En Tunisie, le chemin vers un entrepreneuriat plus social semble encore long et semé de défis d’autant plus que la première loi sur l’économie sociale et solidaire a été adoptée au mois de juin dernier à la suite d’une gestation de près de 5 ans. Radhi Meddeb, économiste, PDG du groupe COMETE Engineering et président de la fondation DAAM, nous livre son regard sur l’économie sociale et solidaire ainsi que ses enjeux et ses opportunités.
L’ESS est parfois réduite à une simple conception morale. Qu’en pensez-vous ?
Le concept d’Économie Sociale et Solidaire (ESS) est d’introduction récente en Tunisie, même si la pratique est bien plus ancienne. En fait, depuis très longtemps, avant même l’indépendance, il existe, en Tunisie, des formes diverses d’activités économiques relevant de l’ESS sans que personne ne se soit posé la question de leur spécificité, de leur gouvernance et de leur viabilité. Cela est le cas notamment des mutuelles, que cela soit dans le secteur des assurances ou des services agricoles, des coopératives ou même, plus banalement, des associations. Tel M. Jourdain, nous faisions de la prose sans le savoir.
Il n’empêche que beaucoup de responsables politiques et d’économistes ont tendance à méconnaître cette forme d’organisation économique, pire encore, à la traiter avec mépris et dédain. Ceux d’entre eux, formés à l’école libérale, n’admettent pas une autre motivation à l’acte d’entreprendre que la recherche de profit. Pour ceux formés à l’école matérialiste, l’entreprise est nécessairement un lieu d’affrontement et de lutte des classes. L’économie sociale et solidaire bouscule l’une et l’autre de ces deux conceptions traditionnelles, même si antagonistes, mais tout autant idéologiques, l’une que l’autre. C’est de cette contradiction que naît un certain regard complaisant et condescendant sur l’économie sociale et solidaire qui a tendance à la cantonner dans une simple conception morale. L’économie sociale et solidaire ne se réduit pas à une conception morale.
Elle ambitionne, depuis son apparition, dans les années 1830, de réconcilier l’économie et la morale. Elle s’articule autour de trois principes essentiels : le volontariat, la démocratie et la primauté de l’Homme sur le capital. L’adhésion est volontaire, les décisions sont démocratiques sur la base d’une voix par membre adhérent et enfin, le capital ne prime pas. Il ne fait pas le pouvoir au sein de l’entreprise sociale et solidaire.
Quels sont alors ses fondamentaux ?
L’ESS porte en elle les valeurs de la solidarité, du partage et de la coresponsabilité, de l’égalité des membres, de la responsabilité sociétale, de l’utilité. Elle recherche l’épanouissement de ses membres, leur formation, l’amélioration de leurs conditions de vie et plus généralement, la lutte contre les injustices. L’ESS est une véritable économie où l’objectif est l’impact social et solidaire mais la pérennité de cet impact passe par de véritables activités économiques viables.
Cela ne veut pas dire que l’entreprise sociale et solidaire, l’association, la coopérative ou la mutuelle ne doit pas réaliser de profit. Si la recherche de profit n’est pas un but en soi pour une organisation sociale et solidaire, sa réalisation peut en conditionner la viabilité. Une entreprise sociale et solidaire réalise des excédents, et non des profits, qui sont mis à la disposition du projet, éventuellement, pour une part, au service de ses membres, sous forme de ristournes, équitablement partagées entre les membres de l’entreprise. À titre d’exemple, une crèche de quartier, organisée en association ou coopérative entre les habitants du quartier et gérée directement par un collectif élu, peut réaliser des bénéfices.
Elle les réinvestit dans l’augmentation de sa capacité d’accueil, l’acquisition d’équipements éducatifs destinés aux enfants, l’installation d’un club de musique, d’un club informatique… Bref, dans une meilleure réponse aux besoins de la population. Aujourd’hui, plus que jamais, dans les quartiers laissés pour compte, l’ESS peut contribuer à répondre à des besoins économiques et sociaux mais aussi à donner de l’emploi et de l’espoir à une jeunesse désœuvrée.
Dans quelle mesure l’ESS, en tant qu’alternative, permet-elle de concilier activité économique et utilité sociale ?
