Libérer l’économie, assainir les finances publiques et maîtriser l’inflation : telles sont les principales orientations stratégiques du plan de réformes mis sur la table du FMI par la délégation tunisienne, qui s’est rendue dernièrement à Washington dans l’objectif d’obtenir un accord de principe pour un appui financier et un accompagnement technique nécessaires à la mise en place des réformes structurelles jugées cruciales et inévitables pour pouvoir renverser les trajectoires des indices macroéconomiques en rouge et remettre l’économie nationale sur les rails. Abdessalem Abassi, le conseiller économique du Chef du gouvernement ayant fait partie de la délégation gouvernementale, nous a dévoilés les résultats des pourparlers préliminaires avec l’institution de Bretton Wood. Interview.
Comment évaluez-vous votre dernière visite à Washington ? Avez-vous dressé le bilan général des rencontres que vous avez menées ?
Il est important de signaler, tout d’abord, que l’objectif de notre visite à Washington n’était pas seulement la rencontre des responsables du FMI, mais également la Banque mondiale et l’administration américaine. Dans ce cadre, nous avons eu des réunions avec les représentants du ministère des Affaires Étrangères, du Trésor américain, de l’American Millenium Challenge Corporation (MCC) et de l’Agence des États-Unis pour le développement international USAID. Plus précisément, le département d’État des Affaires étrangères a affirmé que la Tunisie représente pour les États-Unis une priorité et ont tous manifesté, à ce titre, un grand intérêt quant à la poursuite de la coopération économique et financière ainsi que l’accélération de la mise en place des réformes structurelles nécessaires à la relance de l’économie.
Est-ce que vous pouvez nous donner plus de détails quant au programme de coopération envisagée avec la partie américaine ?
Il s’agit principalement de renouveler la garantie américaine au profit de la Tunisie pour pouvoir lever des fonds sur le marché financier international. Les responsables du trésor américain ont fait preuve d’un vif esprit coopératif et nous ont promis d’étudier sérieusement notre demande.
La rencontre avec l’American Millenium Challenge Corporation (MCC) a été menée dans l’objectif de négocier la convention de subvention de 500 millions de dollars qui sera consacrée au financement de développement du système logistique pour le transport maritime dans le port de Radès et à d’autres projets portant sur la gestion des ressources hydrauliques dans certaines régions.
En ce qui concerne l’USAID, la coopération consisterait en une assistance technique dans la mise en œuvre des réformes économiques notamment celles d’ordre fiscal. Rappelons que la Tunisie a déjà fait appel à l’expertise de l’agence pour l’amélioration de services fiscaux et douaniers en 2017 (programme TCP) et en 2020 (programme FIRST (Fiscal Reform For a Strong Tunisia)). Actuellement, nous sommes en train de travailler sur un projet visant à optimiser le système fiscal et comptable public (programme FAST) et nous allons continuer à coopérer ensemble pour la création de l’agence de recouvrement d’impôts.
En ce qui concerne le Trésor américain, vos interlocuteurs vous ont-ils imposé des conditions pour le renouvellement de la garantie ?
Ils ne nous ont pas dicté des conditions pour l’octroi de la garantie. De notre côté, nous estimons que si nous arrivons à décrocher l’accord du FMI, nous réussirons à gagner la confiance de l’administration américaine et avoir leur soutien pour sortir sur le marché international.
Quels sont les projets de la coopération avec la Banque mondiale que vous avez programmés lors de votre visite ?
La Banque mondiale va continuer à nous assister dans la mise en place des réformes et surtout celle de la compensation à travers l’appui financier et l’assistance technique. La Banque mondiale a également apporté un appui financier de l’ordre de 300M$ pour soutenir la population vulnérable affectée par la pandémie de la Covid-19. Ce prêt a été soumis à l’ARP.
Nous savons très bien que les deux programmes signés avec le FMI en 2013 et 2016 ont échoué. Est-ce que cette fois, le fonds a exigé des garanties particulières afin d’accorder son soutien financier à la Tunisie ?
Il est important d’expliquer, tout d’abord, les causes d’échec des deux programmes signés auparavant avec le FMI. En effet, c’est le manque de transparence dans l’exécution du budget et dans la présentation des chiffres relatifs au déficit budgétaire qui a remis en cause notre crédibilité en question auprès des bailleurs des fonds. Aucune réforme majeure n’a été mise en place depuis 2013 et les causes du déficit des finances publiques n’ont pas été traitées à la racine. Partant de ce constat, nous avons décidé d’opter pour la transparence totale et de démontrer notre capacité à exécuter les mesures nécessaires pour le sauvetage de l’économie.
