Digitalisation, internationalisation, RSE, services financiers novateurs, … les banques africaines font face à de nombreux challenges qui menacent même leur survie. Comment peuvent-elles s’en sortir ? Voici ce que pensent les experts.
“Nous n’avons pu élargir nos activités comme nous l’avons planifié”. C’est ainsi que Jean-Pierre Levayer, CEO de BPCE International, a justifié le désengagement de la banque du marché africain en 2017. Une année auparavant, l’anglais Barkley’s a fait une annonce similaire en cédant une grande partie de ses participations dans le continent. “Même les banques marocaines semblent avoir perdu leur appétit pour le marché africain”, a affirmé Alain Lenoir, économiste et membre fondateur du Club des dirigeants de banques et institutions de crédit d’Afrique.
“L’absence d’investissements conséquents durant les deux dernières années ne fait que le confirmer”, a-t-il ajouté. Lenoir était l’un des participants au webinaire organisé par le Club à l’occasion de la parution d’un nouvel ouvrage — Banques africaines : les grands défis, édité sous la direction de l’économiste Dhafer Saidane. Cet ouvrage, dans lequel ont contribué plusieurs experts du continent et d’ailleurs arrive à point nommé, à un moment où les institutions financières africaines se trouvent face à une crise économique sans précédent, induite par une pandémie mondiale inédite.
Le désengagement des banques européennes de l’Afrique est donc l’un des défis auxquels font face les banques de la région. Mais pour Lenoir, il s’agit également d’une opportunité sans précédent qui s’offre aux banques africaines. Le retrait des banques européennes du continent et la faible appétence des banques marocaines permettrait ainsi aux banques africaines de renforcer leur implantation dans le continent. “Avec une réglementation temporairement adaptée aux circonstances, notamment dans le domaine de l’obtention des ratios de solvabilité, de liquidité et de celui de la conformité, les banques africaines ont des chances de pouvoir progresser”, a noté l’expert.
“Nous constatons l’accélération du phénomène d’internationalisation des banques africaines, de plus en plus ouvertes à recevoir des partenaires africains”, a confirmé Désiré Avom, professeur de Sciences Économiques à l’Université de Dschang, au Cameroun. Mieux encore, l’expert a affirmé que ces institutions ont désormais la volonté d’aller à la conquête des opportunités en dehors même du continent. Ce phénomène “récent”, d’après Jean-Luc Konan, fondateur de la Compagnie Financière Africaine (COFINA), profiterait aussi aux entreprises africaines. Selon lui, les PME et TPE qui composent le tissu entrepreneurial africain ont besoin d’être accompagnées pour pouvoir se développer et “devenir les grands groupes de demain”.
Et d’ajouter: “Ces acteurs ont besoin d’être accompagnés à l’échelle régionale par des institutions qui sont suffisamment solides qui disposent des compétences nécessaires pour faire face à la complexité croissante du marché”. Sans cette “régionalisation” des banques africaines, les conséquences peuvent s’avérer dévastatrices, rappelle l’expert. “Chaque 24 heures, 33 mille jeunes arrivent sur le marché de l’emploi en Afrique dont seulement 10 mille sont absorbés par les emplois formels”, a-t-il indiqué. Pour les 20 mille restants ? L’équation est simple: soit ils sont encadrés et accompagnés pour lancer leurs propres entreprises — soit ils s’ajoutent aux milliers de chômeurs que compte déjà le continent, indique l’expert.
Et d’ajouter : “C’est une bombe à retardement”. Pour Jean-Luc, le métier du banquier serait de permettre à ces jeunes de générer les richesses futures en collaborant avec les acteurs de la micro et de la mésofinance.
Les banques africaines à la découverte du PCA
L’importance d’avoir des banques africaines solides s’est aussi manifestée lors de la crise du Covid. Car l’un des défis les plus importants auquel doivent faire face les banques du continent est la montée rapide des défauts de paiement. “La base du portefeuille à risque a marqué une augmentation de 300 points de base”, a souligné Jean-Luc Konan. Lenoir a noté de son côté que la période difficile par laquelle passent plusieurs entreprises et la perte massive des emplois dans plusieurs régions va donner naissance à la montée des contentieux des crédits consentis. Face à cette situation, les banques pourraient ainsi rencontrer des difficultés pour atteindre certains ratios prudentiels, notamment le ratio de solvabilité, a prévenu Alain Lenoir, et ce, “même si les banques centrales sont, à ce jour, encore moins exigeantes”.