Les activités relevant de l’économie sociale et solidaire répondent généralement à des besoins économiques ou sociaux auxquels ni l’État ni l’entreprise privée ne répondent de manière satisfaisante. Il s’agit souvent de besoins en services de proximité de la population. Ils sont trop nombreux et diffus pour que l’État ou des entreprises publiques puissent s’y intéresser. En revanche, le volume d’affaires qu’ils génèrent ou leurs niveaux de facturation sont trop faibles pour assurer une rentabilité suffisante et susciter l’intérêt du secteur privé. L’alternative est alors que des demandeurs-bénéficiaires de ces services s’organisent, sur un mode de partage des coûts, pour s’assurer à eux-mêmes les services attendus.
C’est le cas des coopératives de services dans le secteur agricole ou des mutuelles d’assurances de certains secteurs économiques, mais aussi les amicales, associations, comités d’entreprises dont le but n’est pas de générer des profits mais de répondre à certains besoins de populations cibles, dans des conditions de qualité et de prix, au moins équivalentes à celles offertes par le marché. Ce n’est pas pour autant que l’ESS puisse être une alternative. Elle est une voie complémentaire aux côtés des secteurs public et privé. Elle complète l’offre et participe à la satisfaction globale. Elle est d’ailleurs qualifiée de tiers secteur, aux côtés de ceux public et privé. Il n’existe pas une expérience au monde où l’ESS répond à l’ensemble des besoins et supplante l’un et l’autre des deux secteurs économiques.
Les exemples abondent dans les grands pays de puissants groupes coopératifs, à l’instar du Mouvement Desjardins au Canada, constitué en 1904, sur une idée généreuse, celle de contribuer au bien-être des individus et des collectivités. Avec son réseau de plus de 400 caisses réparties sur l’ensemble du territoire canadien et sa présence dans plus de cinquante pays, il forme aujourd’hui l’un des plus importants groupes financiers au Canada. Il en est de même, historiquement, en France avec le Crédit agricole, les Caisses d’Épargne, les Banques Populaires, le groupe du Crédit Mutuel, des assurances comme la MACIF, la MGEN, autant d’institutions de référence dans le secteur bancaire et des assurances en Europe.
Jugez-vous que le système économique et social tunisien actuel soit un facteur de bien-être ?
La révolution de 2011 est née d’une profonde frustration économique et sociale. En se révoltant, les jeunes des régions intérieures portaient d’abord l’exigence d’un meilleur accès à l’emploi, à de plus grandes opportunités économiques et de l’amélioration de leurs conditions de vie. Ces exigences avaient été résumées sous le vocable de la Dignité. Elles ont été relayées par celles des intellectuels et de la petite bourgeoisie des villes, appelant à plus de libertés. La révolte se souciait peu de ce qui était présenté, alors, comme performances macroéconomiques de la Tunisie, reconnues par la communauté internationale en matière de taux de croissance, de niveau d’inflation, de maîtrise du déficit budgétaire ou de niveau d’endettement.
Qu’en est-il advenu de cette exigence de dignité et des conditions de vie de ces jeunes ? Depuis 2011, non seulement, les choses ne se sont pas améliorées mais le quotidien de tous les révoltés de la dignité s’est compliqué, leur horizon s’est assombri et l’espoir les a abandonnés. Le chômage s’est approfondi, passant de 13% à 15,5% de la population active, sans perspective de baisse, malgré une démographie favorable. La transition démographique, mais aussi l’émigration dans toutes ses composantes, légale et informelle, avaient pourtant ramené la demande additionnelle d’une moyenne de 74300 entre 2004 et 2012 à une moyenne de 28500 entre 2012 et 2020.
Cette baisse drastique de la demande additionnelle d’emplois aura permis d’alléger le marché de l’emploi d’un fardeau de plus de 400000 demandeurs supplémentaires qui seraient probablement allés grossir l’armée des sans-emploi. Le pouvoir d’achat s’est érodé sur la période. En dix ans, le revenu par tête d’habitant exprimé en dollars US et calculé en parité de pouvoir d’achat a baissé de 30%. Clairement, le système ne favorise pas l’épanouissement des populations, ne concourt pas à leur bien-être. Il faut rajouter à cela les dégâts dévastateurs de l’abandon scolaire qui a concerné annuellement plus de 100.000 jeunes. En acceptant qu’autant de jeunes soient jetés à la rue, sans bagage ni perspective, ballottés entre une sous-culture de mauvais feuilletons, de réseaux sociaux et de rap violent, séduits par les chimères de l’émigration ou du Djihad, la société a pris un risque considérable, celui de son déclassement et de la dislocation de son lien social.
