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Des bizarreries sont vite apparues quand le rapport de la Banque mondiale sur “le Paysage de l’emploi en Tunisie” a été rendu public le 6 décembre. Alexandre Arrobbio, Représentant résident de la Banque mondiale en Tunisie, qui a présidé le séminaire, a tout de suite averti que le travail qui a été fait conjointement avec l’INS n’est qu’une introduction vers d’autres rencontres du même genre pour espérer avoir une idée claire de la situation: “C’est une question difficile à traiter, notamment à cause du contexte de croissance économique limitée. Il y a 3 points à retenir: seule une personne sur trois à la recherche d’un emploi y parvient; il y a un chômage très élevé chez les femmes et les jeunes ainsi que les diplômés autres qu’ingénieurs et techniciens; le rendement économique de l’enseignement est important en Tunisie avec un différentiel salarial net”. Cette contradiction est la première bizarrerie.
Le mapping clair de la situation de l’emploi (objet du séminaire) est en soi une première en Tunisie, d’après les organisateurs. C’est la deuxième bizarrerie, car notre pays n’a jamais cessé d’organiser rencontres sur rencontres (les fameuses consultations nationales) pour cerner la question du chômage.
Marco Ranzani, économiste principal, Banque mondiale, mêle productivité, politique fiscale, part des investissements dans le PIB, participation des femmes, marché informel, éducation… dans une équation qui prouverait que le développement de la Tunisie a été très bas mais quand même générateur d’emplois. Mais, quand on se compare aux autres pays similaires, il faut plus d’implication du secteur privé pour parvenir à ce niveau. Il y ajoute l’assistance sociale comme indicateur d’une descente vers la Poverty Line entre 2010 et 2015. Le Ceiling Glass persiste alors que les hommes sont mieux payés que les femmes; les emplois hautement qualifiés montrent également une grande disparité, les curricula des diplômés montrent une majorité de cursus humanités et cela ne contribue pas à leur emploi. Si Ranzani a voulu montrer la complexité de la question de l’emploi pour soutenir l’hypothèse de base d’Arrobbio, il a au moins réussi à mettre en perspective des inconciliables qu’il ne sera pas aisé d’accorder.
“Notre crédibilité est notre seul capital”, dit l’INS
La prochaine bizarrerie viendra de Adnen Lassoued, DG de l’Institut national de la statistique (INS): «Grâce au travail de collaboration avec la BM, on a réussi une mise à jour de l’emploi avec des focus sur le genre, l’informalité… Oui, l’INS a des limites de ressources et on s’est centré sur notre coeur de métier et nous ne publions que les chiffres en lesquels nous avons confiance”. Mais quand nous lui avons demandé s’il avait vraiment les moyens de faire face aux obligations de cette réputation, sa réponse a été un aveu: “L’INS jouit d’une grande confiance et notre crédibilité est notre seul capital. Nous avons un problème de ressources humaines; à la veille de la révolution, on avait 400 employés, dont 90 Ingénieurs, aujourd’hui nous avons doublé l’effectif à 916, mais le nombre d’ingénieurs est à moins de 40!” Une autre bizarrerie qui a un impact sur la qualité des statistiques et est un obstacle pour leur développement pérenne. Les meilleurs ingénieurs partent, et l’INS n’a pas les moyens de les garder; il faudrait penser à la relève.
Spécialiste des questions de genre, Sonia Ben Jemia, directrice des études et recherches au Credif, aborde la question genre par le biais des salaires: “Les salaires sont censés être égaux mais il y a des discriminations dans les régions et c’est une sorte de violence genre. L’absence des femmes du marché de l’emploi est complexe, on trouve parfois des diplômées du supérieur qui assurent la corvée d’eau et de bois!”
Hager Karaa, chef du département de recherche et études, de l’Institut arabe des chefs d’entreprise, ajoute que la problématique de l’inactivité de la femme a des raisons culturelles, la mentalité de la famille et de l’entreprise avec le manque d’encadrement et l’absence d’un environnement pour innover: “La solution est de créer la valeur ajoutée et de voir global”.
Malgré toutes ces bizarreries, l’étude a quand même mis en évidence plusieurs faits:
– Moins d’une personne en âge de travailler sur deux participe activement au marché du travail (employée ou à la recherche d’un emploi)
– Deux groupes en particulier se distinguent par leurs faibles taux de participation et d’emploi: les femmes et les jeunes
– Une part importante des travailleurs sont employés de manière informelle, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas accès à l’assurance sociale
– Les retombées économiques de l’enseignement sont considérables en Tunisie par rapport aux pays à revenu moyen et élevé. En 2019, les travailleurs ayant suivi un enseignement primaire ont bénéficié d’une prime d’environ 12,6% par heure travaillée par rapport aux travailleurs sans instruction (secondaire 9,1% par rapport au primaire et supérieur 26,1% par rapport au secondaire)
– Les retombées économiques de l’enseignement supérieur sont plus élevées dans le secteur public et ont augmenté au fil du temps, alors qu’elles ont diminué dans le secteur privé
– Les données signalent des distorsions réduites sur le marché du travail et une élasticité emploi-croissance élevée. Le principal problème à résoudre pour favoriser la création d’emplois est donc de savoir pourquoi la croissance économique a été si faible au cours de la dernière décennie