Un continent qui fait 16% de la population mondiale, mais qui ne participe qu’à hauteur de 2% au commerce mondial et 3% au PIB de notre monde. La ZLECAF, sera-t-elle la panacée pour accélérer le commerce et la croissance ? Quelles opportunités y a-t-il pour la Tunisie ? Habib Zitouna, Professeur à la Faculté des Sciences Économiques et de Gestion de Tunis, nous aide à déceler les enjeux de cette Zone de libre-échange continentale africaine impliquant 55 États. Un travail du reste ardu. Avec ce message : l’Afrique est certes une terre de potentiel mais elle a ses propres difficultés.
Commençons, d’abord, si vous le voulez bien, par le projet de la ZLECAF qui entend agir en vue d’enlever les barrières tarifaires d’une manière dégressive et de faciliter les échanges.
D’abord, l’idée est ancienne. C’est en effet depuis les années 90 que les pays africains veulent créer une zone de libre-échange. Ensuite, c’est au début des années 2000 qu’a débuté une période de concrétisation qui a abouti à un accord. Et c’est au début de cette année qu’a commencé un processus de démantèlement de 90% des barrières tarifaires pour la quasi-totalité des pays du Continent entre cinq et dix ans selon les catégories des pays.
Dans une prochaine étape, les pays africains doivent envoyer la liste des produits concernés par le démantèlement : 90% pour les produits non sensibles pour 5 ans et le reste en 10 ans. L’objectif est de toucher 97% des produits. Les enjeux ne concernent pas que les tarifs, mais aussi la facilitation des échanges. Le projet intègre donc tout ce qui concerne les infrastructures portuaires et les procédures, douanières et administratives, des terrains sur lesquels les pays africains vont récolter des bénéfices importants et certains. La question qui reste posée et en cours de négociation est celle du respect des règles d’origine. Celles-ci constituent une sorte de passeport qui autorise aux marchandises dont l’origine géographique est connue, à circuler en bénéficiant de droits de douane préférentiels.
Et quels sont les impacts de cet accord sur le tissu macroéconomique ?
Il y a de nombreux impacts. Il y a les impacts quantitatifs. Mais, l’enjeu est aussi géopolitique. Car, les échanges ne concernent pas seulement les revenus, c’est aussi la paix entre les pays d’une zone où se fait le libre-échange. C’est encore la coopération et des relations saines qui s’installent et qui sont capables d’assurer plus de sécurité et aider au développement de notre région. Bien au-delà des chiffres, des échanges et des effets quantitatifs, cela est extrêmement important pour notre continent, qui connaît des conflits internes. Pour un pays comme la Tunisie, si on se limite aux démantèlements tarifaires, l’impact sera faible (0,6% du revenu d’ici 2035), une réduction des barrières tarifaires et non tarifaires aura cependant plus d’impact (3,7% des revenus). Mais si on intègre la facilitation des échanges, il y aura des effets sur la logistique notamment portuaire, sur la performance des points de contrôle douaniers au niveau des délais et des coûts, l’utilisation des nouvelles technologies …
Dans le même ordre d’idées, la coordination entre les services intéressés par le commerce entre pays sera renforcée. Pour la Tunisie, il y a moyen de gagner jusqu’à 6% en matière de PIB et 5,9% en termes de revenus. Il faut préciser que l’on peut gagner en termes d’exportation, mais il faudra aussi importer des pays de notre zone. Tout cela peut paraître facile. Cependant, cet environnement est empreint de bureaucratie, de corruption et de mauvaise gouvernance. Il faut être réaliste, l’enjeu des démantèlements et des tarifs douaniers et des procédures, est difficile à gagner.
Et l’impact au niveau micro-économique ?
Cela va dépendre des secteurs. Pour la Tunisie, il faut des industries complémentaires pour bien nous situer sur le marché africain, outre le textile et habillement et l’industrie automobile. Il nous faut des entreprises qui puissent développer des marques capables de s’exporter. Des marques connues et qui puissent constituer un levier. Et ce n’est pas en produisant des marques intermédiaires que l’on va tirer un grand profit de ce marché africain.
C’est-à-dire que nous devons nous positionner sur des produits qui nous offrent l’occasion de bien nous placer sur des chaînes de valeur ?
Oui. Notamment pour les produits de consommation. Parce que l’Afrique se développe de plus en plus et a, à ce titre, besoin de produits de consommation dans l’agroalimentaire, le textile et habillement,… Là où nous pouvons gagner, c’est sur le commerce de service. Les entreprises tunisiennes peuvent s’implanter et investir en Afrique et nous avons pour cela des avantages comme le niveau de qualité et de compétitivité qui sont connus.