Quelles stratégies pour changer d’échelle et faciliter l’implantation de l’ESS en Tunisie ?
Aujourd’hui, l’ESS concourt à moins de 1% du PIB. Ailleurs, et dans des pays bien plus développés que la Tunisie, le niveau de contribution atteint 10 à 20% du PIB. Le potentiel de progression est immense. Mais, l’économie sociale et solidaire est mal comprise, insuffisamment considérée. L’État pense avoir fait ce qu’il avait à faire en promulguant, le 20 juin 2020, une loi d’orientation. Cette loi a été saluée par l’ensemble des partisans de l’économie sociale et solidaire, en Tunisie et à l’international, comme une victoire pour les militants de l’équité, de la justice sociale et de la solidarité.
Mais le travail ne devrait pas s’arrêter là. Depuis, plus personne ne parle des décrets d’application, des circulaires à publier, des instances à créer et à mettre en place pour que l’ensemble de l’écheveau institutionnel prenne forme. Nous avons une fâcheuse tendance, en Tunisie, à croire, que l’on règle un problème en promulguant une loi. Les rédacteurs de la loi s’évertuent à imaginer toutes les situations que la réalité pourrait générer et de prévoir, dans les textes et à l’avance, les réponses à apporter à toutes ces situations. La nature est toujours plus féconde que l’imagination administrative et le propre de l’innovation est de déboucher sur des situations inédites. Bien mieux qu’une loi, l’économie sociale et solidaire a besoin d’une vision, d’une appropriation et d’une stratégie.
Comment voyez-vous la mise en vigueur de cette loi ?
Cela passera d’abord par un changement de comportement, l’adoption d’une attitude amicale et favorable. Le réflexe devrait être de lever les obstacles, de simplifier les procédures, de favoriser l’inclusion et d’ouvrir la voie à toutes les initiatives, bref, d’instaurer la liberté d’entreprendre et de l’accompagner pour s’assurer de sa réussite. L’exemple de la microfinance est symptomatique à cet égard. Ce secteur répond déjà, dans sa dimension organisée, aux besoins de plus de 450.000 bénéficiaires.
Il leur apporte des financements mais aussi de l’accompagnement, du soutien et du conseil. Sa croissance était forte avant la pandémie. Elle ne s’est pas ralentie depuis. Il contribue à la formalisation de ses bénéficiaires. Il pourrait faire plus, dans l’intérêt de tous. Ses problèmes sont connus. Leurs solutions le sont tout autant. Elles sont mises en œuvre ailleurs. Il suffit que nous nous en inspirions pour que le secteur apporte une contribution significative au financement, à l’accompagnement et à l’épanouissement de bien des laissés pour compte, des exclus de la finance traditionnelle.
Nous devons changer le regard porté en Tunisie sur le monde coopératif et nous débarrasser de la suspicion et de l’amalgame hérités des années soixante et de l’expérience du collectivisme d’État. Le monde agricole, caractérisé aujourd’hui par le morcellement de la propriété, les difficultés d’accès au financement, la faible mécanisation, a besoin plus que jamais d’unir ses forces et de créer des regroupements coopératifs, créateurs de valeur, dans les services de proximité. Dans un tout autre rayon, la Loi n°2018-46 du 1er août 2018, portant déclaration des biens et des intérêts, de la lutte contre l’enrichissement illicite et le conflit d’intérêt dans le secteur public, partait d’une excellente initiative, celle de prévenir la corruption et l’enrichissement illicite. Elle a ratissé très large.
Contre tout bon sens, elle a imposé une déclaration aux dirigeants de toutes les associations en Tunisie, quel qu’en soit l’objet ou la taille. Mais « Qui trop embrasse mal étreint ». L’effet insidieux de cette généralisation n’aura pas favorisé le travail associatif et par conséquent l’ESS. L’économie sociale est solidaire a besoin d’une triple reconnaissance en Tunisie : politique, juridique et statistique. Les éléments d’une stratégie nationale de l’ESS sont définis depuis au moins 2017. Une étude conjointe entre le MDCI et le PNUD avait retenu trois grands objectifs de la stratégie : bâtir un troisième secteur, contribuer au développement durable et réduire la vulnérabilité socio-économique des populations. Tout est dit, le plan d’actions est esquissé. Il manque la volonté politique, la vision et la détermination.