La Loi de Finances 2021 vient d’être votée. Qu’en pensez-vous ?
D’abord, je rappelle que la situation actuelle est difficile, nous sommes face à une situation politique complexe et un contexte de fortes tensions dans différentes régions. Constat indéniable: la situation économique de la Tunisie était déjà mauvaise au début de l’année 2020. L’avènement de la pandémie n’a fait qu’accentuer l’exacerbation des finances publiques. Le déficit budgétaire s’est amplifié de manière inquiétante, et les secteurs économiques sont en grande souffrance. Il y a eu, certes, un retour progressif de l’activité à la suite du confinement général dans le cadre de la première vague de la crise sanitaire. Une réalité s’est imposée à nous : cette pandémie a mis en grande difficulté des secteurs économiques, certains plus que d’autres.
Le ralentissement de l’activité a fait que le résultat de la plupart des entreprises et des métiers sera soit négatif soit en baisse importante. Aujourd’hui, nous traversons une deuxième vague qui est encore plus sévère que la première et qui plus est quasiment aucune mesure concrète n’a été prise pour soutenir les secteurs en difficulté. Certes, il y a eu des mesures décidées au profit du secteur touristique qui ont été élargies aux entreprises en souffrance mais elles demeurent très insuffisantes. La grande priorité d’aujourd’hui est de préserver le tissu économique et les emplois.
Comment envisagez-vous la préservation du tissu économique et social ?
Nous savons que le taux de chômage est monté à 18% après la première vague et qu’actuellement, il est de l’ordre de 16%. Le chiffre de 200 mille nouveaux chômeurs revient régulièrement. Une telle situation est très préoccupante car elle met également en risque le climat social ainsi que la santé des entreprises. Je pense qu’il faudra d’urgence mettre en place des mesures afin de sauver au mieux les secteurs économiques. Le premier problème que rencontrent les entreprises est relatif à leur trésorerie. Je dois avouer à ce titre que les banques n’ont pas réellement suivi.
Beaucoup d’entreprises, d’artisans et petits métiers n’ont pas eu accès aux financements y compris ceux prévus par les instruments de soutien au secteur et sont du coup en grande difficulté. Au sein de l’UTICA, les retours d’information que nous avons sont plutôt négatifs par rapport à cette aide. Outre le problème du financement, il est urgent de mettre en place des mesures de rééchelonnement des dettes fiscales et sociales, cela a été annoncé dans la Loi de Finances 2021.
Nous constatons l’absence de mesures de relance économique dans cette Loi de Finances. Qu’en pensez-vous ?
La principale mesure dans la LF 2021 concerne l’impôt sur les sociétés de 15%. Une mesure élargie à l’ensemble de l’industrie, du commerce et des services. Pour le secteur des exportateurs, elle représente une pression fiscale supplémentaire passant de 10% à 15%. Autrement, pour les autres entreprises, elle constitue un avantage de réduction de l’imposition de 25% à 15%. Sinon, nous n’avons pas vu de mesures pour la relance économique dans la LF 2021, ni même des mesures significatives pour soutenir les secteurs en difficulté. Toutefois, je puis vous dire que d’après nos discussions avec le gouvernement, il est question d’élaborer un projet de loi pour la relance économique.
Cela dit, la Loi de Finances 2021 prévoit un taux de croissance de 4% alors que la plupart des experts trouvent que ce taux n’est pas réaliste. De ce fait, il convient de mettre en place une loi qui permettra l’application d’autres mesures afin de remettre l’économie sur le chemin de la croissance. Au sein de l’UTICA, nous revendiquons des mesures de nature à sauver nos entreprises.
Pensez-vous qu’il est opportun d’imposer les entreprises exportatrices à 15% au moment où les entreprises européennes sont en train de se relocaliser ?
En effet, nous avons proposé au gouvernement une exonération pour une période de 5 ans de l’IS. Nous avons effectué cette demande afin d’encourager l’exportation au vu des circonstances du pays et de la concurrence rude qui existe. Le compromis qui a été trouvé était de 15% alors que la LF 2020 avait prévu un taux de 13.5 %.
Quelles ont été les propositions de l’UTICA dans ce sens ?
Nous avons émis des propositions qui s’articulent autour de plusieurs axes. D’abord, celui de la trésorerie des entreprises, en ce sens qu’il devrait y avoir un remboursement rapide des crédits d’impôts et des TVA ainsi que la réduction des taux de la retenue à la source. Ensuite, nous souhaitons qu’il y ait plus d’encouragement à l’investissement. Il s’agit du dégrèvement physique et financier, à savoir la déduction des bénéfices réinvestis de l’assiette de l’impôt.
D’ailleurs, cette mesure existait auparavant et a été supprimée. En outre, nous avons suggéré des mesures pour encourager le secteur de l’immobilier et du bâtiment. S’y ajoutent des mesures spécifiques en vue d’intégrer le secteur informel dans l’économie organisée à travers la régularisation des montants détenus en dinars. La régularisation des infractions de change et la révision de la réglementation des changes est aussi un axe important.
Pensez-vous que la Tunisie soit suffisamment compétitive à l’échelle internationale ?
La Tunisie reste un site compétitif grâce à la qualité de ses ressources humaines mais son attractivité est pénalisée par 2 obstacles importants. Ces 2 axes qu’il est impératif d’améliorer rapidement sont la logistique avec une situation inquiétante du port de Radès et la bureaucratie qui pénalise nos entreprises et les investisseurs étrangers.
Vous faisiez partie de la délégation qui a accompagné le Chef du gouvernement lors de sa visite officielle en France. Vous avez rencontré des membres du Medef, y a-t-il eu des accords avec le patronat français en ces termes ?
