140 milliards de dollars d’émissions en 2020 dans le monde. L’essor de la finance islamique et des Sukuk n’est plus à démontrer. Entre ceux des émetteurs attachés aux percepts Chariatiques et ceux qui cherchent à diversifier davantage leur base d’investisseurs, l’intérêt ne cesse de croître. Et la Tunisie peine encore à s’y frayer un chemin. Sur les possibilités de développer cette industrie en Tunisie, Mohamed Damak, Senior Director and Global Head of Islamic Finance chez S&P Global Ratings, nous livre sa vision. Interview.
La finance islamique a fait ses preuves dans le monde et plusieurs pays ont réussi à placer leurs noms dans la carte mondiale de la finance islamique. Pouvez-vous nous citer quelques pays ?
La finance islamique est une industrie qui représente près de 2.4 trilliards de dollars à fin 2019. Elle a connu une croissance à deux chiffres sur la dernière décennie, avec un ralentissement au cours des deux dernières années qui devrait se poursuivre quelque temps. L’industrie reste concentrée par ligne d’activité avec une industrie bancaire qui contribue pour plus des trois quarts de la totalité de ses actifs.
Le marché des Sukuk – qui contribue à hauteur de 20% des actifs – est assez actif dans des pays tels que la Malaisie, les pays du Golfe, et dans une moindre mesure l’Indonésie et la Turquie. Chacun de ces pays a défini une stratégie propre en fonction de son contexte local et de ses interactions avec l’environnement régional et international. D’autres émissions ont vu le jour, au cours de ces cinq dernières années, notamment au Royaume-Uni, au Luxembourg, ou aux États-Unis via la banque Goldman Sachs qui cherchait à diversifier ses sources de financement en émettant des Sukuk.
Quels sont, à votre avis, les prérequis nécessaires pour réussir cette expérience ?
Un des points communs des pays où le marché des Sukuk s’est développé est l’existence d’un cadre réglementaire favorable à ce type d’instruments. Les Sukuk sont, en effet, composés d’un ensemble de contrats qui répliquent le fonctionnement d’une obligation conventionnelle dans le but d’attirer les investisseurs en obligations classiques ainsi que les investisseurs islamiques.
À ce titre, le cadre réglementaire est important pour assurer, par exemple, la neutralité fiscale. Lorsque l’actif sous-jacent est un bien immobilier, le cadre réglementaire permet d’éviter la double imposition à la taxe de propriété foncière dans le cadre d’une opération de Murabaha (achat et vente de l’actif). Autrement, le Sukuk serait plus onéreux qu’une obligation classique. Le cadre réglementaire permet aussi de dissiper la confusion autour de la propriété juridique de l’actif sous-jacent. En général, dans le cadre d’émission de Sukuk, la propriété juridique des actifs sous-jacents n’est pas transférée aux investisseurs.
L’existence même de cet actif a pour but d’assurer la conformité de la transaction avec les principes de la finance islamique car un des principes stipule que toute transaction doit être sous-tendue par un actif tangible. L’expérience du Luxembourg est assez intéressante en la matière. Le gouvernement Luxembourgeois a utilisé un nombre de bâtiments publics et s’est engagé à payer un loyer calibré pour être équivalent aux distributions périodiques payées aux investisseurs et à racheter ces bâtiments à la fin de la transaction à un prix équivalent au principal du Sukuk.
Pourquoi, d’après vous, le Royaume-Uni ou le Luxembourg ont-ils émis des Sukuk alors qu’ils sont des émetteurs très établis dans les marchés internationaux ?
Il est vrai que le Royaume-Uni et le Luxembourg bénéficient d’une grande facilité pour lever des fonds sur le marché de la dette conventionnelle mais émettre des Sukuk traduit leur volonté de développer la place de ces deux pays dans la finance islamique afin d’attirer des investissements étrangers. L’émission des Sukuk leur a ainsi permis d’élargir leur base d’investisseurs et attirer ceux qui ne pouvaient pas investir dans des obligations classiques, même si cela reste marginal pour ces deux pays. Un autre exemple est la banque américaine Goldman Sachs. Quand elle a émis ses Sukuk, plus de 87% des investisseurs provenaient du Moyen-Orient, y compris de banques islamiques, de sociétés d’assurances islamiques, et de banques conventionnelles… Aussi, les Sukuk peuvent parfois présenter un coût plus compétitif que les obligations conventionnelles. Par exemple, à un moment où la liquidité était assez abondante, le Pakistan a levé des Sukuk à un coût moindre que ses obligations classiques.
