La Tunisie s’efforce de relever les défis liés à la durabilité et à la décarbonation, et d’accélérer sa transition vers un modèle énergétique plus propre. Dans cette interview exclusive, EzzedineKhalfallah, consultant international en énergie, revient sur le bilan de l’année 2024. Un état des lieux éclairant sur une année charnière.
Comment évaluez-vous les progrès réalisés par la Tunisie en 2024 en matière d’énergies renouvelables par rapport aux objectifs fixés pour 2030?
La transition énergétique en Tunisie évolue dans le bon sens, avec l’impulsion d’une certaine dynamique en 2024 dans des domaines clés tels que les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique, la mobilité électrique et l’hydrogène vert. Ces évolutions témoignent d’un engagement ferme pour atteindre les objectifs fixés à l’horizon 2030, notamment la réduction de 45% de l’intensité carbone inscrite dans la Contribution déterminée au niveau national (CDN). Les énergies renouvelables, pilier central de cette transition, connaissent une dynamique particulière. Le régime des concessions a vu le lancement des travaux de construction d’un projet photovoltaïque de 100 MW à Kairouan, tandis que d’autres projets similaires, d’une capacité totale de 500 MW, avancent en vue d’une mise en production d’ici à 2026-2027. Par ailleurs, le programme ambitieux de 1700 MW, initié fin 2022, a enregistré des progrès avec des appels d’offres compétitifs et une participation accrue. Le régime des autorisations, de son côté, a été réformé en 2024 pour introduire des tarifs d’achat garantis, stimulant ainsi les petites et moyennes installations. Enfin, le régime de l’autoproduction bénéficie désormais d’un cadre réglementaire clarifié, facilitant la création de sociétés dédiées à la production et à la vente d’électricité renouvelable. En parallèle, les programmes solaires destinés aux ménages, comme ProsolElec, continuent de jouer un rôle crucial. Ce programme a déjà permis l’installation de 90 000 systèmes photovoltaïques pour une capacité totale de 270 MW. Deux nouvelles déclinaisons, destinées aux ménages à revenus moyens et faibles, ont été lancées pour élargir davantage l’accès à l’énergie solaire. Ces efforts s’inscrivent dans une stratégie globale visant à diversifier le mix énergétique, à renforcer l’attractivité économique et à respecter les engagements climatiques de la Tunisie. Toutefois, le succès de cette transition repose sur une collaboration étroite entre les différents acteurs et sur une mobilisation des investissements étrangers et locaux. Ainsi, la Tunisie se positionne comme un acteur engagé dans la lutte contre le changement climatique, tout en veillant à répondre aux besoins croissants d’une économie en mutation.
Quelles sont les avancées qui ont été réalisées en matière d’efficacité énergétique?
L’ANME poursuit ses efforts pour atteindre l’objectif ambitieux de réduire de 30% la demande d’énergie primaire d’ici à 2030 par rapport à 2021. Ceux-ci s’articulent autour du plan d’accélération adopté en 2023, qui vise notamment à généraliser les projets d’efficacité et d’énergies renouvelables dans les secteurs public et privé, à promouvoir le solaire thermique et photovoltaïque pour les ménages à faibles revenus, et à décarboner l’industrie, notamment les cimenteries. Parmi les mesures clés figurent également l’encouragement des bâtiments à haute performance énergétique, la cogénération et l’optimisation des zones industrielles. Le succès de ces initiatives repose sur la mobilisation des financements, l’accompagnement technique et la réalisation de projets pilotes, avec des objectifs étalés jusqu’en 2030 pour certaines d’entre elles. Ces mesures sont planifiées pour la période 2023-2025, voire jusqu’en 2030 pour certaines. Les besoins d’appui à la mise en œuvre de ces mesures concernent notamment la mise en place de mécanismes spécifiques pour la mobilisation du financement des projets, l’appui à la réalisation de projets pilotes et la mise à disposition de l’expertise technique pour une bonne partie des mesures.
Qu’en est-il du développement de l’hydrogène vert en Tunisie?
