Si les premières banques islamiques ont vu le jour en Tunisie dans les années 80, la finance islamique peine encore à décoller en dépit de son rythme de développement à l’échelle mondiale. L’encours mondial est estimé actuellement à plus de 2 500 milliards de dollars. Mahfoudh Barouni, Administrateur à Wifak Bank, ancien DG puis Chairman de Banque Zitouna, Fondateur de Zitouna Takaful et Expert en finance islamique, nous présente la façon de développer le marché tunisien. Interview.
Les Sukuk en Tunisie. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Actuellement, on estime de 50 à 70 milliards de dollars le marché annuel d’émission des Sukuk. Un chiffre qui a été largement impacté par la crise de Covid-19. Heureusement qu’il n’y a pas que les gouvernements des pays islamiques qui émettent les Sukuk. L’Allemagne, l’Angleterre, l’Indonésie, la Malaisie, le Sénégal… s’y sont également impliqués. Ce qu’il faut comprendre à propos des Sukuk, c’est qu’il s’agit de parts de fonds, notamment des Fonds Communs de placement (Special Purpose Vehicle, SPV ou SPC). Ceux-ci, malencontreusement, ne bénéficient pas de statut particulier en Tunisie. Ils ont, par contre, la personnalité juridique de leur gestionnaire. La réglementation des Sukuk en Tunisie date de 2013, en vertu de la loi n°2013-30 du 30 juillet 2013 qui a été suivie par la loi 2013-48 du 09 décembre 2013 relative au fonds d’investissement islamique.
Toutefois, ce n’est qu’en 2017 que le premier décret d’application n°2017-1332 du 6 décembre 2017 relatif à la fixation des conditions d’agrément pour la constitution du fonds commun des Sukuk et de sa liquidation anticipée a vu le jour. Une alternative que je considérais inutile vu que les Sukuk n’avaient pas besoin d’organisme particulier qui cadrait leur lancement. Ces produits ont leur particularité qu’il faut comprendre. Par ailleurs, ce qui me paraissait important à ce sujet, c’est la conformité et la licéité du sous-jacent puisqu’il est le principal déterminant d’un produit financier dérivé, non sans décliner l’importance des règles de gestion et de gouvernance et le rôle de chaque intervenant. Pour émettre un produit Sukuk, sous quelque nature de contrat juridique que ce soit (Mousharaka, Moudharaba, Mourabaha, Ijara, Istisnaa ou Salam…), il faut réunir, dans une Task Force, les experts de tous les métiers concernés, à savoir droit des affaires, fiscalité, ingénierie, project finance, marché des capitaux… Bien entendu, une veille sur le contrôle de la conformité charaïque à tous les stades du processus de montage doit être assurée par le Chariâa Board.
Pouvez-vous nous parler de votre expérience dans le lancement de la finance islamique dans le marché des capitaux en Tunisie ?
En 2009, j’étais le fondateur du premier FCPR (Fonds Commun de Placement à Risque), A.T.I.D CO (Arab Tunisian For Investment & Development), un support d’investissement de capital risque (Private Equity) composé de valeurs mobilières diverses et variées touchant une dizaine de projets. Depuis 10 ans, A.T.I.D CO n’a fait qu’un seul fonds d’investissement, et ce, à cause d’une réglementation juridique sur les FCPR qui imposait jusqu’à 2011 l’avantage fiscal. Ce n’est qu’après l’intervention de M. Jalloul Ayed, ancien ministre des Finances dans le gouvernement de l’Union Nationale de Béji Caïd Essebsi, que la législation tunisienne en matière de «private equity», a connu une nette amélioration. Les travaux sur la loi des Sukuk ont été lancés en 2011 et les textes législatifs n’ont vu le jour qu’en 2013. Un ajournement qui posait de réels problèmes en Tunisie puisque la mise en application d’une loi prenait toujours des années de retard. Donc les Sukuk sont des parts de fonds. L’équivalent de part de fonds, c’est l’obligation pour les produits de créances.
Concrètement, quelle est la différence entre Sukuk et obligations ?
Les obligations sont des titres de créances alors que les Sukuk sont des parts de fonds dont le soubassement, ou le sous-jacent, doit être des biens réels (actifs meubles ou immeubles) ou un mix en y rajoutant des actifs circulants et de la trésorerie, qui doit répondre à certains ratios de structure. À titre d’exemple, les actifs réels sous-jacents doivent représenter plus de 50% des actifs sous-jacents, et ceux liés à la trésorerie et aux autres actifs circulants moins que 50%. Dans le cas où les fonds mixtes où la partie tangible dépasse les 50% ou la partie trésorerie et créances est inférieure à 30%, il est possible d’émettre des titres qui sont aussi négociables. Il s’agit plutôt de fonds dont les souscripteurs acceptent la règle de participation sous forme de contrats Moudharaba, Moucharaka… et autres.
Ce qui est important de savoir est que le fait de céder des actifs liquides seuls ou des dettes seules moyennant un revenu, est strictement interdit dans la finance islamique. Autre élément important : avant d’émettre un fonds Sukuk, il faut bien choisir le pays en fonction de ses lois applicables à ce sujet et à quel point il est conforme à la Chariâa. Les soubassements doivent être bien identifiés. À ce propos, je défends farouchement l’émission des Sukuk sur des projets à créer (titre II du budget de l’État) et non pas sur des projets existants dont la titrisation ne sert qu’à se faire de la liquidité pour faire face à des dépenses courantes aussi bien dans les finances publiques que dans la gestion des entreprises du secteur public ou privé. Il faut éviter à tout prix de faire des produits de dette avec un habillage de produits de la finance islamique. C’est un fait grave sur le plan déontologique !
