Alors que les solutions innovantes pour la protection de l’eau existent et au moment où les bonnes pratiques sont de notoriété publique, la Tunisie semble se complaire dans une attitude presque attentiste devant le spectre de l’aridité. Pour éveiller les esprits, un Green Talk virtuel sur le rôle du PPP dans la gestion durable et inclusive des ressources en eau en Tunisie a été organisé par l’Ambassade du Portugal et la BEI.
La Tunisie vit un stress hydrique très important et tous les efforts sont les bienvenus pour trouver les solutions alors que, au moment où nous sommes pauvres en eau, l’eau coûte très peu selon les experts. Une exception dans le monde, une exception dangereuse. Et, pour faire le point, un Green Talk virtuel sur le rôle des secteurs public et privé dans la gestion durable et inclusive des ressources en eau en Tunisie a été organisé le 14 avril et a réuni décideurs, représentants du secteur public et du secteur privé, pour débattre des configurations du PPP dans la gestion durable de l’eau, en droite-ligne de la Conférence organisée par la Présidence portugaise de l’UE et la BEI sur l’avenir vert de l’Afrique (EU-Africa Green Talks) qui s’est déroulée à Lisbonne, le 23 avril 2021.
Lacunes, déséquilibres, dysfonctionnements
“Dès le début des années ’90, la Tunisie s’est pleinement rendue compte du problème de la gestion de l’eau. Ici, l’État a un rôle central en matière de stratégie et deux ministères sont là pour la définir : Agriculture et Environnement. Nous avons vu se suivre les plans directeurs de l’eau à court, moyen et long terme, les initiatives de gestion des eaux non conventionnelles, l’État en catalyseur du PPP, le renforcement de nos capacités à trouver les sources de financement, beaucoup de réalisations en milieu urbain et rural, la SONEDE et l’ONAS qui s’illustrent, les dépenses publiques qui jouent leur rôle… Malheureusement, il y a encore des lacunes, des déséquilibres, des dysfonctionnements, surtout dans le milieu rural», avertit Akissa Bahri, ancienne ministre de l’Agriculture et des Ressources hydrauliques, qui dépeint la stratégie publique dans la gestion inclusive et durable des ressources en eau.
Elle décrit un paysage compliqué où la sécurité hydrique est un enjeu d’avenir qui nécessite de grands financements, la mobilisation des ressources bilatérales et multilatérales … « Nous avons besoin de faire plus, de convaincre nos partenaires de continuer à nous soutenir, nous devons aussi comprendre que les phases de rupture comme la Covid-19 sont toujours favorables aux transformations et en profiter pour améliorer le comportement des usagers (l’eau est la responsabilité de tous), investir dans les outils et les bonnes pratiques, revoir le rôle de l’État, oser une gestion systémique, s’engager dans la durabilité, valoriser l’eau, innover pour atteindre le plein potentiel des ressources en eau, encourager l’ONAS à s’impliquer dans le traitement de l’eau, saisir les opportunités au niveau du continent, promouvoir les nouveaux métiers… », ajoute Akissa Bahri qui souligne que la Tunisie est à la croisée des chemins ; là où il est question d’économie plus verte, du bien-être de tous, de transformer nos villes en Sensitive Cities…
PPP à la Tunisienne, PPP à la portugaise
Devant autant d’enjeux, le partenariat Public-Privé a été plébiscité. Mais ce n’est pas aussi simple, vu que le spectre de compréhension du sens du PPP s’élargit à vue d’œil d’une rive à l’autre de la méditerranée. Côté Tunisie, c’est Atef Majdoub, président de l’Instance Générale de Partenariat Public Privé (IGPPP) qui affirme : « Deux mots-clés sont à retenir : Durabilité-Inclusivité. Seulement, le secteur public ne peut s’y engager seul et, depuis des années, la Tunisie a confié certains pans au secteur privé mais, malheureusement, nous n’avons pas profité du savoir-faire du privé car les législations ne permettaient pas beaucoup de latitude dans les contrats. » Malgré tout, l’IGPPP a eu le courage de se lancer dans deux projets de dessalement de l’eau de mer (dans le bassin minier, là où sont les laveries du phosphate) et d’assainissement alors que tout le monde lui conseillait de commencer par des secteurs plus faciles !
Selon Atef Majdoub, les investisseurs privés pourraient aller vers l’approvisionnement en eau potable rurale car beaucoup de difficultés de gestion y sont apparues et l’arrivée du privé ne pourrait que conforter les deux acteurs publics (SONEDE et ONAS) et, in fine, réussir la satisfaction du citoyen grâce à un service d’eau décent. Mais ce n’est pas pour tout de suite car le code des eaux est en gestation et nous allons voir l’évolution des choses à l’ARP ! Côté Portugal, Cláudio De Jesus, PDG de Águas de Portugal International, est intarissable sur un partenariat Public-Public de gestion durable de l’eau où les municipalités s’illustrent : « C’est un modèle au Portugal. Il y a 25 ans, les opérateurs municipaux étaient fragmentés mais nous avons mené une réforme institutionnelle, avec une segmentation du secteur, la possibilité de privatisation de services, un nouveau cadre juridique, un nouveau modèle de gestion, de nouvelles modalités des systèmes municipaux…
Le modèle multi-municipal présente 3 alternatives : les municipalités décident, les entreprises fournissent des services d’eau aux municipalités, les tarifs sont fixés annuellement par les régulateurs. » Aujourd’hui, il s’agit de 13 sociétés régionales et de 3 sociétés d’activités connexes qui gèrent des milliers d’infrastructures dans différents contextes à 80% de la population portugaise. Les investissements au cours des 27 dernières années ont atteint 7,6 milliards d’euros. « Tout cela est réalisé avec nos propres ressources humaines : les résultats, nous avons plus de 99% de l’eau propre pour la consommation. On a déjà obtenu plus de 320 plages à drapeau bleu. On développe plusieurs projets dans le monde dans la manutention de l’eau et de l’assainissement », commente Cláudio De Jesus.
