Depuis 2011, il ne se passe pas un jour sans qu’on entende parler d’une grève par-ci, d’un sit-in par-là, d’un boycott des cours ou d’une grève administrative, d’un blocage d’unités de production, de la fermeture d’une entreprise ou de la faillite d’une autre. Et ce n’est qu’une perception dénudée de la réalité. Un rapport publié par le ministère des Affaires Sociales publié en 2018 a confirmé que les grèves dans le secteur public ont causé 117 mille jours de travail perdus en 2018 contre 144.5 mille jours perdus en 2017. Pour ce qui est du nombre de grèves dans le secteur public, il a connu une certaine stabilité soit 248 grèves en 2017 contre 247 en 2018. Néanmoins, le nombre des institutions et des entreprises touchées par la grève a augmenté de 171 en 2017 à 179 entreprises en 2018.
Quelle valeur du travail pour le Tunisien ?
Serait-ce à cause de l’absence de valeur travail chez les Tunisiens ? Pas selon une étude réalisée en 2014 par l’IACE. Au fait, l’étude a montré que le travail a été étiqueté “très important” par 73.8% des sondés pour occuper ainsi la troisième place, juste derrière la famille (79.3%) et la religion (77.9%). Une autre étude réalisée par le World Value Survey estime que 87.5% des Tunisiens considèrent que le travail est très important, un taux qui dépasse les 61.8% de la moyenne mondiale. Qui plus est, le taux enregistré en Tunisie dépasse celui de l’Allemagne (40.7%), des USA (35.8%) et du Suède (53%). Aussi, 47.8% des Tunisiens croient aussi dans l’importance de “travailler durement” pour avoir “une vie meilleure” selon l’étude du WVS. Encore une fois, ce taux est nettement supérieur à la moyenne mondiale de 25.4% et aux taux enregistrés en Allemagne (10.9%), en Suède (10.6%) et aux USA (20.8%).
Il est en revanche en concordance avec ceux du Maroc (46.4%) et de l’Algérie (37.5%). Que faut-il faire alors pour que les taux présentés dans l’étude résultent en une meilleure appréciation de la valeur travail pour les Tunisiens? L’étude ne présente pas de solutions. Cependant, Karim Ben Kahla, auteur de l’étude de l’IACE, a noté que “la culture du travail est le fruit d’une sédimentation historique de très long terme”. Et d’ajouter: “Même si le management des entreprises et l’éducation peuvent apporter leur graine de sable ou leur pierre à l’édifice, changer les représentations et les pratiques du travail reste un des principaux défis des managers et des hommes politiques et un véritable projet de société exigeant, lui-même, beaucoup de travail”.
Quelle histoire de la valorisation du travail ?
Il est clair que l’appréciation de la valeur travail diffère d’une culture à l’autre; les Japonais ne valorisent pas leur travail au même degré que nous, Tunisiens, ni même les Allemands ou les Américains. Des facteurs historiques ont certainement joué un rôle clé à cet égard. Les puritains qui se sont installés en Nouvelle-Angleterre aux 17e et 18e siècles pensaient que travailler dur à son appel était un signe que l’on serait sauvé. Ils ont été suivis par des calvinistes qui croyaient en la prédestination et avaient la foi qu’ils étaient choisis ou avaient l’appel de Dieu pour accomplir leur devoir dans le monde.
Pour tous les deux, l’accumulation de richesses était un indicateur de travail à leur pleine capacité en réponse à l’appel et à l’assurance de gagner le salut. Ces idéologies sont les fondements de l’éthique du travail protestante. Weber note que ce n’est pas une philosophie de simple cupidité, mais une déclaration chargée de langage moral. C’est en effet une réponse éthique au désir naturel de récompense hédonique, un énoncé de la valeur de la gratification différée pour atteindre la réalisation de soi.
Franklin prétend que les lectures de la Bible lui ont révélé l’utilité de la vertu. En effet, cela reflète la recherche alors chrétienne de l’éthique de la vie et la lutte pour gagner sa vie. Steven Malanga fait référence à “ce qui était autrefois compris comme l’éthique du travail —pas seulement un travail acharné, mais aussi un ensemble de vertus qui l’accompagnent, dont trop peu se souviennent maintenant du rôle crucial dans le développement et le maintien de marchés libres”.
Des études expérimentales ont montré que les personnes ayant une éthique de travail équitable sont capables de tolérer des emplois fastidieux avec des récompenses et des avantages monétaires équitables, sont très critiques et ont une tendance au bourreau de travail et une relation négative avec les concepts d’activités de loisirs. Ils appréciaient la méritocratie et l’égalitarisme.
Dans les années 1940, l’éthique du travail était considérée comme très importante et les idéaux non conformistes étaient traités de manière autocratique. La suppression de l’humour sur le lieu de travail en faisait partie. Il est rapporté qu’à la Ford Company, un travailleur du nom de John Gallo a été licencié pour avoir été “pris en train de sourire”. Les anticapitalistes croient que le concept de «travail acharné» est destiné par les capitalistes à tromper la classe ouvrière pour qu’elle devienne de fidèles serviteurs de l’élite, et que travailler dur, en soi, n’est pas automatiquement une chose honorable, mais seulement un moyen de créer plus de richesse pour les gens au sommet de la pyramide économique.
La récession est un facteur contributif qui freine l’éthique du travail, car la génération qui hérite du déclin économique vit dans une économie qui n’est pas prête à les recevoir. Sans travail à faire, l’éthique qui y est attachée ne parvient pas à générer une valeur distinctive. L’éthique de travail négative et les structures de pouvoir qui n’apprécient ni ne valorisent le travail effectué ou attribuent de manière contraire à l’éthique le travail effectué en tant que service ou avec des idéaux moraux supérieurs ont dissous l’éthique présentée dans la société et mis l’accent sur les avantages égocentriques et l’individualisme. En outre, l’urbanisation et l’accent mis sur les entreprises à grande échelle ont conduit à éliminer les voies d’apprentissage des concepts vitaux du travail.
Les milléniaux dans une recherche ont identifié que ce qui les rendaient uniques étaient les tendances consuméristes telles que l’utilisation de la technologie, la musique / culture pop, les croyances libérales / tolérantes, les vêtements et les croyances individualistes comme une plus grande intelligence que le travail, ils n’étaient pas en mesure de distinguer le concept dans l’éthique de travail. Et ce n’est que le début d’un shift dans l’importance du travail dans la société humaine. Avec l’automatisation et l’obsolescence prochaine des travailleurs humains, il est clair qu’il faut se poser la question de la place de l’emploi dans la société humaine.