Dans la nouvelle édition de la Contribution déterminée nationale, la Tunisie s’engage, entre autres, à réduire de 45% ses émissions en CO2. La facture : 14 milliards de dollars.
Le changement climatique occupe de plus en plus une place centrale dans le discours public, bien que la conscience des citoyens par rapport aux méfaits des changements climatiques soit encore insuffisante. En effet, si nous raisonnons en termes de moyennes mondiales, l’empreinte carbone d’une personne durant toute sa vie est inférieure à celle du secteur de l’énergie en… une seconde. Peut-être que l’action collective des humains à lutter contre les émissions responsables du réchauffement climatique pourrait être plus efficace ? Ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Car, même avec la majorité des avions collés au sol pendant la période Covid, et lorsque des millions d’humains étaient confinés chez eux, les émissions de CO2 n’ont baissé que de 7%. Il est donc clair que, si nous souhaitons avoir un impact réel face au changement climatique, il faut être plus ambitieux. Beaucoup plus. Les CDN incarnent les efforts que doit accomplir chaque pays pour réduire les émissions nationales et s’adapter aux impacts du changement climatique. Chaque pays doit désormais préparer, communiquer et maintenir ses CDN, et ce, en mettant en œuvre des mesures nationales d’atténuation des émissions des gaz à effet de serre et d’adaptation. C’est la conférence sur le climat COP21, organisée à Paris en 2015, qui a donné naissance aux contributions déterminées au niveau national, ou CDN.
Baisser de 45% les émissions de la Tunisie en CO2
Dans le cadre de sa Contribution déterminée au niveau national, élaborée en 2015, la Tunisie s’est proposée de réduire ses émissions de gaz à effet de serre dans tous les secteurs (énergie, procédés industriels, agriculture, forêts et autres utilisations des terres, et déchets) de manière à baisser son intensité carbone de 41% en 2030 par rapport à l’année de base 2010.
L’effort d’atténuation, comme indiqué dans la CDN de 2015, compte une contribution particulièrement importante du secteur de l’énergie qui représente à lui seul 75% des réductions des émissions. La Tunisie a prévu également de baisser de manière inconditionnelle, et avec son propre effort, de 13% son intensité carbone par rapport à l’année 2010, soit environ le tiers de sa CDN. Pour la réalisation du reste de l’objectif, soit une baisse additionnelle de l’intensité carbone de 28% en 2030 par rapport à celle de l’année 2010, la Tunisie compte également sur l’appui de la communauté internationale en termes de financement, de renforcement des capacités et de transfert technologique, selon le document national préparé par le ministère des affaires locales et de l’environnement avec l’appui du PNUD.
Les réductions des émissions par rapport au scénario de référence seraient de l’ordre de 26 millions de tonnes équivalents de CO2 (teCO2) en 2030 et 207 millions teCO2 sur la période 2015-2030. Pour atteindre ces objectifs, la Tunisie aurait besoin de mobiliser d’importants moyens financiers estimés à environ 18 milliards US$ pour la couverture des besoins d’investissement et le financement des programmes de renforcement des capacités. Et ce n’est pas fini! Au fait, dans le cadre des accords signés lors de la COP21, les pays sont tenus de réviser à la hausse, chaque 5 ans, leurs contributions déterminées au niveau national.
C’est dans ce cadre que la Tunisie a établi une nouvelle version de sa CDN, dont la version pré-finale a été récemment publiée. “Nous avons déjà reçu plus de 29 commentaires par rapport à cette version que nous allons essayer d’incorporer”, a affirmé Mohamed Zmerli, point focal national du United Nations Framework Convention on Climate Change. Intervenant lors d’un atelier organisé par le ministère de l’environnement en collaboration avec le PNUD pour présenter la nouvelle version actualisée de la CDN, Zmerli a souligné que la Tunisie doit déposer sa nouvelle CDN avant le 5 octobre prochain si elle souhaite se joindre aux 110 pays et la présenter à la COP26 qui se tiendra en novembre prochain à Glasgow.
Étudier ces commentaires est cependant important car ils représentent l’opinion des différents acteurs et intervenants. “Il est important de faire participer les différents acteurs, notamment les politiques, la société civile et le secteur privé, pour qu’ils s’approprient le travail”, a-t-il indiqué. L’appropriation politique est particulièrement importante et nécessaire pour donner un caractère officiel au document, comme l’ont noté les experts présents. La situation politique qui règne dans le pays rend très difficile cette mission. Zmerli a tenu tout de même à préciser que le document peut être déposé à tout moment après la date du 5 octobre, mais ceci fera que la Tunisie va perdre l’opportunité de présenter ses objectifs à la COP26.
Un projet de 14 milliards de dollars
Pour le volet atténuation de la CDN révisée, la Tunisie s’engage à réduire de 45% l’intensité carbone nationale à l’horizon 2030. Cette hausse sera accompagnée par l’augmentation du périmètre de l’objectif pour inclure toutes les sources d’émissions. Cet objectif est composé d’une partie “inconditionnelle”, i.e. qui doit être atteinte à travers les moyens propres du pays, et elle s’élève à 28%. La partie conditionnelle, i.e. conditionnée par le soutien de la communauté internationale, est quant à elle de 17%. Celle-ci représente donc désormais la grande partie de l’objectif engagé par la Tunisie, contrairement à la première CDN de 2015. Naturellement, les besoins en financement ont connu eux aussi une hausse considérable pour s’établir à 14.3 milliards de dollars sur toute la période de 2021 à 2030.
