Créer une startup, c’est d’abord croire que son idée va apporter du changement. Premier challenge: convaincre le premier client. Mais entre le rêve, l’ambition et la réalité, le gap est énorme: dans le monde, 95% des startups ne franchissent jamais le cap des cinq ans. En Tunisie, malgré une jeunesse créative, les murs sont encore plus hauts. Bureaucratie, manque de financement, monnaie non convertible…, les embûches sont multiples, mais quelques rares funambules trouvent encore comment garder l’équilibre.
Fluoink, par exemple, est née dans un petit local à l’automne 2022. Quatre chercheurs décident de manipuler l’invisible: des nanoparticules capables de désinfecter surfaces et matériels. Très vite, leur premier produit est prêt. Mais en Tunisie, innover ne suffit pas. Les autorisations se transforment en labyrinthe administratif. 18 mois d’attente. Alors, au lieu de sombrer, ils envoient un échantillon aux États-Unis. Là-bas, les portes s’ouvrent: brevet américain, validation par un labo indépendant, investisseurs saoudiens séduits à l’Arab Health de Dubaï. Fluoink comprend qu’ici, survivre rime souvent avec partir. «Notre salut passe par l’international», répète Ramzi Maalej, cofondateur.
Ne pas mourir deux fois
D’autres ont dû se réinventer sur place. Quand la pandémie a paralysé le pays, Teskerti, première billetterie en ligne de Tunisie, s’est retrouvée sans aucun événement à vendre. Plus un dinar de recettes. Deux ans de silence. Karim Jelliti, son fondateur, se souvient de cette traversée du désert: «On était des fantômes, mais on savait qu’il fallait revenir plus forts». L’équipe a resserré ses rangs, revu son expérience client, et fait du digital le cœur de sa relance. Aujourd’hui, Teskerti revendique plus de 500 000 utilisateurs et triple son chiffre d’affaires d’avant-Covid.
Ceux qui tiennent la distance partagent un même réflexe: abandonner les batailles perdues. Ghazi Saddem, expert en stratégie et membre du Collège Startups, le martèle aux jeunes fondateurs: «Si tu dépenses ton énergie sur un marché trop petit, sans scalabilité, tu finis par t’épuiser». Pour lui, une startup qui dure est une boîte qui apprend à fuir l’immobilisme. S’adapter, pivoter, viser les marchés qui comprennent son produit : voilà le vrai test.
Comprendre le terrain pour survivre
Pour Ghazi Saddem, la survie se joue sur trois leviers: compétitivité, scalabilité et lucidité. «La survie se résume à la rapidité d’exécution, la maîtrise opérationnelle et la fidélisation client». Mais l’écosystème reste étouffant. Régulations fiscales kafkaïennes, loi des changes qui bloque l’accès aux devises pour acheter des services stratégiques comme l’IA, et un accompagnement souvent inadapté: «90% des programmes forment mais n’agissent pas. On recycle des méthodes pensées pour des business classiques, pas pour des startups qui doivent scaler». Résultat: beaucoup choisissent de s’installer ailleurs.
Certains secteurs trinquent plus vite: e-commerce local écrasé par des plateformes internationales, fintech coincée par une régulation archaïque, apps «lifestyle» fragilisées par des comportements utilisateurs volatils. Ghazi Saddem est cash: «Quand une startup perd ses clients, brûle sa trésorerie et voit son fondateur démoralisé, elle signe son arrêt de mort». Pour éviter cela, il rappelle une règle: comprendre la différence entre croissance et scalabilité. Vouloir lancer plusieurs produits d’un coup dilue tout. «Le product market fit doit être validé avant de s’éparpiller».
Son conseil: piloter ici, scaler ailleurs. Tester le marché local, sécuriser sa base, puis aller chercher des relais de croissance là où les freins réglementaires tombent. Comme l’a fait Fluoink en décrochant son brevet aux États-Unis pour contourner les blocages locaux.
La vraie boussole? «Rester pragmatique, écouter ses clients, anticiper les signaux d’alerte. Et, surtout, ne pas vivre dans l’utopie».
Ce que Fluoink et Teskerti racontent, c’est qu’en Tunisie, la survie est une équation entre lucidité et débrouillardise. L’écosystème reste fragile: fiscalité complexe, blocage des services internationaux, levées de fonds limitées. Trop de jeunes boîtes confondent vitesse et précipitation. Elles se dispersent au lieu de grandir pas à pas. Les signaux d’alerte sont toujours là: cash qui fond sans clients fidèles, fondateur épuisé, modèle jamais clarifié.
Traverser cinq ans, ce n’est pas un exploit. C’est une preuve qu’une startup est capable de sauter les murs sans perdre l’équilibre.