Dans ce cadre, nous avons décidé de réduire le taux d’imposition à 15% dans la loi des finances pour l’année 2021 pour élargir l’assiette fiscale et essayer d’intégrer le secteur informel. La hausse du plafond d’ajustement automatique des prix des carburants de 2% à 5% dans une optique générale de levée progressive des subventions et du passage progressif aux prix réels du marché. Les deux autres mesures phares qui ont été prises sont la généralisation de la vente du Tabac dans les grandes surfaces et les supermarchés afin de mettre fin aux agissements des activités rentières qui freinent la flexibilité des prix et la suppression de l’autorisation du gouverneur pour les étrangers qui veulent acquérir des biens immobiliers en Tunisie.
Afin de renforcer notre crédibilité auprès du FMI, nous avons préparé le plan de réformes et mené les discussions de Beit El hikma dans une approche participative avec nos partenaires sociaux l’UTICA et l’UGTT. Une condition qui a été requise par le FMI et que nous estimons essentielle pour pouvoir exécuter les réformes dans un climat social propice.
Mais le gouvernement n’a pas été très transparent ni redevable aux citoyens dans ses négociations et échanges avec le FMI…
J’ai moi-même assuré des passages médiatiques et un entretien dans un journal en ligne présentant en détail les grands axes du projet de réformes.
L’UGTT a laissé entendre qu’elle n’était pas concernée par ce programme de réformes. D’ailleurs, ils n’ont pas assisté à toutes les rencontres de Beit El Hikma…
Pour envoyer des signaux audibles au FMI quant à notre sérieux à engager les réformes dans une approche participative, nous avons mené des pourparlers avec tous les partenaires UGTT, UTICA, UTAP… avant les rencontres de Beit El Hekma. Tous les participants n’ont pas assisté à toutes les cessions. Deux experts de l’UGTT ont participé au débat autour de la réforme fiscale.
La restructuration des entreprises publiques semble être un chantier lourd pour tous les gouvernements successifs et ont été semble-t-il un sujet de négociation, quelles sont les pistes que vous avez proposées pour réformer ces entreprises ?
Au sujet des entreprises publiques, il faudrait distinguer entre celles à caractère stratégique comme la STEG et la SONEDE et celles qui opèrent dans les domaines concurrentiels : pour les entreprises à caractère stratégique, nous avons arrêté avec l’UGTT une liste des entreprises qui feront l’objet de restructurations, et pour les entreprises à caractère non stratégique ainsi que les participations minoritaires détenues par l’État, nous comptons les céder. Les fonds provenant de la cession vont être mobilisés pour la restructuration des entreprises à caractère stratégique en plus de l’intervention de la Banque centrale. Aussi, nous allons créer une agence de participation publique pour renforcer le suivi budgétaire et assurer l’efficacité de la gestion des participations de l’État.
Le Fonds demande une restructuration de toutes les entreprises publiques, alors que la liste arrêtée avec l’UGTT ne comprend que 7 entreprises…
Le dialogue est toujours permanent avec le partenaire social et toutes les entreprises publiques seront concernées par la restructuration, même celles qui sont d’essence stratégique afin d’assainir leur situation financière et alléger le déficit de l’État.
Pouvez-vous nous expliquer les modalités d’intervention de la Banque Centrale dans la restructuration des entreprises publiques ?
Cela serait à travers une levée des fonds au profit de ces entreprises par l’émission des bons de trésor auprès de la BCT sur 25 ou 30 ans.
En ce qui concerne l’agence de participation publique, est-ce que vous avez fixé un deadline pour sa création et élaboré une stratégie de gouvernance de ce cadre institutionnel ?
Nous comptons créer trois agences : l’Agence de participation publique, l’Agence de recouvrement de l’impôt et l’Agence de la gestion de la dette. Nous avons fixé des deadlines pour la mise en place de chacune de ces Agences et ces dates limites seront objet de discussions dans les commissions techniques du FMI qui vont commencer leur travail ce mardi.
Quant aux modalités de gouvernance de ces Agences, nous sommes en train de travailler sur la conception d’un cadre de gestion global à travers des notes techniques détaillant la structure de ces Agences, leur mode de gouvernance ainsi que la stratégie de gestion des ressources humaines qui y seront allouées. Un appel à candidatures sera ouvert. La sélection se fera en fonction de la compétence dans le domaine en question.
La fiscalité est un levier de développement crucial et notre système souffre de plusieurs lacunes, comment comptez-vous le réformer pour assainir les finances publiques ?
