Dans les conseils d’administration, les costards sont encore majoritaires. Il est temps de changer cela.
Jouons un petit tour de magie. Choisissez une entreprise cotée, n’importe laquelle, et ne me dites pas son nom. C’est fait? Bien. Laissez-moi me concentrer une seconde… Ok ! Cette entreprise, dont je ne connais encore pas le nom, a moins de femmes dans son conseil d’administration que d’hommes ! Vous ne me croyez pas? Vous pouvez vérifier par vous-même. Comment j’ai pu le deviner? C’est simple. Exception faite des Assurances Maghrebia, dont le CA compte 3 femmes sur 6 membres, les femmes sont toujours minoritaires dans les conseils d’administration.
Au fait, sur les 81 entreprises cotées à la BVMT, seules 48 comptent au moins une femme dans leur conseil d’administration, soit environ 60% d’entre-elles. Et de manière générale, les femmes ne représentent que 11.95% des membres des conseils d’administration des entreprises listées sur la BVMT — soit 82 femmes sur 686 membres ! Les raisons derrière cette faible présence féminine dans les conseils d’administration sont, naturellement, nombreuses.
D’abord, aucune loi en Tunisie n’impose de quota de présence féminine dans les conseils d’administration. Le seul texte juridique qui traite la question est le décret gouvernemental n° 2020-314 du 19 mai 2020, fixant les principes relatifs au choix, à l’évaluation des performances des administrateurs représentant les participants publics. D’après ce décret, la représentation de l’un des deux sexes ne peut être inférieure à 40%. Mais les femmes ont elles aussi un rôle à jouer. “Parfois, elles ne se sentent pas autorisées à accéder à ces postes, malgré tout le travail qu’elles fournissent”, a souligné Neila Benzina, membre du conseil d’administration de l’UBCI. “Quand j’ai proposé à des femmes de devenir managers, elles avaient souvent des prétextes pour refuser l’offre”, a noté Benzina qui est par ailleurs la fondatrice de Wimbee et ancienne CEO de Business & Decision Tunisie.
Surmonter ce syndrome de l’imposteur ne sera certainement pas facile et nécessitera un travail de longue haleine, y compris par les femmes elles-mêmes. “Il faut que les femmes qui occupent des postes de responsabilité montrent la voie aux autres”, a souligné Benzina. Selon elle, le networking entre femmes est l’un des moyens clés pour casser ce plafond de verre. La Tunisie n’est pas le seul pays où les femmes sont sous-représentées dans les conseils d’administration des entreprises. Bien au contraire. Le taux des femmes dans les conseils d’administration est de 31.2% en Australie, 29.1% au Canada et de … 8.4% au Japon!
Même en France, considérée comme l’un des pays qui a la meilleure représentativité des femmes dans les conseils d’administration, les femmes ne représentent, en moyenne, que 44.3% des membres des conseils d’administration. En Tunisie, la faible présence féminine aux conseils d’administration ne semble pas inquiéter les décideurs, puisqu’aucune mesure n’a été prise afin de la renforcer. Encore plus inquiétant, la question n’est soulevée que rarement par la société civile. Parmi les rares tentatives pour adresser ce problème est celle initiée en début de 2020 par l’UC-Honoris United Universities, en partenariat avec Essec Paris.
Baptisé Women Board Ready, ce programme avait pour objectif de préparer les participantes à l’accès aux COMEX, CODIR et conseils d’administration des entreprises grandes et moyennes, filiales de grands groupes mais aussi associations. Pour ce faire, Women Board Ready permet aux femmes souhaitant accéder à de tels conseils de mieux comprendre les codes et de vérifier les fondamentaux de la gouvernance.
La percée française grâce à Copé-Zimmermann
Comment des pays comme la Finlande ou la France ont-ils réussi à améliorer la représentativité des femmes dans les conseils d’administration ? Principalement, à travers un système de quota. Bien que l’idée puisse être controversée, il semble qu’il s’agit du moyen le plus efficace pour assurer la représentativité des femmes dans les conseils d’administration. “Pour que la nomination des femmes dans les conseils d’administration devienne un réflexe, il faut commencer par l’imposer par le biais d’un quota”, a assuré Neila Benzina. D’après l’administratrice d’UBCI, c’est le seul moyen qui va permettre de prouver l’apport des femmes dans les conseils d’administration.