L’hydrogène vert est considéré comme un futur axe majeur de la transition énergétique. L’année 2024 a connu la publication de la stratégie nationale en la matière, qui vise à intégrer les marchés locaux et d’exportation à travers la production, d’ici à 2050, de 8,3 millions de tonnes (MT): 6,3 MT pour l’exportation et 2 MT pour le marché local sous forme d’hydrogène vert et de dérivés, tels que l’ammoniac, le méthanol et les carburants synthétiques. Ce plan vise à faire de la Tunisie un acteur important de l’économie de l’hydrogène vert, en tirant parti de sa situation stratégique, de ses ressources et de ses infrastructures disponibles, permettant de contribuer à la progression de sa transition énergétique et aux efforts mondiaux de décarbonation. La faisabilité de la mise en œuvre de cette stratégie repose sur un soutien financier et organisationnel international et sur la signature d’accords-cadres à long terme avec les acheteurs/producteurs et les partenaires/développeurs. Dans ce sens, le gouvernement tunisien a conclu durant l’année 2024 des MoU avec plusieurs entreprises étrangères. On cite notamment deux MoU en mai 2024, l’un avec le consortium TotalEnergies, EREN et Verbund et l’autre avec le géant saoudien ACWA Power. En juillet 2024, six autres accords ont été conclus avec le consortium Tunur, Aker Horizon et Verbund, et avec les entreprises SvanahEnergy, HDF Energy, Amarenco, H2 Global, DEME Hyport et Abo Energy. Au même mois de juillet, des discussions bilatérales ont eu lieu avec une délégation italienne (Enel et Eni) portant sur le développement conjoint d’un projet pilote de production d’hydrogène renouvelable en Tunisie.
La loi de finances a prévu des mesures pour encourager la mobilité électrique. Qu’en est-il de leur impact?
Concernant la mobilité électrique en tant que partie prenante de la transition énergétique, les autorités tunisiennes, à travers le ministère en charge de l’énergie, l’ANME et la Steg, ont entamé des actions pour la mise en place de programmes de transport durable visant à assurer l’accès à des systèmes de transport sûrs, abordables, accessibles et durables pour tous. Ces actions visent à : i) ramener le prix d’un véhicule électrique au même niveau que le prix du véhicule thermique, ii) faciliter l’investissement du secteur privé dans le réseau des bornes de recharge et promouvoir le tissu industriel et de service lié aux véhicules électriques. Au niveau des coûts d’acquisition, un ensemble de mesures a été adopté et qui concerne l’exemption totale des droits de douane et la réduction des droits de la TVA, de l’immatriculation et de la circulation. Concernant l’aspect ravitaillement, il a été décidé que l’installation des bornes de recharge se fait selon un cahier des charges ciblant dans un premier temps les stations-service avant d’étendre ces installations à d’autres lieux ultérieurement. Par ailleurs, et en matière d’intégration de la profession dans les systèmes industriels et éducatifs, des programmes de renforcement de capacités ont été lancés au profit des centres techniques et de formation professionnelle. Pour cette composante de mobilité électrique, on compte en 2024 près de 300 véhicules électriques immatriculés et 80 bornes de recharge de différentes capacités comme infrastructure associée.
La Tunisie est-elle prête pour la taxe d’ajustement carbone aux frontières?
Pour ce qui est de la décarbonation, on note les diverses actions de communication et de formation au profit des entreprises tunisiennes, notamment celles qui relèvent du secteur de l’industrie, pour se préparer à adhérer à des programmes de production propre et à se préparer à la mise en œuvre du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Celui-ci est un instrument réglementaire européen qui vise à soumettre les produits importés par l’Union européenne à une tarification du carbone dite «taxe carbone». Ces actions concernent les pratiques d’application de ce mécanisme ainsi que le calcul du bilan, de l’empreinte carbone et du coût financier du certificat carbone. Sur ce sujet de décarbonation, on note également l’organisation en septembre 2024 par l’ANME, en partenariat avec les organisations professionnelles nationales (Utica, Conect, Utap) et les organisations régionales et internationales (Pnud, Rcreee, Medener), du forum de la décarbonation en Méditerranée «Decarbomed». Un tel forum vise à éclairer sur la nécessité de développer une stratégie bas-carbone pour les entreprises afin de répondre aux défis environnementaux, d’avoir un accès au financement et de se positionner d’une manière compétitive sur le marché international. En marge de ce forum, l’ANME a procédé à la signature de trois accords avec certains de ses partenaires et au lancement de sa plateforme «Decarboact».
