Axée sur la coopération et l’engagement citoyen au service du bien commun, l’ESS représente un nouveau levier d’action permettant de renforcer les partenariats publics-privés solidaires (PPPS) afin de soutenir la reprise économique post-Covid. Sonia Ben Yahia, Directrice du programme ProgRESS, nous en dit plus sur les dispositifs d’appui proposés aux structures de l’ESS et les principaux défis de la mise en place d’une stratégie ESS en Tunisie.
Si vous nous parliez du programme ProgRESS ?
ProgRESS est un programme cofinancé par l’Union européenne et piloté par la coopérative méditerranéenne iesMed ; il vise à mettre en place le centre tunisien de ressources de l’ESS. Celui-ci est baptisé DarESS et sera la première plateforme nationale de ressources dédiées à l’ESS dans la région méditerranéenne. C’est un concentrateur d’intelligence collective interconnectant les échelons régionaux, nationaux et internationaux. Chaque institution, organisation et entreprise pourrait s’approprier DarESS, bénéficier des différentes ressources qu’elle propose et mutualiser objectifs et actions, pour co-construire l’ESS tunisienne. Le but ultime est d’en «faire un levier» pour l’émergence d’une nouvelle réalité économique et sociale en Tunisie.
Nous avons du mal à cerner le concept d’ESS, pouvez-vous nous éclairer ?
Effectivement, les différentes significations et usages qui sont faits de l’ESS peuvent engendrer une confusion autour de son concept. Le premier défi est donc culturel et éducatif. C’est dire que l’un des enjeux de la mise en place d’une stratégie ESS en Tunisie est de lever le doute autour de sa définition, ce que fait en partie la loi-cadre de juin 2020, ou au moins son périmètre. Pour situer rapidement les choses, on observe sur ce que nous appelons la Planète ESS trois courants : l’Économie Sociale historique (coopératives, mutuelles, certaines associations…), l’Économie Solidaire et l’Entrepreneuriat Social, plus récentes et assez largement opposées dans leur philosophie. Les gens s’y perdent parfois un peu : sous le chapeau ESS, il y a des modèles bien différents et c’est un signe de vitalité. Il n’y a pas une seule façon d’entreprendre. Gouvernance démocratique, utilité sociale, l’excédent de gestion comme moyen et non comme finalité, ce sont quelques grands marqueurs communs qui distinguent les sociétés des personnes et les sociétés de capital et cela suffit à tracer les frontières avec l’entreprise classique.
Dans quelle mesure les outils de la finance solidaire sont-ils complémentaires à la finance classique ?
En Tunisie, le système financier conventionnel est assez bien structuré mais peine à répondre aux besoins en financement des TPE/PME traditionnelles, notamment les entreprises de petite taille et celles en phase de création. Les organisations de l’ESS, sociétés de personnes, non seulement héritent des difficultés d’accès au financement des sociétés de capital mais aussi font face à la non-prise en compte des financeurs conventionnels de leurs spécificités et donc à l’absence d’offres de financement adaptées. À vrai dire, les instruments de financement existants, en capital ou en dette, ne tiennent pas compte dans leurs analyses des dossiers des spécificités des organisations de l’ESS, ce qui les exclut du circuit financier. Par ailleurs, il n’existe pas d’instrument de financement spécifique aux acteurs de l’ESS. En réponse à ces problématiques, la finance solidaire offre un appui financier mais aussi technique à travers des dispositifs d’accompagnement de petites entreprises à fort impact sociétal.
En quoi DarESS contribue à faire face à ces insuffisances ?
Le pôle Finance Solidaire de DarESS (FinSol) a vocation à accélérer la mise en place de 5 dispositifs prioritaires de financement de l’ESS ou d’aide au financement- largement éprouvés ailleurs, à savoir , le fonds de garantie ou société de caution mutuelle, les prêts d’honneur, le fonds d’impact solidaire pour organisations non capitalistiques, les produits bancaires de partage (livret d’épargne de partage et carte de paiement de partage) et l’avance sur subventions publiques.
Quels sont les principaux défis de la mise en place d’une stratégie ESS en Tunisie ?
Le premier est celui de la connaissance et de l’expertise. Par ailleurs, il est nécessaire de disposer de données fiables et pertinentes afin de permettre une réflexion stratégique efficiente et à fort impact. DarESS, avec son pôle Observatoire, a pour mission de produire des données fiables à travers des études de terrain. Le cadre réglementaire représente le deuxième défi. La publication des décrets d’application de la Loi ESS 2020 est considérée comme un enjeu important pour la mise en pratique d’une stratégie publique ESS en Tunisie. Cette loi a besoin de textes d’application et l’amendement d’autres textes existants pour structurer l’ESS en Tunisie.
Les acteurs doivent être une force de proposition qui accompagne les pouvoirs publics. DarESS est là pour faciliter l’articulation entre global et local. Enfin, je dirais que le seul véritable défi est en définitive celui de la mobilisation, de l’action et du résultat. Nous observons depuis plusieurs années que les institutions publiques sont en grande difficulté pour l’impulser, et que le secteur privé commercial ne peut pas être l’acteur du changement social et du développement inclusif. La société civile organisée, et plus particulièrement celle qui se revendique comme un agent de transformation économique, environnementale et sociale doit «prendre le lead» pour aider ceux qui en ont la charge à sortir le pays de cette situation.
Les répercussions de la crise Covid, donnent-elles une plus forte raison d’être à des entreprises dans le cadre de l’ESS ?
La pandémie Covid-19 n’a fait qu’amplifier les problèmes socio-économiques et les inégalités régionales auxquels la Tunisie fait face depuis longtemps. Près d’un an après l’irruption de la pandémie, les problèmes sociaux à l’origine de la révolution tunisienne ne font que s’accentuer, avec un chômage avoisinant les 19% et affectant principalement les femmes (22.8%) et les jeunes diplômés (30,1%) selon l’INS. Aujourd’hui, les modèles économiques dominants ayant clairement montré leurs limites, il est donc temps de passer à autre chose. J’ai observé avec grand intérêt, au printemps 2019, la multiplication des tribunes, lettres ouvertes, initiatives, propositions que la crise pandémique de Coronavirus a provoquées, le refus de « revenir à l’anormal », la construction « théorique » du Monde d’Après. L’ESS militante a été particulièrement inspirée et inspirante et la Tunisie elle-même, avec la tribune #tounESSsolidaire en mai 2019, s’est portée aux avant-postes de la mobilisation.
À partir de là, il faut faire et construire. Je paraphrase Jérôme Saddier, président d’ESS France, « savoir nous confronter à quelque chose qui nous dépasse. Savoir penser grand, en termes stratégiques, l’économie de demain ». DarESS parie sur l’émergence de partenariats publics-privés solidaires (PPPS), dans tous les domaines où l’action publique doit être relayée ou anticipée par l’action citoyenne. C’est-à-dire dans tous les domaines ! Nous nous positionnons déjà sur le Tourisme alternatif et solidaire (TAS), sur l’Économie circulaire solidaire (ECS), sur la décentralisation (Villes solidaires), bientôt la Santé, la formation, la transition digitale… Tout cela, nous le faisons pour créer des espaces communs pour les acteurs et actrices de l’ESS ils sont et seront à eux, notre rôle est de créer toutes les synergies possibles pour co-construire l’écosystème de l’ESS en Tunisie.