Mokhtar Hammami, ministre des Affaires Locales et de l’Environnement, a tous les attributs et la force de conviction pour redorer le blason de la Tunisie comme pays africain et arabe précurseur en matière d’action climat. A la tête du ministère depuis un an, il est en charge de mener les négociations lors des manifestations internationales dédiées au climat. Il maîtrise à la perfection son sujet qui n’a aucun secret pour lui. A peine un an et déjà que cet Expert en matière de décentralisation et de planification urbaine est rompu aux subtilités et à la complexité d’un département aux enjeux planétaires. Ce n’est pas pour rien qu’il a déjà occupé plusieurs postes notamment celui de directeur général du Centre de formation et d’appui à la décentralisation et de directeur général des collectivités locales avant de présider l’instance de prospective et d’accompagnement du processus de décentralisation au ministère. Interview.
Quels sont les engagements réels ou les projets décidés par la Tunisie à la suite de la ratification de l’Accord de Paris pour lutter contre les changements climatiques ?
Effectivement, la Tunisie s’est attribuée un certain nombre d’engagements pour pouvoir contribuer d’une manière effective à l’effort de la communauté internationale dans la réduction des effets des changements climatiques. Dans ce cadre, un ensemble d’objectifs stratégiques à l’horizon de 2030 ont été définis. Nous pouvons citer, à titre d’exemple, la réduction de l’intensité carbone en Tunisie de l’ordre de 41% en 2030 par rapport au niveau enregistré en 2010, la limitation des quantités produites d’émissions à 26 millions de tonnes de CO2 ce qui permettrait d’enregistrer un gain total de l’ordre de 207 millions de tonnes de CO2 sur la période de 2015-2030. Nous comptons aussi augmenter la part des énergies renouvelables dans la production de l’électricité pour les porter à 30% en 2030 contre seulement 4% en 2015. La valorisation des déchets solides, et notamment des déchets organiques, la promotion de l’agriculture biologique et l’intensification de la capacité d’absorption des forêts sont également dans notre ligne de mire. A cet effet, et en vue de mettre en œuvre l’ensemble des orientations nationales, nous avons déterminé un certain nombre de mesures spécifiques à caractère opérationnel dans plusieurs domaines prioritaires dont l’assainissement, la protection et la réhabilitation du littoral et de ses écosystèmes, la résilience du secteur agricole, le tourisme, la santé publique… Pour ce faire, des mécanismes nationaux et internationaux plus efficaces doivent être mis en place pour financer les projets prioritaires. Il y a lieu de mentionner à ce titre, la création, depuis 2016 du fonds de transition énergétique qui permet un appui considérable aux investisseurs publics et privés. A vrai dire, malgré notre faible contribution en émissions de Gaz à effet de serre (GES) au niveau mondial (3 teCO2 par habitant alors que la moyenne mondiale est de 5 teCO2), notre pays a mené une politique volontariste vis-à-vis des changements climatiques, et notamment dans le domaine de l’atténuation.
Quels sont les acquis dont vous êtes satisfait aujourd’hui ?
Sans hésiter, je voudrais mentionner la préparation d’une feuille de route pour faciliter la conduite du processus d’élaboration du Plan National d’Adaptation (PNA). Celui-ci se focalisera dans un premier temps sur deux volets essentiels : un volet planification au développement territorial et un volet sécurité alimentaire. L’autre élément concerne la gouvernance et la création par décret, au sein du Ministère des Affaires Locales et de l’Environnement d’une «Unité de Gestion Par Objectifs » (UGPO) sur les changements climatiques. La mission de celle-ci est d’assurer la coordination entre les différents secteurs et les divers acteurs concernés afin de faciliter la mise en œuvre des engagements de la Tunisie pris dans le cadre de l’Accord de Paris.
Si vous deviez établir des priorités en matière d’action climat et de protection de l’environnement, que diriez-vous ?
En un mot, je dirai la préservation des droits des générations actuelles et futures au développement. Quant à la protection environnementale au sens large, la Tunisie prône une politique d’intervention tous azimuts qui concerne toutes les activités économiques du pays sans distinction (industrie, agriculture, tourisme, transport, services…). Ainsi, grâce aux différents mécanismes employés tels que le FODEP, le FTE, les EIE, il a été possible de réduire les pressions environnementales de plusieurs activités anthropiques considérées comme polluantes.
