Une rencontre qui marque, un échange d’idées intense et profond entre deux experts du financement. Le premier, ancien Michel Amsalem, Managing Director of the Midsummer Group of Venture Capital funds et membre du New York Business Angel, a à son crédit toute une carrière dans le capital risque, et le second, Khaled Ben Jilani, partner chez Africinvest et ancien membre du collège des startups. Les deux experts expliquent comment les entreprises peuvent voler de leurs propres ailes et capter l’intérêt des plus grands VCs internationaux. Interview croisée.
Comment procédez-vous pour la sélection des startups dans lesquelles vous décidez d’investir?
Michel Amsalem : Le premier critère de sélection est l’équipe. On opte souvent pour les projets entrepreneuriaux lancés par une équipe plutôt que par un.e entrepreneur.e seul.e. À travers ce choix, on vise la diversité des connaissances et la complémentarité des domaines d’expertise. Le deuxième critère est de se demander dans quelle mesure le produit répond réellement à un besoin exprimé par le marché. Dans ce cadre, les business angels posent toujours la question suivante : est-ce que ce produit est un must have ou un nice to have? S’il c’est un must have, alors il aura plus de chancede réussir et se développer. Le troisième critère de sélection est ce que l’on appelle le product-market fit qui mesure le degré de correspondance du produit aux besoins du marché en termes de timing. Le quatrième critère est la taille du marché. Le cinquième et dernier critère est celui de la faisabilité du business plan du projet, la clarté de la vision et la pertinence des projections chiffrées. On appelle cela l’approche de construction bottom-up , contrairement à l’approche top-down . La taille du marché est un élément clé et j’estime que si un produit réussit à satisfaire un besoin et à gagner du terrain en Tunisie, il aura certainement des perspectives sur le marché international. Cependant, il faut travailler à priori sur le marché local et s’assurer que la commercialisation du produit ou service en question est en mesure de couvrir les coûts engagés et de rentabiliser l’investissement. Dans une deuxième étape, on se projettera sur les marchés internationaux et, là encore, il est question d’étudier minutieusement les besoins des marchés cibles et leurs potentiels.
Khaled Ben Jilani : Nous adoptons les critères d’évaluation des business angels, mais l’importance attribuée à chaque critère est différente chez nous. La structure de l’équipe du projet ainsi que la synergie et la complémentarité qui pourraient avoir lieu entre ses différents membres sont des conditions d’éligibilité qui ne manquent pas d’importance mais qui ne sont pas prioritaires pour nous. Car nous ciblons les entités qui sont en phase de croissance et non pas celles qui essaient d’introduire leurs produits et de se positionner. Notre premier critère est alors la satisfaction de la condition product-market fit. Le deuxième critère est la taille du marché. Nous essayons de nous assurer du degré de profondeur du marché et de sa capacité à atteindre une taille critique qui permettrait une croissance des acteurs en question. L’analyse du potentiel du marché n’englobe pas seulement la capacité de génération de revenus mais également le nombre des entreprises y opérant, leur taille ainsi que leur valorisation. Nous visons des introductions sur des marchés où nous pourrons valoriser nos investissements, dans le cadre des opérations de mergers and acquisitions à des valeurs suffisamment élevées pour couvrir les montants engagés et le risque pris. Par exemple, pour une valorisation d’entrée de 10 millions d’euros, les opérations de mergers and acquisitions sur le marché cible ne devraient pas être évaluées à moins de 30 millions d’euros. Sinon, le risque encouru ne serait pas suffisamment couvert. Également, le positionnement stratégique dans le secteur est tout autant important que le secteur lui-même. Nous évitons de nous positionner sur des secteurs où il n’y a que des petits acteurs car il y aurait un risque qu’une entreprise leader arrache la part du lion du marché et menace la pérennité des autres entreprises. Nous veillons à suivre l’évolution de l’entreprise que nous avons financée et une fois qu’elle commence à générer des revenus, nous procédons à l’évaluation de sa performance à travers un travail de benchmarking. Celui-ci se base sur un ensemble de ratios financiers et opérationnels qui serviront de tableau de bord pour cerner le potentiel de l’entreprise, sa capacité à croître et son aptitude à développer des vecteurs de différenciation lui permettant de construire des avantages compétitifs et ainsi que des barrières à l’entrée la protégeant de la rivalité.
Comment faire pour que les business angels et venture capital ne diluent pas les investisseurs?
