Abderrahmane Chaoui, fondateur visionnaire de Sendemo, rencontré lors de Bridge’Up, l’événement organisé par The Dot en partenariat avec Spark, apporte un regard novateur sur l’écosystème africain. À l’intersection du conseil, de la recherche et du plaidoyer, il fait une lecture approfondie des écosystèmes en Afrique en élaborant des stratégies d’expansion et en catalysant la création d’entreprises à grande échelle, avec une conviction unique: l’Afrique recèle un potentiel qu’il est crucial de saisir.
Pourriez-vous partager les moments clés de votre parcours professionnel qui ont façonné votre expertise actuelle?
À 17 ans, j’ai quitté l’Algérie pour poursuivre mes études en France, où j’ai intégré une école de commerce. Initialement passionné par le développement de l’Afrique, mon parcours a pris un virage après avoir observé les lacunes des mécanismes d’aide au développement au cours d’un stage. Mon mémoire de fin d’études a approfondi cette inefficacité. En 2013, j’ai cofondé une startup de biotechnologie à Paris, axée sur l’industrie agroalimentaire, à la suite du scandale de la viande de cheval de Findus. Nous avons développé des tests rapides, similaires à ceux utilisés plus tard pour la Covid, pour donner aux consommateurs un moyen de faire pression sur la chaîne alimentaire. Après le décès de mon associé et un recentrage sur le B to B, j’ai rejoint l’agence d’innovation Fabernovel en France.
Comment avez-vous évolué dans votre parcours professionnel, en particulier en 2021?
Avant 2021, je me suis spécialisé dans l’innovation en Afrique, collaborant avec Fabernovel et contribuant à leur centre de recherche. Cette expérience, axée sur la découverte, m’a permis d’explorer les potentiels technologiques pour résoudre des problématiques de développement. En cette année, ma passion chevillée au corps, j’ai été soutenu financièrement par Sciences-Po et présenté à la Fondation Mastercard qui a exprimé son intérêt pour mes travaux. Cela a ouvert la voie à un projet de recherche dans 13 pays africains, visant à étudier les écosystèmes des startups pour comprendre leur construction, les mécanismes nécessaires, et pourquoi ils prennent des formes différentes. En 2023, j’ai consacré environ 6 mois à rassembler les données, définir l’angle de ma publication et fixer les objectifs. J’ai finalement publié un rapport détaillé intitulé «Discovery Report.Sendemo.org», du nom de mon entreprise.
Comment analysez-vous actuellement l’écosystème africain dans son ensemble?
Il est essentiel de comprendre que l’écosystème africain ne peut être appréhendé comme une entité unique. En réalité, chaque pays, voire chaque ville, abrite son propre écosystème, et les dynamiques clés se déploient à l’échelle locale. Actuellement, seules l’Afrique du Sud et l’Égypte comptent plus d’un écosystème, les autres pays se centralisant généralement dans leurs capitales.
La conception de ces écosystèmes est largement influencée par le modèle américain, mettant l’accent sur la nécessité d’un «scale» et d’«exits». Dans des pays relativement petits et fragmentés avec des économies fragiles, atteindre cette échelle devient un défi.
Il est important de noter que, jusqu’à présent, aucune entreprise n’a réussi uniquement en s’étendant en Afrique. Le secteur des télécommunications est le plus proche de cet accomplissement, bien qu’il diffère considérablement du monde de la tech, de l’innovation ou des startups.
Quelles sont les dimensions qui impactent ces écosystèmes?
L’écosystème building est souvent simplifié à une échelle régionale, comme l’Afrique francophone. Cependant, il est vital de reconnaître les différences profondes entre des pays comme la Tunisie, le Maroc, le Bénin, le Togo, le Burkina Faso, le Mali, le Sénégal… qui ont des histoires distinctes. Un programme unique pour autonomiser les femmes entrepreneures en Afrique francophone ne serait pas pertinent.
Comprendre ces écosystèmes implique une plongée dans l’histoire de chaque pays, prenant en compte les choix économiques et politiques des dernières décennies, influencés par les modes de colonisation, qu’ils soient français ou anglais. Ces choix ont des répercussions sur des éléments tels que le secteur privé, l’éducation supérieure, l’infrastructure et l’implication gouvernementale, contribuant à façonner l’écosystème actuel et déterminant les acteurs clés ainsi que les sources de financement.
Une dimension plus subtile, liée aux perceptions individuelles, varie considérablement d’une région à l’autre en Afrique. Les conceptions du succès, la relation à l’argent et la vision du travail diffèrent, même à l’échelle nationale. Ces différences influent sur la manière dont les individus réagissent aux initiatives, créant des variations de motivation et d’engagement selon la région ou le pays.
Pour vous, il n’y a pas de leçons universelles d’un pays pouvant être appliquées à un autre?
Exactement, cela ne peut pas être généralisé. Un exemple concret est observé avec des startups ayant levé d’importants fonds aux États-Unis, affirmant que leur modèle fonctionnerait facilement ailleurs, comme Wave et oPay, levant des centaines de millions de dollars en proclamant conquérir d’autres marchés. Cependant, chaque pays est unique. La logistique, la chaîne de valeur, les systèmes de paiement, même si la législation semble similaire, présentent des nuances essentielles. Une approche hyper localisée est nécessaire, et reproduire un modèle réussi dans un pays ne garantit pas la même réussite dans un autre.