“Sinon, les hommes resteront toujours dans leurs zones de confort et traiteront avec des hommes!”, ajoute-t-elle. En France, la loi Copé-Zimmermann a fixé un quota de 40% de femmes dans les conseils au 1er janvier 2017. Aujourd’hui, 4 ans plus tard, les femmes occupent 43,6 % des sièges d’administrateurs dans les entreprises composant le SBF 120, l’indice des 120 entreprises aux titres les plus négociés à la Bourse de Paris. Et puisqu’il s’agit d’une loi, tous les groupes du SBF 120 respectent ce taux de féminisation des conseils … sauf ceux dont le siège social se situe à l’étranger, tels que LafargeHolcim, Airbus, et STMicroelectronics. Mieux encore, 23 sociétés comptent au moins 50% de femmes administrateurs, alors que des entreprises telles que Sodexo, Kering, Ipsos ou CGG affichent un taux de féminisation de 60%! Rappelez-vous: à la BVMT, on ne trouve qu’une seule entreprise où les femmes occupent la moitié des sièges ! Avant la loi Copé-Zimmermann, en France, les femmes n’occupaient que 8,5% des sièges d’administrateurs en 2007, contre 38% en 2016, cinq ans après le vote de la loi.
Le constat est identique en Italie, qui a aussi instauré des quotas depuis 2011. La part des femmes dans les conseils s’est très nettement améliorée. Elle est passée de 5% à 34% en moins de 10 ans. Mais l’impact de la loi Copé-Zimmermann sur les grands groupes est encore plus clair si nous considérons les PME françaises, où la part des femmes dans les conseils est en deçà des 40%. En juin 2017, le taux de féminisation dans les entreprises dont la capitalisation est inférieure à 150 M€ n’était que de 28,3%. L’Association des femmes experts-comptables estimait qu’il faudrait encore recruter 160 femmes dans les mid caps et 220 dans les small caps. Fin 2018, la Californie — où seulement 24% des postes d’administrateurs sont occupés par des femmes — a décidé de suivre le mouvement. Elle a instauré des quotas de femmes dans les sociétés cotées ayant leur siège dans cet État. Les entreprises concernées doivent nommer au moins une femme administratrice dès 2019. Elles devront ensuite atteindre, d’ici à 2021, 40% de femmes. Le reste des États-Unis est encore à suivre.
Les quotas, un passage obligatoire ?
Les quotas ont eu un effet très favorable en Norvège. En 2003, lorsque la loi instaurant le seuil minimal de la présence féminine a été mise en application, les conseils d’administration comptaient seulement 7% de femmes. Rien qu’en sept ans, cette proportion était montée à … 44,4%. D’après les experts, trois éléments clés ont permis la réussite du modèle Norvégien. Il s’agit d’abord de la mise en place d’une norme légale fixant le seuil minimal de la présence féminine à 40%, une période de transition suffisamment longue de 5 ans et, surtout, une sanction très claire et très sévère en cas d’échec — être retiré de la bourse. La France et la Norvège ne sont bien évidemment pas les seuls pays où un quota a été instauré pour “forcer” la présence féminine dans les conseils d’administration. Aussi controversée cette mesure pourrait-elle paraître, il semble qu’elle a permis d’avoir des résultats spectaculaires. En outre, l’expérience de pays et institutions où les quotas sont d’application nous apprend qu’ils ont un effet favorable en matière de développement durable. Les quotas sont-ils le bon outil pour assurer une présence féminine dans les conseils d’administrations ? Faut-il garder ces quotas même si le taux de participation des femmes devient comparable à celui des hommes ?
À cette dernière question, il est clair qu’il est encore trop tôt pour y répondre, mais pour la première, la réponse semble claire. Oui, instaurer des quotas permet aux femmes de briser le plafond de verre. Pour comprendre leur importance, jetons un coup d’œil sur la représentativité des femmes dans les conseils d’administration dans les pays où de telles mesures n’ont pas été mises en place. Et pour cela, pas besoin d’aller au Moyen-Orient. Prenons l’exemple d’un pays européen tel que la Suisse où il n’existe pas de quotas. Résultat: à la confédération Helvétique, les hommes représentent 81% des administrateurs. En Espagne, en l’absence d’une pareille loi, les conseils sont aussi très masculins avec seulement 18% de femmes parmi les administrateurs des sociétés cotées. Au DAX, en Allemagne, dans trente des plus grandes entreprises, les femmes ne représentent que 14,7% des membres des conseils d’administration !
Au total, il y avait en 2019, 64 femmes dans les conseils d’administration des 160 entreprises du DAX, d’après une étude de EY. Cette faible présence féminine, soutiennent certains experts, prive les entreprises d’un large pool de talents. Plusieurs études ont montré que les femmes sont environ 25% de plus que les hommes à achever un cursus d’enseignement supérieur avec de bons résultats. Ce potentiel doit être employé à plein. À bon entendeur…