Il y a lieu de rappeler, qu’au cours de ces dernières années, plusieurs projets d’assainissement environnemental ont été lancés pour réhabiliter les milieux naturels et urbains fortement impactés par les phénomènes de pollution tels que le projet de réhabilitation du Lac de Bizerte, le projet de dépollution du site industriel de la SNCPA à Kasserine, le projet de réhabilitation et d’assainissement des côtes Nord de la ville de Sfax, le projet d’assainissement et de valorisation de la Sebkha de Ben Ghayadha à Mahdia… J’ajouterais que le Ministère des Affaires Locales et de l’Environnement ainsi que ses différents organismes sous tutelle tels que l’ANPE, l’ONAS, l’APAL, l’ANGED, la BNG, le CITET… entament régulièrement des projets d’innovation technologique visant à protéger l’environnement et à sauvegarder ses ressources naturelles et sa biodiversité. Le ministère est également en charge du monitoring et du contrôle environnemental sur tout le territoire national.
Comment et de quelle manière votre ministère œuvre-t-il à intégrer la vulnérabilité climatique dans le prochain plan de développement?
Pour tout vous dire, lors du processus d’élaboration du plan, deux enjeux majeurs ont été identifiés : la sécurité alimentaire et la promotion d’un aménagement de territoire résilient au changement climatique. A ce titre, en prévision des travaux d’élaboration du futur plan quinquennal de développement 2021-2025, le Ministère des Affaires Locales et de l’Environnement a lancé de nombreuses études stratégiques visant à doter les acteurs concernés de plans d’action et d’intervention pluriannuels pouvant renforcer leur résilience face aux risques et menaces des changements climatiques. Je voudrais insister sur le fait que dans l’élaboration de ces études, nous avons adopté une démarche participative qui favorise l’engagement des différentes parties prenantes dans l’action climatique. Partant du constat que la Tunisie est fortement vulnérable aux changements climatiques, les risques se traduiraient par une grande fragilité de l’économie du pays, de sa population et de ses écosystèmes. Les besoins d’investissement nécessaires pour la réalisation de l’objectif d’atténuation s’élèveraient à environ 18 milliards de dollars, dont environ 500 millions de dollars correspondent aux besoins de renforcement des capacités. Les besoins d’investissement nécessaires pour l’adaptation seraient d’environ 2 milliards de dollars. Pour l’adaptation, il s’agit principalement de coûts « soft » d’appui et de vulgarisation de nouvelles pratiques (appui institutionnel, renforcement des capacités, etc.), pour se prémunir contre les impacts des changements climatiques. Des programmes de transferts de technologies seront également nécessaires pour permettre l’accès de la Tunisie au savoir-faire et aux technologies nécessaires à la durabilité de l’action climatique.
Aujourd’hui, les acteurs sur le terrain se plaignent que le plan solaire n’avance pas. Comment expliquez-vous cela ?
C’est vrai que c’est une question importante. On a du soleil pendant 10 à 11 heures par jour. C’est une source intarissable. Malheureusement, on continue d’avoir des approches de consommation qui ne sont pas les nôtres parce que l’industrialisation n’a pas été conçue en tenant compte de ce phénomène. Un grand espace a été installé, à cet effet, à Tozeur. J’espère que ça se multipliera dans d’autres régions. Ceci nécessite des investissements.
Certains groupes industriels ont essayé d’introduire en Tunisie les voitures hybrides et les voitures électriques. Le gouvernement compte-t-il les appuyer ?
L’utilisation des voitures électriques implique un changement dans beaucoup d’infrastructures et l’apparition de nouveaux services dans les stations. Ceci a certainement un prix. Le coût d’acquisition des voitures hybrides et électriques est encore très élevé et non pas à bon marché. C’est pourquoi nous avons déjà commencé à réfléchir à la question et des incitations financières ont été déjà annoncées à la loi de finances de 2018, d’autres suivront. Nous estimons la possibilité d’entrée des voitures électriques à partir de 2025. Il faut savoir que même les pays nordiques ont pris un temps de réflexion et d’adaptation. Indéniablement, en Tunisie, on sera obligé de transformer le parc automobile.
Quel rôle devraient avoir les collectivités locales pour lutter contre les changements climatiques ? Le ministère a-t-il mis le cap sur un objectif en la matière ?
S’il existe un intervenant pertinent dans la lutte contre le changement climatique, c’est bien les Collectivités Locales (CL). En effet, elles représentent une déclinaison spatiale de la politique de lutte contre le changement climatique. En outre, selon le Code des Collectivités Locales, les communes ont la mission de la planification du territoire qui comporte un important volet environnemental en termes d’adaptation, de sensibilisation, de services… tel que la prise en compte du zonage lors de l’installation des activités industrielles. De plus, les communes peuvent adopter des règlements locaux (dans la continuité de la réglementation nationale) en matière de construction durable et d’économie en énergie. Par ailleurs, la planification doit prendre en compte les plans de circulation et de transport. A ce titre, les CL agissent en collaboration avec d’autres intervenants aussi bien au niveau central que décentralisé. Le pouvoir central devrait appuyer les CL qui mènent des actions dans ce sens.
Y a-t-il des possibilités de coopération entre les collectivités locales?