Il est à signaler que notre système fiscal accuse plusieurs défaillances et est taxé d’être très vieux selon les résultats d’une étude d’évaluation de l’efficacité de l’administration fiscale menée dans le cadre du programme FIRST lancé par le gouvernement tunisien en 2020 en partenariat avec l’USAID. Nous comptons, à ce titre, et en collaboration avec la partie canadienne, créer une Agence pour le recouvrement des impôts, moderne et digitalisé, qui sera en mesure d’optimiser la performance fiscale de l’État et d’harmoniser le processus de la collecte des impôts. Conjuguée à d’autres mesures comme la généralisation de la TVA, nous estimons que cette agence portera ses fruits d’ici 2024 et réduirait le gap fiscal estimé en matière de TVA seulement à 4 milliards de dinars.
L’une des mesures préconisées par le FMI pour assainir les finances publiques est la réduction de la masse salariale, quelles solutions proposez-vous pour arriver à cette fin ?
Nous travaillons sur plusieurs scénarios pour atteindre cet objectif. La première piste serait le redéploiement d’une partie des fonctionnaires du ministère des Finances vers l’Agence de recouvrement de l’impôt : l’agence va aider à externaliser une partie de la masse salariale hors budget en épongeant 14 mille employés dont les salaires vont provenir en une partie de la recette fiscale collectée par l’agence. Cette mesure aura pour effet de réduire la masse salariale de 1% à 2%.
Les autres mesures envisagées couvriront la réduction du temps du travail en contrepartie d’une réduction de salaires comme par exemple le travail quatre jours par semaine contre le versement de 80% du salaire, ainsi que le départ anticipé à la retraite moyennant la prise par l’état de cotisations sociales sur la période qui s’étale entre l’année du départ anticipé à la retraite et l’âge légale de la retraite.
Ne pensez-vous pas que la mesure du départ à la retraite risque d’appauvrir l’administration de ses hautes compétences ?
Nous estimons que nul n’est indispensable et que l’administration tunisienne regorge des compétences nécessaires pour la prise de relève. Le redéploiement du personnel ainsi qu’une bonne stratégie de gestion des ressources humaines et une montée en compétence des fonctionnaires vont améliorer la productivité du secteur public et booster la croissance. En améliorant le PIB, nous allons arriver à réduire le rapport masse salariale/PIB.
En ce qui concerne la réforme de la compensation, quelles sont les mesures d’accompagnement que vous comptez mettre en place pour alléger la pression de la levée de compensation sur les ménages de la classe moyenne ?
La réforme du système de la compensation serait basée sur le passage de la subvention des prix des produits et services vers la subvention des revenus : la levée de la compensation sera étalée sur une période de deux ans et demi moyennant le versement des primes aux ménages en fonction de leurs revenus. Nous n’allons pas nous référer à l’identifiant unique du ministère des Affaires Sociales mais plutôt à une indexation de la subvention au revenu.
Donc même la classe moyenne pourra percevoir une aide pour faire face à la véracité des prix. Le montant alloué sera par la suite révisé en fonction des revenus déclarés. Ainsi, nous établirons une base de données sur laquelle tous les ménages seront inscrits indépendamment de leurs revenus. Nous estimons que cette mesure va contribuer non seulement à alléger le poids de la compensation sur le budget mais également un moyen de traçabilité et du contrôle fiscal.
Quand est-ce que le citoyen perçoit le déploiement et la mise en place de ces réformes ?
Le premier coup de pioche a été déjà donné en mettant sur la table le projet de réforme de Tunisair et l’OTD. Des discussions ont été entamées dans ce cadre avec l’UGTT. Nous essayons de mener tous les chantiers en parallèle et de les achever selon un calendrier bien précis. La réforme de la compensation va débuter au mois de juillet et s’étalera sur deux ans et demi.
Quelles sont les prochaines étapes dans les négociations avec le FMI ?
Une fois le document d’orientation stratégique présenté au conseil, il nous reste à discuter chacun des 6 axes avec les équipes techniques. Ce travail va débuter demain mardi. Nous présenterons les notes techniques aux équipes techniques du FMI dès demain, mardi 18 mai 2021.
Selon les dires de certains, il y aura un risque de ne pas verser les salaires des mois de mai et de juin, est-ce que vous confirmez cette information ?
Je peux démentir cela en affirmant que sur le court-terme, c’est-à-dire pour les mois de mai et juin, nous n’avons pas de pression sur le budget et nous estimons bien que nous pourrons honorer nos engagements en ce qui concerne le versement des salaires. Le montant évoqué de 1660 MDT n’est pas loin de la somme de 970 millions de dinars disponible au trésor public. Quant aux mois de juillet et août, il y aurait certainement une détresse vu que nous serons amenés à débourser des échéances de crédits mais des solutions sont en cours d’études pour faire face à toutes les dépenses de l’État.