Avec 45 ans d’expérience internationale dans le secteur de l’énergie, Néjib Zaafrani a assumé les plus hautes responsabilités au sein du groupe Royal Dutch Shell, du Petroleum Institute, de la Fondation Emirates. Il a été conseiller international auprès de hauts dirigeants publics et privés du secteur de l’énergie, premier PDG du Conseil suprême de l’énergie de Dubaï, président de Dewan, administrateur indépendant de Topic, membre de plusieurs associations professionnelles… et président de la Tunisian Talents United. Une vision bien ancrée, avec les membres fondateurs, ils se donnent pour ambition de réunir au sein d’une même structure les meilleurs talents tunisiens avec l’idée de faire évoluer les jeunes Tunisiens brillants et de les aider à devenir de futurs leaders.
Vous faites partie de la diaspora tunisienne qui a donné une renommée internationale à nos talents. Est-ce sur ce chemin que s’est engagée la Tunisian Talents United (TTU)?
En vérité, je n’aime pas utiliser le terme diaspora. Je préfère parler de ‘communauté tunisienne mondiale’, car je suis convaincu qu’il faut unir tous les Tunisiens dont les deux millions qui vivent à l’étranger contribuent à la prospérité du pays. Pour relever nos challenges de court, moyen et long terme, on doit se structurer et connecter toute la communauté tunisienne de par le monde. C’est en quelque sorte l’idée derrière la création de la TTU par 20 membres fondateurs en Tunisie en 2016. Nous sommes une organisation financièrement modeste mais très riche par les compétences qui forment son board. Nous militons pour affronter l’avenir, et pour cela, il faut se structurer, intégrer la communauté en entier. Les fondateurs ont donné naissance à une organisation solide ayant pour but essentiel de réunir au sein d’une même structure les meilleurs talents tunisiens avec l’idée de faire évoluer des jeunes Tunisiens brillants et de les aider à devenir de futurs leaders. Notre accompagnement travaille sur le savoir-être avant de parler de savoir-faire. Nous partons d’un constat: le talent tunisien est compétitif à l’échelle mondiale et laisse un impact positif partout où il passe. C’est pour cela qu’il est sollicité par les plus grandes entreprises. Nous construisons à partir de cette base.
Quelles sont les attentes de cette «communauté tunisienne mondiale» que vous préférez à la diaspora?
La communauté tunisienne à l’international a contribué à hauteur de 7 milliards de dinars dans notre PIB (6,6%). Elle est le soutien économique de la Tunisie et le soutien social des familles. Ses franges les plus brillantes ne cessent de monter en gamme. Pour ma part, je vis à l’étranger depuis 1972; actuellement je suis à Dubaï où il y a un environnement de sécurité et de prospérité. Pour encourager la communauté à l’international à investir et à avoir des intérêts en Tunisie, il faut lui faciliter les procédures, moderniser la réglementation. Quand ils rentrent en Tunisie pour quelques jours, ce n’est pas pour les passer dans les procédures administratives. Ces problèmes peuvent être éliminés grâce au digital. Nous pourrions économiser des centaines de millions de dollars par an à ce seul niveau. Cette situation n’est pas due au manque d’expertise, il faut juste un peu de volonté pour réformer. A ce titre, si les investisseurs constataient qu’il y a un plan, ils viendraient. Il suffit de 5 ans pour le faire. La société tunisienne a un ADN très riche, mais le problème réside dans la mise en œuvre. Il faut s’organiser, comprendre que la valeur réelle est dans la propriété intellectuelle et le développement de marques internationales protégées. Pour que la Tunisie soit attractive pour la communauté tunisienne ou même étrangère, j’ai proposé à un ancien ministre d’impliquer plus clairement les Tunisiens dans la défiscalisation pour les étrangers.
Concrètement, comment cette «communauté tunisienne mondiale» pourrait-elle aider notre pays?
Investir dans les nouvelles générations, les coacher, les exposer… La TTU est une jeune organisation qui réfléchit et agit sur le long terme. Nous travaillons sur un impact dans 15 à 20 ans. Il ne faut pas dire qu’il est dommage que les jeunes quittent la Tunisie. Quand ils partent, ils se développent et aident leurs familles et le pays. La TTU leur propose du mentoring et du coaching tout en leur donnant de la visibilité.
Ce modus operandi s’inspire-t-il de votre propre parcours?
Quand j’ai commencé à l’ETAP, celle-ci avait à peine quatre ans. J’ai suivi une formation aux USA et j’ai eu l’opportunité de connaître la culture américaine. En quelques mois, ma vision s’est éclaircie: je ne pouvais pas rester en Tunisie, car j’avais l’ambition de gravir les échelons au niveau mondial. Quand j’ai postulé pour Shell, on m’a demandé ce que je voulais et je leur ai répondu que je voulais atteindre un niveau d’expertise tel que «quand je parle, les gens m’écoutent». J’étais le premier cadre international de la région. J’ai fait 30 ans de carrière. Je n’y suis pas allé pour tripler mon salaire mais pour le savoir, le savoir-faire, la technologie, ouvrir la porte aux talents de notre région. A mon départ, je leur ai dit «peut-être qu’un jour il y aurait un corporate CEO venant de la région» et ce fut le cas!
Quelles sont les qualités qui ont joué en votre faveur?