Nous avons eu une bonne rencontre avec les chefs d’entreprises français à Paris. Il a été question de certaines problématiques notamment au niveau des grands projets publics. Il y a eu de ce fait, un message en vue de rassurer nos homologues français en plus d’un engagement de la part du Chef de gouvernement afin de débloquer la situation pour les chefs d’entreprises français établis en Tunisie.
Par ailleurs, les chefs d’entreprises français ont exprimé leur souhait d’avancer dans l’exécution des projets d’infrastructure prévus en Tunisie dont ceux de l’énergie renouvelable. L’accent a été mis sur l’attractivité et la compétitivité du site tunisien et sur le fait que notre pays représente une excellente opportunité pour les investissements français. La rencontre a été très positive selon moi. Je rappelle que lors de la visite du Président Macron en 2018 en Tunisie, il a évoqué le doublement des investissements français d’ici à 2022.
Si l’on revient à la question de relocalisation, que pouvez-vous faire vous en tant que chef d’entreprise afin que vous puissiez vous positionner ?
La question de la relocalisation a été posée par la France et l’Allemagne. Ils se sont rendu compte, depuis la crise du Covid-19, que leur dépendance avec les pays asiatiques notamment la Chine était forte ; et ce, pour des produits nécessaires à leurs marchés. Ainsi, ils ont pris la décision de s’orienter vers des relocalisations, soit de l’Asie vers la France soit vers les pays de la région méditerranéenne. D’autant plus que la compétitivité asiatique a été remise en cause face à celle des pays du sud de la méditerranée.
La Tunisie se positionne ainsi en tant que candidate de la perspective de relocalisation. D’ailleurs, cette approche a été au cœur de nos discussions avec nos homologues français à Paris, et au cours desquelles, nous avons défendu l’idée que la Tunisie est un excellent site pour cette relocalisation.
En tant que chef d’entreprise, que pouvez-vous nous dire à propos de la transformation managériale après la crise du Covid ?
La première vague de la pandémie du Covid nous a permis d’accélérer la transformation digitale des entreprises. Nous nous sommes rendu compte que nous ne pouvions pas continuer à travailler en présentiel de manière continue et qu’il fallait absolument réduire l’activité sur les sites de production. Cela nous a permis d’utiliser les moyens digitaux, les visioconférences, les télépaiements, le télétravail, etc. Il s’agit d’une évolution très importante, d’ailleurs, même au niveau de la réglementation et des procédures administratives, le ministre des TIC a réalisé en quelques mois ce qui se fait en temps normal en deux ans.
Les enseignements de la Covid à retenir sont essentiellement liés à la transformation des modes de gestion au sein d’une entreprise. Il faut également s’adapter à la situation des marchés dont certains sont en crise à la suite d’une importante baisse d’activité, et d’autres qui réussissent encore à se maintenir.
Il faut souligner que les entreprises qui sauront résister le mieux sont celles qui auront fait preuve d’agilité pour faire face à des situations compliquées. Comme par exemple, transformer la gamme de produits, faire évoluer le processus de production, s’orienter sur d’autres marchés ou activités etc. Il faut savoir également que la situation de crise va se poursuivre jusqu’à l’année prochaine même avec l’apparition du vaccin. Il est donc impératif de savoir s’adapter aux restrictions d’activité dans différents secteurs.
Quels sont les secteurs dans lesquels, la Tunisie pourrait être compétitive ou sur lesquels, elle pourra axer son modèle de développement ?
Plusieurs secteurs ont déjà fait leur preuve. Les industries mécaniques, le textile et habillement, l’industrie pharmaceutique, les services à valeur ajoutée ont un réel potentiel. Certes, il s’agit de secteurs fortement orientés vers l’exportation qui ont dû subir les contrecoups de la crise mondiale. C’est pour cela qu’il faudra se montrer agiles, favoriser l’innovation et s’adapter aux besoins du marché, adapter ses processus de production en travaillant sur l’industrie du futur 4.0. D’un autre côté, il faudra que les autorités soutiennent le tissu économique tunisien à l’instar de ce que font les pays industrialisés. Malheureusement en Tunisie, les finances publiques en grande difficulté ont du mal à soutenir les secteurs en grande souffrance.
Nous remarquons que la Tunisie a du mal à se colorer au vert. Aucune mesure relative à l’écologie et au réchauffement climatique ni même un débat public à ce sujet. Croyez-vous que c’est un secteur prometteur qui peut être développé en Tunisie ?
Je vois 2 axes importants sur lesquels nous devons agir et investir rapidement. La production de l’électricité par les énergies renouvelables et notamment en autoproduction. Dans ce contexte, il faudrait accélérer le plan solaire tunisien qui prévoit 30% de la production nationale par les énergies renouvelables à l’horizon 2030 et activer la clause sur l’autoproduction par les énergies renouvelables prévue par la loi transversale d’encouragement à l’investissement. Le 2ème axe concerne la réduction de l’empreinte carbone de la production industrielle qui devient de plus en plus une exigence essentielle de nos clients internationaux.
Comment voyez-vous le dialogue national initié par l’UGTT ? Pensez-vous qu’il a des chances de réussir ?
Pour votre information, nous n’avons pas été sollicité par l’UGTT au sujet de leur initiative. L’UTICA a sa propre évaluation de la situation économique de la Tunisie particulièrement au niveau des secteurs et nous allons proposer au gouvernement une série de mesures pour préserver et relancer notre tissu économique.
Un mot de la fin ?
Nous devons tout faire pour préserver et sauvegarder nos entreprises et nos emplois. Un plan de sauvetage et de relance devra être mis en place dans les meilleurs délais afin de remettre la Tunisie dans les chemins de la croissance.