Préconisez-vous des implantations spécifiques dans chaque pays pour les entreprises qui cherchent à s’internationaliser plutôt que de développer une présence centralisée?
Non seulement avoir une présence physique dans chaque pays, mais adopter véritablement une vision approfondie. Cela nécessite d’ajuster la stratégie en fonction des particularités de chaque pays, de développer des liens locaux, de s’adapter aux variations logistiques, de saisir les subtilités législatives et de répondre aux besoins spécifiques de chaque communauté. Une vision véritable implique une immersion totale dans les nuances culturelles, les infrastructures, les réglementations et une compréhension fine des préférences des consommateurs propres à chaque contexte géographique. L’agilité et la capacité à s’adapter deviennent des compétences cruciales pour prospérer dans un environnement international diversifié.
En revenant à votre mention du point fort de l’Afrique du Sud lié à l’intégration de l’écosystème startup avec les corporates, pourriez-vous expliquer comment cela a été réalisé?
L’intégration de l’écosystème startup avec les grandes entreprises en Afrique du Sud est intrinsèquement liée à l’histoire complexe du pays. Pendant l’apartheid, ces entreprises ont développé leurs activités avec une emprise régionale étendue à des pays voisins. Le blocus international a créé un environnement où ces entreprises ont pu croître sans concurrence, exploitant un marché considérable. Après la levée du blocus en 1994, ces entreprises sont devenues des conglomérats et ont attiré d’importants investisseurs. La surcapitalisation résultante a incité à des investissements dans de nouveaux secteurs, notamment en matière d’innovation et de technologies. Les premières initiatives innovantes en Afrique du Sud ont émergé de ces grandes entreprises, qui ont créé les premiers incubateurs au début des années 2000, jouant un rôle crucial dans le dynamisme de l’écosystème. C’est ainsi que des centres majeurs tels que Johannesburg et Cape Town ont prospéré.
Actuellement, quels sont les éléments essentiels que l’écosystème tunisien doit développer pour gagner en maturité, selon vous?
Comparativement au Maroc, la Tunisie dispose d’une infrastructure plus solide, englobant le système éducatif et la transparence institutionnelle, des aspects cruciaux pour l’écosystème. Les règles d’accès au marché en Tunisie sont plus équitables et démocratisées. Bien que la taille du marché tunisien et la conjoncture économique complexe présentent des défis, le pays continue de démontrer sa capacité à générer régulièrement des talents, des startups et des projets innovants. La Tunisie a instauré une culture populaire autour de l’innovation et de l’entrepreneuriat, malgré les défis économiques et la taille du marché.
Comment les entrepreneurs peuvent-ils aborder la construction d’une chaîne de valeur adaptée lorsqu’ils envisagent une expansion?
La première étape cruciale est pour les entrepreneurs d’admettre qu’ils ont probablement peu d’informations sur le marché qu’ils souhaitent explorer, tant du point de vue économique que culturel. Cela va au-delà du simple manque de données économiques. Pour construire une chaîne de valeur adaptée, il est essentiel d’éliminer tout préjugé et d’adopter un regard frais. Une approche «Test & Learn», où l’on teste constamment et apprend des marchés, est une méthode efficace pour acquérir des connaissances précieuses. Réussir une expansion nécessite une présence sur le terrain, une compréhension approfondie des complexités locales et la construction d’une chaîne de valeur solide.
Pourriez-vous donner un exemple de construction d’une chaîne de valeur propre?
Prenons l’exemple de Kwely, une startup sénégalaise. L’entrepreneure a vendu quatre entreprises aux États-Unis par le passé. Son idée initiale était de créer une place de marché B2B pour vendre des produits africains à l’étranger. Cependant, une fois sur le terrain, elle a
découvert que les produits artisanaux sénégalais étaient difficiles à vendre aux États-Unis. Elle a créé alors une entreprise de packaging et de design, a développé une marque attrayante pour le marché américain, et a établi une entreprise de facilitation logistique qui fournissait des crédits pour aider les vendeurs. Elle a même créé une succursale aux États-Unis pour faciliter les opérations là-bas. Comprenant que les vendeurs américains n’étaient pas familiers avec les produits africains, elle a dû former une équipe aux États-Unis pour éduquer le marché, tout en développant des services connexes. Ce cas souligne l’importance de comprendre que construire sa propre chaîne implique souvent la création d’infrastructures et de services supplémentaires qui peuvent ne pas sembler directement liés à la proposition de valeur initiale. L’adaptabilité et la créativité dans la construction de cette chaîne de valeur sont essentielles pour réussir dans des environnements complexes et en mutation rapide.
Comment évaluez-vous actuellement l’efficacité des structures d’accompagnement dans l’écosystème?
Il est crucial d’élargir l’évaluation au-delà des startups, car ces structures, souvent désignées comme des “startup support organizations”, ont un impact étendu. En s’impliquant activement dans la construction de l’écosystème, l’éducation et la formation, elles touchent des populations qui ne sont pas nécessairement destinées à créer des entreprises à court terme. De plus, elles accompagnent non seulement les startups à fort potentiel de croissance, mais également les petites et moyennes entreprises, les micro-entreprises et même les entrepreneurs cherchant simplement à survivre dans leur activité. Cependant, ces acteurs sont souvent évalués selon des critères inadaptés, ce qui peut fausser leur véritable impact.