Tout à fait ! Il existe même dans certains pays une compétition entre communes basée sur leurs réalisations en matière de lutte contre le changement climatique. Sur un autre plan, le CCL encourage les CL à financer des projets d’économie verte telle que la lutte contre le changement climatique. Ainsi, des CL peuvent joindre leurs efforts pour construire des projets communs dans ces domaines particulièrement coûteux. Cette collaboration peut prendre la forme d’un partenariat public privé, grâce à la promulgation des lois relatives au PPP et la vente d’électricité à partir des énergies renouvelables.
Des projets ont été approuvés récemment dans le cadre de la coopération multilatérale, ils viennent appuyer ce processus : le projet « Green Cities » financé par la BERD et le FVC ainsi que le projet sur les villes durables financé par le FEM.
Les collectivités locales, de par la décentralisation et le renforcement progressif de leurs compétences et de leurs attributions dans le domaine de la gestion des affaires publiques locales, se trouvent désormais aux avant-postes en matière de protection de l’environnement et de la lutte contre les changements climatiques. Au cours de ces dernières années, de nombreuses municipalités ont élaboré, dans le cadre du projet Medcities, des stratégies de développement des villes qui traitent des différents aspects du développement durable des villes et particulièrement la protection de l’environnement et la lutte contre les effets des changements climatiques. Dans ce sens, le ministère a lancé en 2019 une étude visant à élaborer un programme national des villes durables qui prévoit l’instauration de mesures spécifiques en matière de changements climatiques.
Quel est l’objet de votre participation à la COP 25 ?
La COP 25 représente une occasion majeure pour présenter les réalisations accomplies par la Tunisie dans le domaine du climat ainsi que ses projets futurs dans ce domaine. Elle constitue une opportunité pour valoriser l’image de la Tunisie en tant que pays africain et arabe précurseur en matière de protection environnementale. Ceci est de nature à faciliter l’obtention de l’appui financier et des techniques nécessaires pour mener à bien les différents projets publics envisagés dans ce domaine.
Ma participation en tant que chef de la délégation tunisienne à la COP 25, a principalement pour objectif de participer aux négociations internationales pour opérationnaliser l’Accord de Paris qui est censé entrer en vigueur en janvier 2020. Comme vous le savez, la Tunisie est active dans les groupes africain, arabe et 77+Chine. Un stand a été loué pour exposer les principales réalisations de la Tunisie étayées par les documentations y afférentes : la CDN, la 3ème communication, un document sur la politique tunisienne dans ce domaine, un portefeuille de projets destiné aux bailleurs de fonds couvrant plusieurs secteurs (énergie, transport, agriculture, littoral, assainissement, déchets…). Également, des side-events vont être organisés pour mettre en exergue l’expérience tunisienne. Enfin, des rencontres sont prévues avec nos partenaires dans le cadre de la coopération bi et multilatérale.
Avez-vous le sentiment Monsieur le Ministre d’avoir réussi à faire bouger les lignes et changer les choses en matière d’environnement?
Les changements en matière d’environnement relèvent d’un travail de longue haleine. Changer des mentalités, des habitudes polluantes n’est pas une tâche facile. Le ministère chargé de l’environnement opère sur plusieurs fronts : il intervient en matière de lutte contre la pollution sous toutes ses formes et en matière de protection des éléments de la nature et de la qualité de vie. C’est une mission sectorielle mais aussi horizontale. Plusieurs réalisations ont été faites notamment dans la lutte contre les déchets solides, véritable fléau en Tunisie. En outre, des efforts ont été effectués en matière d’évaluation environnementale même si le projet de réforme du décret au sujet de l’étude d’impact sur l’environnement est en encore en cours. J’estime également que l’adoption d’un CCL en 2018 intégrant plusieurs articles dédiés à l’environnement, aux objectifs de développement durable, à l’économie verte est une nouveauté en droit tunisien. Les programmes du ministère en matière de sensibilisation et d’éducation environnementale commencent à porter leurs fruits. Pour autant le changement ne peut pas venir du seul ministère. Ma conviction est que son ouverture à la société civile dans toutes ses dimensions est le secret de l’efficacité de son action et de sa légitimité.
Que diriez-vous Monsieur le Ministre comme ultime message aux différents acteurs tunisiens concernés par la protection de l’environnement, de la nature et du littoral ?
Je dirai que notre nature, notre environnement, nos écosystèmes (y compris les écosystèmes littoraux) sont fortement menacés par les changements climatiques. Les impacts socio-économiques du changement climatique sont considérables, notamment pour les pays dont l’économie dépend des ressources naturelles comme le cas de la Tunisie. Faut-il alors toujours attendre qu’il soit « trop tard » pour remédier aux dégâts d’activités polluantes ? Aujourd’hui, les notions de décentralisation, d’environnement, de ville, de développement durable ont été dépassées pour céder la place à celles des villes intelligentes ou apprenantes.