSport aux Jeux olympiques d’été de 2024 à Paris !
Gamers tunisiens : un manque de professionnalisme ?
Les gamers tunisiens, dont le nombre dépasse le 1 million selon Amine Bounaoues, ne sont pas en reste. Depuis plusieurs années, les premières communautés de jeux vidéo ont été formées autour des jeux les plus populaires, notamment FIFA, Counter Strike, et bien d’autres titres. Les tournois de jeux vidéo sont même devenus une composante essentielle des soirées ramadanesques pour des jeunes d’un certain âge. Mais contrairement à plusieurs autres pays, la Tunisie n’a pas connu une professionnalisation rapide de ce passe-temps. Et ce n’était pas à cause d’un manque de volonté. Loin de là ! En 2005 déjà, Walid Midani a cofondé la startup Tunisia Games qui a organisé l’Electronic Sports Tunisian Cup sur la période 2005 à 2009. L’aventure n’a pu cependant se poursuivre parce que “le modèle d’organisation [n’était] pas bon”, nous confie Midani. D’après l’entrepreneur, la taille limitée du marché fait qu’un événement centré autour du gaming ne peut pas assurer sa survie à travers les revenus de la billetterie. “Combien de joueurs pourront participer ? 1000 ? Pour 30 dinars, soit 30 mille ce qui ne permet pas vraiment d’organiser un événement de rigueur”, a-t-il affirmé. Et d’ajouter: “Il faut environ 500 mille dinars au minimum.”
Face à cette impasse, les organisateurs des événements doivent compter sur le sponsoring. Or, en Tunisie, il n’est pas facile de convaincre les marques de sponsoriser des événements qui tournent autour du gaming. “Le marché cible pour ces événements est très jeune avec un faible pouvoir d’achat”, explique Amine Bounaouas, journaliste spécialisé dans l’eSport. “Les marques ne sont donc généralement pas intéressées”, a-t-il ajouté. Avec la pandémie et les mesures de distanciation sociale — du moins pour ceux et celles qui les respectent — il est encore plus difficile d’organiser des tournois et des compétitions de jeux vidéo. Sauf que, ce n’est pas entièrement vrai ! Car, rappelez-vous, tous nos devices sont aujourd’hui connectés sur Internet, y compris le smartphone, la plus populaire console de jeu dans le monde. C’est ainsi que la startup tunisienne Galactech organise ses tournois mensuels de jeux vidéo à travers sa plateforme OhMyGame. “Pour le dernier événement en date, nous avons reçu plus de 75 mille demandes de participation”, a indiqué au Manager Sarra Messaoudi, head of communications de la startup.
“Notre plateforme ne peut en revanche accueillir que 6 mille joueurs à la fois”, a-t-elle ajouté. L’engouement pour ce concours ne doit surprendre personne: jouer son jeu préféré pour tenter de remporter les 25 mille dinars en cash prize ? Qui peut dire non à une telle offre ? Seul bémol: il n’y a pas de jeux tunisiens sur la plateforme de Galactech ! “Notre plateforme ne peut héberger que les jeux mobile”, a expliqué Messaoudi, “et aucune entreprise tunisienne ne développe de jeux sur smartphone”, a-t-elle ajouté. Walid Midani propose une autre solution: les développeurs de jeux peuvent organiser leurs propres événements s’appuyant sur leurs ressources financières, aussi limitées qu’elles soient, pour créer le “buzz” autour de leur jeu. D’ailleurs, c’est le modèle qu’a choisi Digital Mania pour promouvoir ses créations. Cet investissement permettra également de créer une communauté autour du jeu ce qui peut avoir des retombées financières plus pérennes que les autres formes de marketing.
“Aujourd’hui, nous avons une grande communauté internationale de joueurs d’un peu partout dans le monde”, a lancé non sans fierté l’entrepreneur. “Et afin d’impliquer davantage les membres de la communauté, nous essayons d’intégrer dans le jeu des scènes de plusieurs régions de la planète”. Et pour s’assurer que son équipe tient en considération les attentes des membres de la communauté où qu’ils soient, Midani fait en sorte que les membres de son équipe soient de différents backgrounds culturels. “Cette diversité culturelle permet de créer une empathie envers les gamers”, a-t-il affirmé. “Nous sommes une équipe user-centric”.
eSports: le sport … autrement !
Digital Mania n’est pas la première à organiser des compétitions centrées sur ses jeux. Aujourd’hui, les plus grands studios de développement de jeux vidéo organisent des événements de (très) grande envergure qui voient la participation de gamers de partout dans le monde. Et pour les cash prize, il faut compter au moins six zéros! Ces sommes importantes ont présenté une motivation financière qui a poussé des investisseurs à injecter des milliards de dollars dans des équipes de gamers professionnels, leur offrant toutes les conditions nécessaires pour se focaliser sur leur tâche principale: jouer … et gagner ! Ces superstars dans leur communauté attirent aussi les entreprises qui investissent lourdement dans le sponsoring de ces équipes. En Tunisie, des tentatives pour former des équipes professionnelles de gamers ont été entreprises par le passé, y compris la création d’une fédération tunisienne des eSports. “Nous avons remarqué que les marques ne veulent pas sponsoriser des équipes de jeunes gamers qui ne sont pas encadrés”, a expliqué Amine Bounaouas, qui était membre de l’ancien bureau exécutif de la fédération.
“Ces entreprises avaient peur d’associer leur brand à un contenu qui peut, parfois, présenter des sensibilités”, a-t-il ajouté. D’où l’idée de créer une Fédération nationale de eSport. “À travers la fédération, nous avons essayé d’inciter les associations sportives à créer des sections d’eSport et de leur accorder toute l’attention nécessaire”, a indiqué Bounaouas. Certaines entreprises, telles que Orange, ont eu de l’intérêt et ont même accepté de sponsoriser le voyage d’une équipe de gamers pour représenter la Tunisie en Corée du Sud lors de la Coupe du monde de jeux vidéo en 2018. L’équipe tunisienne n’a malheureusement pas pu remporter de médailles. À vrai dire, ceci n’était pas une surprise. Les joueurs tunisiens étaient défavorisés à plus d’un niveau. “Les joueurs Tunisiens ne peuvent pas participer aux grandes compétitions mondiales”, a expliqué Bounaouas. Ces grands rendez-vous du monde du gaming sont organisés exclusivement par les développeurs de jeux eux-mêmes.
Or, la loi tunisienne ne permet pas aux autorités de soutenir financièrement la participation à un événement qui n’est pas organisé par une association. “Faute de moyens, nos joueurs sont contraints de participer à de petits événements et n’ont pas l’opportunité d’affronter l’élite de ce sport très compétitif”, déplore le journaliste. Résultat: sans les motivations financières des grands concours, les équipes tunisiennes n’intéressent pas les sponsors ou les investisseurs. “C’est un cercle vicieux”, a-t-il ajouté. Et c’est ainsi que, encore une fois, les rêves des jeunes tunisiens se heurtent à la réalité macabre de l’administration. Game over? Seul le temps peut nous répondre.