M.A. : Il est à préciser que ce n’est ni dans l’intérêt des business angels ni dans celui des venture capital de diluer le capital de l’entreprise car, finalement, l’objectif principal de tous demeure la rentabilité financière. En finançant les entreprises, nous veillons à ne pas trop diluer le capital et, en cas de dilution, nous préconisons des solutions pour que les investisseurs initiaux augmentent leurs parts avec le temps. Pour résoudre cette problématique, nous estimons que la solution adéquate réside dans ce qu’on appelle le Right Financing . Le Right Financing est le montant de financement d’équilibre ou montant de financement exact dont l’entreprise a besoin pour atteindre ses objectifs de croissance et augmenter sa valorisation. Toute surestimation de la valorisation de l’entreprise et l’absence d’adéquation des montants investis mèneront aux problèmes financiers structurels qui pourraient menacer la continuité d’exploitation. Afin de ne pas s’enfermer dans cette impasse, il faudrait d’abord définir les objectifs à atteindre et les actions à mener avant d’entamer une stratégie de levée de fonds pour booster la performance de l’entreprise et atteindre le niveau de la valorisation que l’on souhaite. Le montant de financement d’équilibre dont on a besoin pour ne tomber ni dans une situation de Overshoot à même de diluer le capital, ni dans une situation de Undershoot qui mènera vers le down round et qui représente une catastrophe pour l’entreprise. J’ajouterais également qu’aujourd’hui et dans quelques pays comme le Canada, l’Etat permet aux entreprises d’augmenter leur capital sans que les investisseurs ne soient dilués à travers le mécanisme de « Grants ».
K.B.J. : Je rejoins M. Amsalem dans son raisonnement. Toutefois, je tiens à préciser que conceptuellement si les entrepreneur.e.s se font diluer, c’est qu’ils vont avoir moins de capital à l’instant T mais plus de valeur ajoutée et de valorisation à l’instant T+1. L’investisseur devrait sortir du paradigme classique qui réduit la dilution à une perte des parts sociales et du contrôle sur l’entreprise. Il doit voir en l’augmentation du capital une opportunité de croissance pour le projet et une valorisation élevée à moyen et long terme pour leurs parts sociales. Selon cette logique, l’effet de la dilution serait neutralisé par une création de valeur ajoutée par les fonds injectés dans l’entreprise avec le temps. Toutefois, il est à préciser que nous avons toujours un plan pour alléger le poids de la dilution sur les investisseurs à travers le suivi d’une règle qui limite le pourcentage de la dilution à 15 ou 20% pour chaque round. Dans le même cadre, nous trouvons d’autres mécanismes de levée de fonds qui sont en mesure d’épargner les investisseurs de l’effet de la dilution comme les Venture Debts qui consistent en le recours à des dettes convertibles en actions ou remboursables lors des prochains rounds. Ce mécanisme est très répandu en Afrique et gagnerait à être suivi par les investisseurs en Tunisie.
D’après vous, pourquoi la majorité des startups n’arrivent pas à effectuer des levées de fonds conséquentes?
M.A. : En Tunisie, j’ai l’impression que la majorité écrasante des entreprises sont aux stades de Pré-Seed et « Seed . Ce sont les deux phases les plus difficiles dans le cycle de financement des entreprises car il faut chercher non seulement les fonds nécessaires pour l’investissement mais également l’expertise pour une meilleure gestion et gouvernance. Lors de ces stades, ce sont les business angels qui interviennent pour assurer le financement. Toutefois, l’appétence au risque de ces structures est limitée et donc elles gagneraient à être appuyées dans leur travail par d’autres fonds comme les venture capital funds qui ont des capacités d’appui et de suivi plus développées.
K.B.J. : Il y a tout d’abord la taille du marché : en Tunisie, le marché est trop petit si on le compare à celui de l’Égypte ou du Nigeria; d’où l’incapacité des entreprises tunisiennes à lever des fonds à cause de l’absence des petits investisseurs. Il va falloir alors travailler sur la mise en place de ces structures. Et puis, il y a des raisons d’ordre culturel liées à la culture entrepreneuriale en Tunisie qui n’est pas compatible avec l’ouverture et le partenariat, notamment avec les PME. L’incubation et la pré-incubation remédient à ceci et préparent l’entrepreneur.e à ouvrir son projet sur son environnement extérieur et sur d’autres partenaires afin de pouvoir mobiliser les moyens nécessaires à la réalisation des objectifs de croissance.