Par rapport à la loi qui a été émise et ratifiée en Tunisie en 2013, est-ce que vous pensez qu’elle est insuffisante ?
Étant donné que l’on ne note pas de Sukuk émis en Tunisie sous cette loi, nous n’avons pas d’opinion sur sa qualité et manquements éventuels. Cependant, le fait que la Tunisie n’ait pas émis de Sukuk souverain et le fait que certains acteurs rapportent que cette loi a été mise en place avec une lecture assez conservatrice des règles de la Chariâa laisse penser qu’elle comporte peut-être des lacunes.
Quels sont les secrets de réussite des pays qui ont pu renforcer et approfondir un marché de Sukuk ? Et y a-t-il une possibilité de les dupliquer ?
La Malaisie est le pays qui a réussi à développer un marché de Sukuk en devise locale assez profond et liquide. Les pays du Golfe ont réalisé beaucoup d’émissions. Il n’en reste pas moins que la profondeur des marchés de capitaux intérieurs de ces pays est encore très limitée et la majorité des émissions a été faite sur les marchés de capitaux internationaux.
Comment, d’après vous, la Malaisie a-t-elle réussi à développer ce modèle ?
Il y a deux approches qui permettent de développer le marché de la finance Islamique : une approche « top-down » dans laquelle les autorités proposent un plan et ajustent au fur et à mesure qu’elles l’implémentent, selon la nécessité. C’est le cas de la Malaisie. La deuxième approche est « bottom-up » dans laquelle le marché se crée lui-même à travers les émetteurs, et les autorités n’interviennent que pour introduire des ajustements au cadre réglementaire local. Avec le modèle « top-down » qui est basé sur un plan bien clair et tracé au préalable, nous avons observé une certaine capacité d’anticiper les freins au développement et de les prendre en compte dès le début.
Est-ce qu’il y a des projets qui pourraient ne pas être financés par des Sukuk ?
La conformité avec la Charia exclut de facto l’industrie du jeu, de la pornographie ou de l’alcool… Indépendamment des secteurs qui ne sont pas conformes, nous avons observé une large utilisation des Sukuk dans de nombreux secteurs et projets.
Est-ce que vous pensez que la notation, aujourd’hui en Tunisie, joue en défaveur de ce marché et dans quelle mesure vous pensez qu’elle peut influencer cette industrie en Tunisie ?
À S&P Global Ratings, la notation des Sukuk est effectuée à travers des critères bien précis qui sont transparents et disponibles pour tous. On y distingue les obligations contractuelles qui doivent être suffisantes pour le paiement des investisseurs en temps et en heure, les coûts qui sont liés à la transaction qui doivent être couverts par les obligations contractuelles, les risques dans lesquels peuvent se trouver les investisseurs tels que le risque de la destruction de l’actif sous-jacent, et s’ils sont couverts ou pas… Étant donné que le Sukuk est un produit structuré, il faut bien étudier ses contrats afin d’émettre une opinion en fonction du contenu de la documentation juridique. Pour toute notation de Sukuk, S&P Global Ratings émet un rapport qui explique l’application des critères et qui permet aux investisseurs de comprendre notre opinion sur la qualité de crédit de ces instruments.
Est-ce que vous avez un mot de la fin ?
Pour l’année 2020, nous avons observé une baisse de près de 16% du volume total des émissions de Sukuk, soit l’équivalent de 140 milliards de dollars par rapport à 167 milliards de dollars l’année précédente. Cependant, une augmentation de 42 milliards de dollars en 2020 par rapport à 38 milliards de dollars en 2019 a été enregistrée au niveau des émissions en devises étrangères. Étant donné l’abondance de la liquidité sur les marchés internationaux de capitaux, nous nous attendons à une augmentation des volumes d’émissions en 2021.