Les ressources, difficiles à maintenir sans innovation
Le survol de la situation pour avoir une vision globale est incontournable si nous souhaitons savoir à quel genre de défis la SONEDE va faire face au cours des années à venir en matière de gestion inclusive et intégrée de l’eau en Tunisie. Mosbah Helali, PDG de la SONEDE, le dit clairement : « Nous avons un climat aride dans le sud et semi-aride dans le nord, les précipitations s’amenuisent, la part de chaque tunisien de 420 m3 d’eau par an pourrait baisser à 350 m3 en 2030, 75% de l’eau a une salinité inférieure à 1,5 mg. » Autant dire que la SONEDE doit réfléchir très sérieusement sur le futur dans ce contexte très difficile qui affecte notre pays. Une stratégie existe et, selon Helali, elle est axée sur 4 axes : sécurisation des grands systèmes d’eau potable (traitement, transfert, dessalement), transformation digitale (refonte, gestion intégrée), transition énergétique (l’énergie est 24% du prix de revient de l’eau, engagement dans les énergies renouvelables), gestion de la demande (rationalisation, politique tarifaire, système d’information inclusif).
La facture est salée : pas moins de 3500 MD à investir si on veut pérenniser ce service. Le maître-mot, ici comme ailleurs, est l’innovation ; et c’est Eric Linczowski, PDG Washing & Manufacturing International Company (WIC), qui nous expose l’expérience de son entreprise dans le management des ressources en eau : « Nous opérons dans le secteur textile-habillement en Tunisie depuis 1990 et nous sommes totalement exportateurs de Jean’s dont le lavage requiert l’usage de l’eau. Nous avons essayé de trouver des process moins gourmands et nous avons fini par installer notre propre station d’épuration : nous sommes les premiers à le faire. Notre but : abaisser notre empreinte carbone dès la conception des produits et réduire de 70% notre consommation d’eau à la pièce en 2025. » Grâce à un énorme travail sur les process, WIC parvient désormais à réduire de 65% l’eau de lavage, amoindrir de 80% sa consommation SONEDE et porter son taux de recyclage à 90%.
Mais ce n’est pas tout : « Nous avons intégré l’utilisation du laser depuis les années 2000 pour obtenir des déchirures localisées ou des motifs (zéro litre d’eau et zéro produits chimiques) ; le second process c’est l’ozone pour délaver le pantalon et éclaircir le tissu (on réduit de 50% l’utilisation des produits chimiques et sans utiliser des pierres ponces ; une fois le process terminé, il se transforme en oxygène) ; on travaille sur des vêtements humides pour éviter de remplir les machines (diminution de 40% des besoins en eau), nous avons aussi une machine hybride (mini station d’épuration) qui tourne en circuit fermé pendant un mois avec la même eau (la seule eau étant celle qui humidifie les pantalons) et cela soulage la station principale. » Les clients ont remarqué car, depuis la Covid-19, les gens sont de loin plus sensibles aux industries propres.
Le service de l’eau est un métier
« Nous devons nous préoccuper de notre empreinte hydrique, car ces ressources sont de plus en plus rares », recommande Mosbah Helali. « Il ne faut pas perdre de vue que 50% du coût de l’eau revient à l’énergie et que les énergies renouvelables pourraient améliorer notre position si nous les conjuguions au traitement et au dessalement de l’eau ; c’est une compétitivité de plus, un avantage comparatif», rappelle Atef Majdoub. « Les infrastructures hydriques doivent être gérées au niveau municipal car c’est là qu’un grand effort est fourni dans l’optimisation du système », soutient Cláudio De Jesus. « La problématique de la gestion de l’eau nécessite la mobilisation de tous: l’État, les industriels, les agriculteurs, les citoyens… on arrivera alors à sauvegarder cette ressource », enchaîne Jean-Luc Revéreault, Chef de la Représentation de la BEI (Banque européenne d’investissement).
« Nous avons investi 3 millions d’euros dans notre station d’épuration mais le coût s’amortit très rapidement. Un ‘Jeanneur’ est obligé de passer par là », commente Eric Linkowski. «Le service de l’eau est un métier et il lui faut des professionnels, il y a aussi l’eau qui doit être payée à sa juste valeur, il faut également s’ouvrir à différents modèles et d’autres solutions, peut-être une structure qui gère à la fois eau potable et assainissements dans le milieu rural, il y a des apprentissages et des échanges pour que la Tunisie joue un rôle de pont », conclut Akissa Bahri.