Peut-être que nos startups ne sont pas très visibles auprès des venture capital et des structures de financement anglo-saxons?
M.A. : Le problème est plutôt lié à la connaissance et à la maîtrise de l’environnement local de l’investissement. Les structures de financement étrangères évitent d’investir dans des pays sur lesquels elles n’ont pas une visibilité claire. L’immersion dans le marché local cible et la familiarité avec la culture et la réglementation du pays de l’implantation du projet sont des facteurs importants dans la décision d’investissement. En l’absence de sources de financement extérieures pour les projets, il faut instaurer des mécanismes et des structures de financement en interne à travers la mobilisation des efforts des structures de financement nationales. Une fois que le projet financé atteint la phase de maturité et gagne des parts de marché à l’international, il aura des chances d’être financé par les business angels et les venture capital étrangers. Dans ce cadre, l’Etat devrait assurer son rôle d’appui, à l’instar de l’Estonie qui est un petit pays et qui a réussi à développer l’écosystème entrepreneurial avec 1300 startups qui emploient 900 mille personnes. La Tunisie pourrait s’en inspirer pour instaurer des mécanismes de financement pour les startups qui auront certainement un retour sur investissement considérable. L’autre fenêtre qui est ouverte pour la Tunisie dans ce domaine est les startups tunisiennes qui ont réussi à lever des fonds à l’échelle internationale comme Expensya et InstaDeep et qui représentent vraiment une opportunité pour les entreprises tunisiennes. L’Etat gagnerait à mettre en place une structure pour faire de ces entrepreneur.e.s et leurs startups une passerelle entre leurs consœurs tunisiennes et la communauté de business angels internationale. Elles pourraient également contribuer à l’essor de l’écosystème entrepreneurial avec leurs réseaux et leur expertise.
K.B.J. : Il est évident que l’accès au financement sur le marché local est une condition sine qua non pour le développement et la survie des startups. Les entrepreneur.e.s tunisien.ne.s ne pourraient pas se faire financer par des business angels à l’échelle internationale avant de réussir à être reconnus et appuyés par les investisseurs locaux qui ne financent malheureusement pas les startups. C’est vrai qu’il y a des exemples de startups tunisiennes qui ont réussi à lever des fonds auprès de très grandes boîtes à l’étranger, mais elles ont réalisé cet exploit après avoir atteint un certain niveau de maturité et de croissance.
Selon vous, quelle est la méthodologie pour développer la culture des business angels en Tunisie?
M.A. : A vrai dire, dans le monde des business angels, il y a très peu de structures proprement dites. Il s’agit généralement d’associations ou de coalitions individuelles. Seulement 25% des business angels, à travers le monde, investissent à travers les fonds d’investissement. Le travail des business angels est un travail social basé sur la culture du réseautage, des associations et du lobbying. Les noyaux qui se construisent à travers ce mécanisme se développent avec le temps via la synergie, la diffusion de la culture et le partage des expériences. Pour que cela se réalise, il va falloir dépasser la culture qui réduit l’intervention des business angels à l’aspect financier et au retour sur investissement pécuniaire. Les dimensions de l’investissement dans un projet dépassent l’aspect comptable pour couvrir le partage des expériences aussi bien de la réussite que de l’échec et le développement des connaissances dans des domaines diversifiés. Je collabore annuellement avec 150 entreprises et à travers cette collaboration, j’ai eu l’opportunité d’examiner divers business plans, du travail de due diligence mené par des experts des métiers et d’acquérir des compétences techniques dans plusieurs filières d’activité.
K.B.J. : J’estime que le moyen le plus efficace pour développer les business angels est le travail sur la culture de financement des startups. Et là, je me souviens bien qu’il y a quelques années, lors d’un voyage à San Francisco où j’avais eu l’occasion de rencontrer des business angels, je me suis rendu compte que la finalité financière n’était pas un objectif ultime en tant que tel et que ceux qui suivent cette voie accordent un intérêt au développement des connaissances et au partage des expériences managériales dans divers domaines.
Comment rendre la Tunisie une destination intéressante pour les venture capital internationaux?
M.A. : La performance des entreprises est le premier facteur d’attractivité pour toutes les structures de financement. Les business angels et les venture capitalits ont intérêt à capter les projets qui ont une valorisation et un retour sur investissement intéressants et qui justifient les risques encourus.