Mais attention : toute cette enveloppe ne sera pas fournie par le budget de l’État, loin de là. Au fait, Rafik Missaoui, DG d’Alcor, économiste spécialiste de l’énergie et des changements climatiques, a précisé que plus de 85% des financements requis seront fournis par le secteur privé et, plus particulièrement, le secteur de l’énergie. En effet, la contribution de ce dernier a été estimée à environ 11.8 milliards de dollars — soit 83% des besoins en financement. Cela dit, il est à noter que la contribution de chaque partie varie selon le secteur. Pour le secteur des déchets, par exemple, la répartition est plutôt équilibrée entre le privé et le secteur public, vu qu’il s’agit principalement de projets en PPP. En ce qui concerne les procédés, c’est le secteur privé qui va investir pour réduire les émissions. Matthieu Wemaëre, expert international, a souligné dans ce cadre que les financements de l’État vont se focaliser principalement sur les infrastructures.
“Par exemple, si nous souhaitons améliorer l’efficacité énergétique, il est essentiel de renforcer le réseau électrique à tous les niveaux”. Autre point à noter : les ménages sont aussi censés participer à contribuer, à hauteur de 14%, au financement des mesures de la CDN. “Le changement climatique touche tout le monde, et il est nécessaire que tout le monde contribue à la lutte”, a ajouté Wemaëre. Dans ce contexte, il est important de rappeler que les mesures de la CDN dépassent le cadre du changement climatique puisqu’elles permettent également une amélioration de la situation économique. C’est dire qu’on parle d’une économie de 20 millions de tonnes équivalent pétrole sur la période 2021-2030. Aussi, la mise en œuvre de la CDN devrait permettre un gain de 1% du PIB sur toute la période par rapport au scénario de référence. Ceci va se traduire par la création de 12 mille emplois rien que dans le secteur énergétique. Ces chiffres sont, bien évidemment, à prendre avec des pincettes, vu qu’il s’agit d’estimations.
Les sources de financement
Dire que la grande partie des mesures d’atténuation de la CDN va être financée par le secteur privé, cela ne remet pas en cause l’importance du rôle que doivent jouer l’État et les autorités publiques.
En ce qui concerne les financements publics, par exemple, il serait nécessaire que la CDN soit traduite dans les plans de développement quinquennaux et dans les lois de finances, comme l’a souligné Zmerli. “D’où l’importance de l’appropriation politique”, a-t-il insisté. Mais ce n’est pas tout : même lorsque les projets sont à la charge des privés, les autorités publiques ont la mission de créer un environnement d’affaires propice à l’investissement, a souligné pour sa part Rafik Missaoui. L’exemple des projets d’énergie solaire permet d’illustrer la situation. “Les projets déposés en réponse aux appels à projets en concession par l’État ont souvent offert des prix très attractifs de 70 millimes le kW”, a indiqué l’expert. “C’est moins cher que le prix du carburant pour les centrales thermiques”, a-t-il ajouté.
L’État, d’après l’expert, a donc tout intérêt à accélérer la mise en place de ces projets. Mais la réalité sur le terrain est tout autre. Les investisseurs sont, d’après l’expert, peu enthousiastes à faire leur entrée dans un marché qui présente un haut niveau de risque pays. “La loi exige que le raccordement de ces projets au réseau électrique se fasse à travers la STEG”, indique-t-il. “Or, la STEG peut mettre jusqu’à une année pour achever le raccordement. C’est une année de production perdue pour l’investisseur!” Et en cas de litige ? “La Tunisie n’a toujours pas mis en place une autorité de régulation qui peut protéger les investisseurs”. Tous ces éléments rendent plus difficile aux investisseurs privés d’accéder aux financements de leurs projets. Ceci est d’autant plus important que les banques et autres institutions financières de la place ne sont toujours pas en mesure de financer les projets verts, bien que des programmes de mise à niveau aient été mis en place, a noté Missaoui.
L’accès au financement : une “responsabilité primordiale”
Comme mentionné un peu plus haut dans cet article, une bonne partie des mesures de la CDN seront mises en place à travers des financements internationaux. Plusieurs fonds spécialisés, tels que FVC et GEF, initiatives dédiées, telles que le Klik-Suisse, ou encore des fonds carbone peuvent contribuer au financement de ces projets aux côtés des bailleurs “traditionnels” tels que la KfW ou encore la CDC.
Mais ces fonds sont loin d’être garantis. “C’est la responsabilité des acteurs de mettre tous les moyens nécessaires pour accéder à ces fonds”, a indiqué Samir Amous. “Il est essentiel dans ce cadre d’établir une vision pour la mobilisation des ressources”, a-t-il ajouté. L’expert a également appelé à “créer de l’expertise” dans le domaine de la mobilisation des financements à travers les formations nationales et internationales dédiées aux montages financiers spécialisés dans les changements climatiques. “Une fois l’expertise créée”, a-t-il précisé, “il faut multiplier les soumissions de prêts auprès d’organisations de financement et augmenter les capacités des organismes nationaux”, a signifié Samir Amous.
En attendant la COP26 et la validation de la CDN tunisienne, il est à rappeler que le changement climatique va continuer d’impacter les vies de millions de personnes à travers le monde. Pour certains, les milliards de dollars qui seront dédiés à ces projets sont donc un prix “acceptable” à payer. Mais la question qui se pose est : pourquoi la Tunisie doit-elle payer la grande partie de la solution à un problème auquel sa contribution est minimale?