C’est donc au niveau du service que le levier peut être important. Certaines marques sont déjà implantées en Afrique et peuvent participer à la notoriété de nos produits. Il y a aussi les BTP, les technologies de l’information, l’ingénierie, où nous pouvons avoir davantage de success stories. Mais sur le commerce, il y a d’autres barrières comme la réglementation des changes et le transfert de capitaux facilités aujourd’hui dans le monde par les nouvelles technologies qui peuvent pousser certains à des comportements pas toujours réglementaires.
Et en termes d’IDE ?
Oui. Cela peut nous aider à exporter davantage. Cependant, contrairement à ce qu’on pense, le marché africain n’est pas un marché facile. Dans beaucoup de pays, les circuits sont contrôlés et il faudra contourner des barrières. Il faudra avoir des marques tunisiennes qui s’imposent et peuvent contrarier tout un bâti. En Tunisie, nous souffrons aussi de coûts logistiques importants notamment au niveau du transport. L’accès aux marchés n’est pas, en plus, toujours transparent.
Nous sommes dans l’obligation de changer pour occuper la place qu’il faut. Il faudra, à ce niveau aussi, nous occuper de notre réglementation qui doit être réformée. Mais pas seulement, il y a lieu de travailler notre vision du secteur privé, essentiel pour gagner des marchés. Il doit être plus libre d’agir, moins contrôlé,… Un travail sur nos mentalités, ici comme ailleurs, est du reste bien nécessaire. Il y a un autre créneau où nous pouvons être compétitifs, c’est celui où nous pouvons jouer les intermédiaires entre l’Afrique et l’Europe. Une certaine triangulation. Cela peut être un levier pour accroître nos exportations.
Et il y a lieu de dire que le secteur commercial n’est pas le seul concerné, mais bien d’autres où le relationnel peut beaucoup jouer. Un autre domaine peut être important, c’est celui de l’éducation et de la santé. Un terrain sur lequel nous pouvons agir seul, avec ou pour le compte des autres. C’est un capital important. Les étudiants qui seront formés seront des ambassadeurs de notre système de santé. Encore faut-il bien les accueillir afin que lorsque les étudiants africains partent, ils gardent de bonnes impressions, qu’ils aient des idées de projets avec la Tunisie, avec aussi des réseaux tunisiens,… D’où l’idée de développer des institutions de formation et de santé en Afrique.
Vous pensez que cela pourrait avoir un effet sur la productivité ?
La compétitivité est généralement boostée par la concurrence étrangère. Cela ne va pas être très important. La concurrence et la compétitivité vont se faire avec des pays et pas d’autres. Certains sont liés avec la Tunisie par des accords de libre-échange comme l’Accord d’Agadir qui fonctionne bien. Cela dit, la compétitivité peut se faire sur les services qui sont essentiels. Et de ce côté des choses, je reviens à la réglementation des changes pour dire que sa réforme va être un enjeu important. De toute manière, la ZLECAF peut être une opportunité pour moderniser davantage notre tissu économique dans son ensemble. Même si je ne le répéterai jamais assez, la constitution de cette zone n’est pas de tout repos.
Donc, si je comprends bien, il y a deux enjeux : les ports et la réglementation des changes ?
Les ports pour les biens et la réglementation de change pour les services. Il y aussi un autre enjeu, c’est celui des subventions pour les produits agroalimentaires à l’export en destination de l’Afrique pour compenser les inefficacités de la logistique. Pour le moment, l’OMC le permet. Elle ne le permettra pas dans le futur si notre pays se développe.
Quid de notre politique commerciale ?
Effectivement, les subventions à l’export ne sont pas appréciées et interdites selon les cas. Nous avons des exonérations, mais cela est possible parce que nous avons des problèmes. Il y a donc lieu de moderniser la politique commerciale. Il faudra aller vers des mécanismes utilisés dans les pays développés pour subventionner les exportations via la coopération internationale. Il s’agit de donner un marché plutôt qu’une subvention. Cela constitue sans doute un moyen d’aider les entreprises dans cette direction. On devra aussi évoquer la question de la mobilité de la main-d’œuvre du travail. De plus en plus, nous sommes en train de voir des employés subsahariens en Tunisie. Sommes-nous capables d’accompagner cette mutation en acceptant des ressortissants de cette zone dans notre économie ? Cela n’est pas très évident.
Quels sont les risques pour la zone de libre-échange continentale africaine ?
Il y a un risque que cela soit un projet mort-né ou encore un projet inopérant. Le risque est que cette ZLECAF ne puisse pas réussir à faciliter les échanges entre pays africains pour diverses raisons, de gouvernance, de bureaucratie,… Il y a des risques que d’autres groupes arrivent à contourner les barrières.