K.B.J. : Tout d’abord, il faut rappeler que la petite taille du marché tunisien est un grand handicap pour le développement des entreprises et l’attractivité des venture capital internationaux. Aucune structure d’investissement ne prend le risque d’injecter des fonds dans des entreprises qui visent un marché local de petite taille et sans perspectives d’évolution. Pour que l’écosystème entrepreneurial tunisien réussisse à capter l’attention des venture capitalists internationaux, il va falloir investir dans des projets qui sont en mesure d’évoluer et d’avoir des dimensions internationales.
Parlons de la taille du marché, Israël est un petit pays, mais nous voyons aujourd’hui que les startups israéliennes réussissent à lever des fonds auprès des grands investisseurs à l’échelle mondiale, comment expliquez-vous cela?
K.B.J. : Comme je l’ai déjà expliqué, c’est l’internationalisation qui permet aux entreprises d’avoir accès aux venture capitalists internationaux. Les startups israéliennes ont réussi à évoluer et à avoir des dimensions de croissance à l’échelle internationale, ce qui leur a permis d’être une cible des venture capitalists internationaux, et ce, étant donné queles structures de financement internationales, comme nous l’avons déjà expliqué, ne prennent pas le risque d’investir dans un cadre réglementaire qu’elles ne maîtrisent pas. Il faut également préparer le terrain adéquat pour l’ouverture des startups tunisiennes sur les compétences internationales et pour que cela se réalise, il va falloir réviser les réglementations locales et concevoir un cadre d’investissement évolutif qui favorise les transferts des fonds et des personnes. Cette stratégie a été suivie dans plusieurs pays qui ont réussi à innover leurs terrains d’investissement comme l’Ethiopie.
M.A. : Je rejoins M. Ben Jilani dans son analyse et je tiens à mettre l’accent sur l’importance d’attribuer des dimensions internationales aux projets tunisiens, notamment pour réussir à lever des fonds auprès des structures de structures de private equity de référence américaine. Autre chose, il va falloir préparer un terrain favorable pour l’évolution des startups et tirer des leçons des échecs. Comme le cas des Etats-Unis,qui, à l’ère Trump, a restreint la migration, ce qui a poussé les plus grandes compagnies technologiques de Silicon Valley, Apple, Facebook… à délocaliser des centres de recherche au Mexique et amener des ingénieurs chinois et de Corée du Sud pour poursuivre leur activité. Donc, l’ouverture et le démantèlement des barrières sont des facteurs d’attractivité déterminants.
M. Ben Jilani, aujourd’hui, le fonds des fonds vient d’être installé, comment le voyez-vous fonctionner?
L’objectif de cette structure étant d’être un investisseur de référence qui soit en mesure de prendre des positions importantes sur plusieurs projets. Parallèlement, il va falloir promouvoir la culture de la création de venture capital et le développement de leur tissu. Le fonds des fonds doit être d’une taille critique afin d’être capable d’attirer des investissements et d’évoluer. Egalement, la structure capitalistique de ce fonds doit conjuguer des investisseurs nationaux et des investisseurs de la diaspora car il existe plusieurs business angels et des structures de financement qui ont un intérêt à investir dans leurs pays mais pour lesquels la proximité constitue une barrière. Pour remédier à cela, un co-investissement avec des cellules locales est une bonne piste de départ.
M. Amsalem, quelles sont, selon vous, les raisons derrière la réussite de New York Business Angels et pouvez-vous nous parler de sa stratégie de départ et du taux d’échec des projets dans lesquels il a investi?
New York Business Angels a été créée en 2003 sous forme de structures individuelles. C’est en 2006 que le premier fonds collectif a été créé, et depuis nous assistons à la création d’un fonds tous les deux ou trois ans avec une valeur de 2 millions de dollars. Je pense que la principale clé de la réussite de ces fonds est le capital humain et l’expertise des dirigeants qui sont des gens dotés de grandes qualités managériales et d’une expérience profonde dans des domaines diversifiés. En ce qui concerne le taux d’échec, je n’ai pas de chiffres exacts, mais généralement les business angels devraient s’attendre à 50 ou 60% de chances que leurs montants investis ne ramènent rien. Dans 20% des cas, les business angels s’attendent à un retour sur investissement trois fois le montant des fonds injectés. 20% des cas ramènent un ROI entre trois et cinq fois les fonds investis et 2% seulement débouchent sur un ROI cent fois le montant investi.