C’est mon côté innovant qui a assuré mon évolution. Dans les grandes entreprises, les gens font carrière en faisant de la politique. J’ai toujours eu le courage de dire ce que je pensais. J’ai ainsi imposé le respect. J’ai développé des champs, géré des gisements, pris soin de 250 opérateurs, développé tout un concept, et j’ai été promu au siège. A ce moment-là, c’était 1985, on appliquait déjà l’IA. J’ai joué un rôle dans l’identification des besoins des ingénieurs pétroliers pour le développement des modèles dans l’économie des forages. Ce fut un succès mondial. J’ai fait un exposé sur un pack que devait utiliser tout ingénieur. Cela a boosté mon potentiel. J’ai fait 3 fois La Haye (le siège), j’étais très apprécié. J’ai été en charge du bureau de la Syrie pour innover dans la gestion des gisements syriens et j’ai contribué à porter la production de 25 à 400 mille barils. C’était le sommet de ma carrière au niveau technique. Pour la première fois, un Arabe était nommé à ce niveau de responsabilité. En 1992, on m’a confié la responsabilité de la région avec les deux grands pôles que sont les Émirats arabes unis et l’Égypte. Il fallait mettre en place des procédures pour stabiliser les fonds de Shell Egypt, établir une stratégie proactive et développer le secteur gaz à Abou Dhabi. J’ai été promu vice-président régional. Lors de mon arrivée, nous étions présents dans seulement 4 pays, après mon passage, nous étions désormais partout dans la région! Puis j’ai été nommé président de Shell Abou Dhabi et j’ai collaboré de très près avec sheikh Mohamed ben Zayed. Hélas, une compagnie US nous a fait perdre ce projet de 14 milliards de dollars, mais j’ai obtenu pour le groupe de sécuriser le renouvellement d’un projet de 25 milliards de dollars. Lorsqu’on a signé ce contrat, j’ai décidé de «tirer ma révérence» et de quitter le groupe Shell en champion. En 2010, quand je suis parti à la retraite, j’ai été approché par le gouvernement de Dubaï, lors de la création du Conseil suprême de l’énergie de Duabï, et j’ai mis en place sa gouvernance et contribué fortement à la stratégie, qui est très solide.
Avec toute cette expertise, avez-vous également été approché par la Tunisie?
En 2012, j’ai organisé le forum de l’énergie de l’ONU à Dubaï. J’ai ensuite été invité par l’Institut arabe des chefs d’entreprises (IACE) qui menait alors une réflexion sur la gouvernance de la compétence. Quand je suis venu en Tunisie à cet effet, j’ai été contacté par la présidence à l’époque avec qui j’ai eu un long échange. Je leur ai conseillé de compter plutôt sur des jeunes et que j’étais prêt à les épauler. Puis j’ai proposé de réaliser un texte de loi sur la création d’une Autorité suprême de l’énergie (ASE) nationale pour gouverner d’une façon intégrée tous les aspects relatifs à l’énergie. Pour la première fois, à mon inspiration, il y eut en Tunisie un poste de secrétaire d’État à l’Energie. Au temps de Ben Ali, ce texte que j’ai proposé n’existait pas. Par contre, un décret sur le conseil suprême des hydrocarbures existait en ce temps-là. Un conseil consultatif limité aux hydrocarbures et non pas à la totalité de la gouvernance de l’énergie à l’échelle nationale avec un pouvoir exécutif. Malheureusement, mon document de 12 pages n’a pas été lu! En 2015, nous avons organisé un forum sur les impératifs du développement durable de la Tunisie au 21e siècle traitant des sujets de l’éducation, de la santé et de l’énergie. Nous avons rédigé un livre blanc avec des recommandations que nous avons envoyé au pouvoir exécutif. Malheureusement, nous n’avons même pas eu de réponse.
Comment concevez-vous la valeur ajoutée de la TTU?
L’année dernière, la TTU a saisi l’occasion pour permettre la participation d’une quarantaine d’entrepreneurs tunisiens à la COP28. Grâce à une collaboration avec le ministère de l’Environnement, ils ont même pu élire domicile dans la Zone bleue, le cœur de la COP28, où se déroulaient les sessions officielles, réunions, événements parallèles et points de presse, et surtout l’espace formel de conférence et de négociation géré par l’ONU Changement climatique. Je suis convaincu que la valeur ne peut être créée que si toutes les structures unissent leurs forces. Si on ne réfléchit pas à une structure intégrée où se côtoieraient les membres de la diaspora et les structures gouvernementales et qui jouerait un rôle de conseil et de pilote de grands projets… nos initiatives n’iront pas loin. Pour nous, il ne s’agit pas de remplacer ce qui existe, mais de créer la confiance et celle-ci ne vient pas avec des discours. Il faut s’organiser, inciter les gens à voir plus loin. Pourquoi pas des projets énormes qui fédèrent les Tunisiens, tous les Tunisiens? Quand on voit loin, cela génère des projets colossaux: une ville fédératrice, par exemple, à construire sur plusieurs décennies.
Avec tous ces défis, où trouvez-vous l’énergie pour être motivé tous les jours?
Ce sont les jeunes talents qui me donnent de l’espoir. Pour les problèmes à court terme, vous n’avez pas besoin de visionnaires mais de troubleshooters. Bourguiba était visionnaire et il avait ainsi développé les ressources humaines. Je suis le produit de cette vision et je suis toujours optimiste, je ne recule jamais devant les problèmes.