Certaines de ces banques seraient donc appelées à la recherche de nouveaux partenaires. “Mais ce ne sera toujours pas facile”, a affirmé l’expert. Malgré tous les défis qu’elle présente, cette crise a cependant un côté positif. “Avant la pandémie, toutes les banques africaines n’avaient pas de plans de continuité de l’activité, ou PCA”, a noté Jonas Siliadin, consultant en banques et assurances. “À cet égard, les banques de l’Afrique du Nord ont été mieux préparées et ont pu mieux faire face aux premiers impacts de la crise”, a-t-il ajouté. Aujourd’hui, toutes les banques sont conscientes de l’importance de mettre en place un PCA.
Et même celles qui en ont déjà disposé, ont décidé de le réviser pour y intégrer la problématique d’une pandémie mondiale, d’après l’expert. Cela peut, cependant, s’avérer insuffisant à cause de lacunes majeures dans la contractualisation. Au fait, les banques font appel à plusieurs intervenants externes dans le cadre de la réalisation de leurs projets. Cette collaboration se fait généralement dans le cadre d’une sous-traitance. Ceci ne devrait pas poser de problème en soi, mais Siliadin a noté que les banquiers ne mettent pas suffisamment l’accent lors de la contractualisation sur les aspects SLA, ou Service level agreements. Ces indicateurs, explique-t-il, engagent les prestataires sur la qualité et la disponibilité des services. Aussi, les banques doivent tenir compte lors de l’attribution des marchés de la capacité des prestataires à assurer la continuité de leurs activités.
“Même si la banque elle-même dispose d’un PCA résilient, à jour et conforme, elle peut avoir des défaillances à cause de soucis de continuité au niveau du prestataire”, a-t-il affirmé. Dans le même cadre, le banquier a noté que les banques ne se réservent pas le droit d’audit des prestataires qui leur permet de vérifier les capacités de ces derniers à assurer la qualité nécessaire pour le traitement de données voire même la sécurité de leurs réseaux et systèmes d’information.
La RSE comme élément intégral de l’activité bancaire
Pour une grande partie des banques africaines, la RSE se limitait aux activités de sponsoring, de mécénat ou, parfois, de promotion du genre au sein de l’entreprise même. Mais avec la crise, non seulement il y a eu une accélération des initiatives RSE, mais aussi les banques ont compris qu’il s’agit d’une démarche globale qu’il faut enrichir et mener avec engagement. “La RSE ne doit pas être considérée comme une activité parallèle à l’activité bancaire”, a indiqué l’expert, “mais qu’elle fait partie intégrante de la stratégie bancaire”. On parle ainsi de la finance durable et inclusive. En effet, les utilisateurs sont de plus en plus en quête de pratiques vertueuses de la part des entreprises — qu’il s’agit ou non d’une banque, en l’occurrence les plus jeunes d’entre eux. Ainsi, la relation client va et voit plus loin. Désormais, les entreprises invitent les consommateurs à se prononcer sur leurs attentes globales — y compris sur des questions d’ordre éthique.
Il n’est plus seulement question de recueillir des informations sur les besoins et usages en matière de produits et de services car “les citoyens demandent une plus grande implication des banques”, a affirmé de son côté Ahmed El Karm, président du directoire de l’Amen Bank. D’après lui, la banque de demain doit être citoyenne pour survivre dans un marché hautement concurrentiel. “Il est temps”, a noté El Karm, “que les banques s’occupent des 40% des Tunisiens qui n’ont ni un compte bancaire ni un compte postal”. L’inclusion financière, a affirmé le banquier, permettrait à plus de 1.5 million de Tunisiens — actifs dans l’informel — de bénéficier des services qu’offre le secteur bancaire. Elle permettra également d’absorber dans le circuit bancaire plus de 15.5 milliards de dinars de cash en circulation et qui “ne contribuent pas à un financement sain de l’économie”. Pour jouer son rôle d’entreprise citoyenne, une banque doit aussi contribuer à la réussite de la transition énergétique. “Il faut que les banques tunisiennes soient en phase avec cette tendance mondiale”, a souligné Ahmed El Karm. “Plusieurs banques dans le monde ne financent plus les projets d’énergie fossile”, a-t-il rappelé.