Quels ont été les principaux succès et les principales limitations cette année dans le domaine des énergies renouvelables?
Au niveau des limitations qui concernent l’intégration massive des capacités renouvelables par le réseau électrique, l’accès au foncier et la mobilisation du financement au profit des projets de décarbonation, des efforts sont en cours de la part des principales parties prenantes: le ministère de l’Industrie, des Mines et de l’Energie, la Steg et l’ANME. Pour l’absorption massive des capacités renouvelables dans le réseau, la Steg continue à renforcer son réseau de transport électrique (lignes et postes) et à entreprendre des projets et des mesures d’accompagnement tels que le projet smart grid, le code réseau, le projet d’interconnexion Tunisie-Italie (Elmed), l’intégration des énergies renouvelables variables et le stockage d’énergie électrique. A propos de l’accès au foncier, le ministère chargé de l’énergie poursuit ses concertations avec les autres ministères concernés (Défense nationale, Agriculture, Domaines de l’Etat) en vue de surmonter les barrières non encore levées. Enfin, pour l’aspect relatif à l’accès au financement, l’ANME continue ses efforts d’opérationnalisation de l’ensemble des composantes du Fonds de transition énergétique (FTE) et de concertation et de recherche de fonds innovants avec ses différents partenaires nationaux, régionaux et internationaux.
Les mécanismes de financement, tels que le FTE, ont-ils été cette année suffisamment utilisés et efficaces?
Concernant ces mécanismes, et afin de surmonter les défis liés au financement des projets de maîtrise de l’énergie essentiels à la transition énergétique de la Tunisie, il est impératif de renforcer les ressources financières disponibles et de développer des structures de financement innovantes. A rappeler que la Tunisie a créé depuis 2013 le Fonds de transition énergétique par la loi n°2013-54; il est géré par l’ANME et a comme objectif de promouvoir les projets d’efficacité énergétique et d’énergies renouvelables aussi bien du secteur public que ceux du secteur privé. Ce fonds est considéré comme un levier financier essentiel pour accélérer les investissements de ces secteurs, notamment celui du privé. Il est censé apporter des solutions de financement diversifiées et intégrées à travers ses trois composantes: i) la composante prime (octroi d’une aide et d’une subvention au titre des investissements matériels et immatériels), ii) la composante crédit (octroi d’un emprunt à moyen et long terme) et fonds d’investissement (octroi d’une dotation remboursable ou d’une participation au capital. A fin 2022, les ressources de ce fonds ont atteint 685 millions de dinars (Mtnd), alors que ses interventions ont été de 402 Mtnd. En 2024, l’ANME et ses partenaires (ministère des Finances, Conseil bancaire et financier et banques locales) avancent sur la composante crédit de façon à pouvoir la mettre en œuvre dès que possible pour faire profiter les bénéficiaires éligibles des actions et des projets de maîtrise de l’énergie. L’ANME est aussi en train de travailler sur la conception et la mise en place de mécanismes de financement innovants en collaboration avec différents bailleurs et acteurs. On note particulièrement sa collaboration à l’échelle régionale et multilatérale dans le cadre de projets méditerranéens tels que le MeetMed et aussi à l’échelle bilatérale avec l’USAID/Berkeley Lab sur la conception d’un fonds de crédit renouvelable (Revolving LoanFund) qui permet de pérenniser l’alimentation de ce fonds à travers le remboursement des emprunts accordés. Déjà, cette collaboration a abouti à l’élaboration d’un rapport sur l’expérience internationale en matière de fonds renouvelable, en attendant la conception d’un fonds spécifique à la Tunisie. On note également les interventions de certaines banques locales et de bailleurs internationaux qui ont pu mobiliser des financements à plusieurs projets, notamment ceux afférents aux énergies renouvelables, dans le cadre d’une approche globale de financement climat.