D for Digitalisation (mais aussi Data)
Pour survivre, les banques sont acculées à se digitaliser, affirme Ahmed El Karm. “Déjà, 40% des métiers des banquiers vont disparaître dans les 20 prochaines années et ils seront, peut-être, remplacés par de nouveaux métiers. Si les banques ne s’adaptent pas à l’ère du digital, d’autres nouveaux concurrents n’hésiteraient pas à prendre leur place. Les opérateurs télécoms, avec le smartphone, attendent avec impatience cette opportunité”, a-t-il ajouté. La bonne nouvelle, du moins pour les partisans du secteur bancaire, est que la crise a permis aussi d’ancrer la place du digital parmi les banquiers les plus sceptiques “parce que le digital a constitué une partie importante de la solution face à la crise”, a noté Jonas Siliadin. L’expert a rappelé à cet égard que c’est grâce au numérique que certaines banques ont pu maintenir leurs activités. La moins bonne nouvelle est que le chemin est encore loin devant les banques africaines.
Certes, un bon nombre d’entre elles ont déjà réussi à dématérialiser leurs procédures et à connecter leurs clients à distance, mais ceci ne représente qu’un premier (simple) pas. Le chantier le plus dur est celui de la data. “Les banques doivent afficher leurs ambitions à renforcer leur capacité, à conserver, à traiter et à partager les données de façon sécurisée et fiable”, a souligné Jonas. Ici, les institutions financières doivent attaquer trois chantiers clés: la qualité de la donnée elle-même, sa protection et la conformité des traitements. Autrement, des conséquences importantes se feront sentir pour les banques africaines.
“Dans le cadre du correspondent banking, par exemple, beaucoup de partenaires extérieurs des banques africaines sont déçus de la qualité des données et de la difficulté des banques à produire des informations de qualité à temps”. Mais pas que. Sans de telles données, les banques se privent d’un outil très puissant au moment où la concurrence est de plus en plus rude: la segmentation et le ciblage des clients. L’absence de cette data fiable, explique l’expert, aura aussi de graves implications sur les projets de pilotage de performances et de contrôle de la gestion. “Plusieurs banques africaines ont lourdement investi dans des outils de contrôle de gestion mais qui n’arrivent pas à produire le reporting nécessaire … faute de données”, a affirmé Siliadin.
Au-delà de l’intermédiation
Mais comment faire pour financer toutes ces initiatives ? “Je pense que la banque doit aller au-delà encore de l’intermédiation financière pour s’aventurer dans l’ingénierie financière et économique au service des projets des clients”, a affirmé Jonas Siliadin. Selon lui, les banques doivent donc agréger un certain nombre de techniques et de compétences afin de pouvoir mieux servir leurs clients. Aussi, les banquiers ne peuvent plus se contenter de “faire la chasse aux clients”: “Les banques”, affirme l’expert, “doivent penser à développer leurs propres écosystèmes en aidant leurs clients à se développer”. Cette pensée nous amène, d’après l’expert, à repenser la relation du secteur bancaire avec la finance décentralisée. Créer une synergie entre elles permettrait ainsi la mise en place d’un parcours et d’un processus qui accompagne le client de la microfinance, à la mésofinance pour le récupérer enfin, dans le secteur bancaire.
“Ceci permet de créer un vrai écosystème résilient”, a-t-il ajouté. L’évolution de la mission de la banque au-delà de l’intermédiation sera dictée par un autre impératif encore plus urgent: “Nous avons constaté une tendance à la diminution des marges de l’intermédiation bancaire”, a noté de son côté Désiré Avom. Ces évolutions n’ont pas été sans effets positifs, rappelle l’expert. “Les banques sont de plus en plus innovantes, s’appuyant sur l’observation de la société et essaient d’apporter des solutions aux problèmes que rencontrent les clients”, a-t-il ajouté. Ces transformations ont été accompagnées par une transformation des modes du management. Seul bémol: comme dans d’autres activités, nous, africains, on a tendance à calquer les modèles qui réussissent à l’Occident. Or, le management doit épouser les contraintes socioculturelles de l’Afrique, prévient Jonas Siliadin. “Ceci ne donnera pas de bons résultats”, a-t-il ajouté. D’après l’expert, développer un modèle de management délibéré propre à l’Afrique devient une nécessité si les banques souhaitent réussir toutes ces transformations.