Pouvez-vous nous donner un exemple réussi d’émission de Sukuk pour un projet réalisé en Tunisie ?
Nous avons eu une expérience réussie avec l’État avec la mise en place du tunnel de Bardo pour le passage du métro léger. Ce n’était pas encore des Sukuk. C’était un contrat de financement des travaux de construction qui se substituait aux bons d’équipements, produits de dette émis par l’État Tunisien. La réussite de ce projet était derrière notre sollicitation pour le financement de la résidence de l’Ambassadeur de Tunisie à Rome. C’est en finançant l’acquisition de la société immobilière Tuninvest, que l’État a réussi à se procurer une villa sur un terrain de 2 hectares à Fumiccini près de Rome pour 2 millions de dollars. Ce projet traduisait bien cet esprit d’agilité dont faisait preuve le gouvernement. Une preuve de plus que si l’État voulait sortir des chemins battus, il pourrait être innovateur.
Force est de constater que la banque offshore dénommée BEST Bank (Beit Ettamouil Saudi Tounsi) est le fruit du partenariat entre Feu Cheikh Salah Abdallah Kamel et l’État Tunisien, et c’est aussi le cas de la Société de Promotion du Lac de Tunis (SPLT). Dans le cadre de l’exécution du grand projet d’aménagement immobilier, passant de la phase d’assainissement à la phase d’aménagement des Berges du Lac de Tunis, le premier montage d’ingénierie financière islamique fût un vrai succès. Il s’agissait d’un financement participatif ou Moucharaka Moutanakissa (participation dégressive) entre trois parties : le promoteur (SPLT) et deux co-financeurs (l’État Tunisien et le Groupe Dallah AlBaraka). Ce projet appelé Moucharaka, voté en 1988 par loi autorisant la participation de l’État, part avec des fonds propres de 102 Millions de Dinars (respectivement 57%, 21,5% et 21,5%) pour atteindre au terme de la convention Moucharaka (15 ans), une valeur d’actifs nets de 234 Millions de Dinars.
Après la liquidation de cette Moucharaka et le règlement des deux co-financeurs (principal et plus values), la SPLT n’a plus jamais eu recours au financement bancaire et son premier dividende distribué aux deux actionnaires, l’État Tunisien et Dallah AlBaraka, atteignait 80% du capital social (après 25 ans d’activité et constitution de réserves pour réinvestissement dans les différentes tranches successives (Lac I, Lotissement de loisirs, Lac II, Lac III, La Perle du Lac…).
À mon humble avis, c’est la première success story de Partenariat Public-Privé (PPP) avec un IDE de réputation mondiale.
Comment imaginez-vous aujourd’hui la mobilisation des Sukuk en Tunisie ?
Il est possible de prendre en charge les grands projets de l’État en lançant des Sukuk participatifs via des investissements en PPP (Partenariat Public-Privé) ou en BOT (Build, Operate and Transfer). Nous pouvons, avec les Sukuk, en titrisant certains actifs ou l’exploitation de ces actifs, financer les besoins de trésorerie pour combler partiellement les déficits budgétaires. Ce que je défends le plus, c’est que les émissions de Sukuk doivent être réservées pour le financement du Titre 2, de préférence dédié à des projets nouvellement créés. Je suis convaincu que les Sukuk peuvent apporter des solutions adaptées au financement des projets en P.P.P. Ainsi, les gouvernements peuvent élargir le choix de partenaires et lever des fonds à travers l’émission de Sukuk, et mettre ces fonds à la disposition des participants aux projets P.P.P. Il devient de la sorte relativement commode de transférer certains actifs (la nue-propriété ou l’usufruit ou les deux à la fois) en vue d’améliorer la qualité de gouvernance au sens large et de garantir l’efficience et la rentabilité des opérations P.P.P.
À votre avis, pourquoi l’État ne l’a pas fait ?
Il faut s’entourer des compétences adéquates.
Vous pensez qu’il faut mettre en place un écosystème ?
Bien évidemment qu’il faut construire un écosystème. La clé de la réussite est la mise à disposition de l’État de toutes les expertises nécessaires en matière fiscale, juridique, de project finance, de Chariâa, et de droit international des affaires… À rappeler qu’à la promulgation de cette loi, seuls l’État, les collectivités locales et les entreprises publiques totalement sous contrôle de l’État, peuvent émettre des Sukuk. Les banques et les entreprises du secteur privé, quant à elles, ne seront concernées par cette activité qu’après la promulgation de décret relatif aux émissions des Sukuk tunisiens. Avant la mise en place des premiers Sukuk, Wifak International Bank a émis par deux fois, des emprunts obligataires « Chariâa Compliant ».
Effectivement, pourquoi dans ce cas précis un emprunt obligataire et non pas de titres participatifs ?
Premièrement, la loi régissant les emprunts obligataires est scellée. Elle a des conditions de fond et de forme qu’il faut respecter à la lettre. Avec « Chariâa Compliance », la Banque a titrisé un fonds d’opérations Ijara (leasing), étant propriétaire des biens donnés en location, il est possible, via les loyers produits du leasing, payer les souscripteurs dans les emprunts obligataires. D’où la dénomination « Emprunt obligataire Chariâa Compliant » qui n’est autre que des Sukuk Ijara. Deuxièmement, il faut savoir qu’il est possible d’amortir tous les ans les emprunts obligataires alors que la durée des titres participatifs est de 7 ans et les souscripteurs ne recouvrent leur fonds investis qu’à la fin de cette période.
Vous pensez que les investisseurs étrangers seront intéressés par l’émission des Sukuk avec la notation de la Tunisie aujourd’hui ?
Je pense que faire appel à des experts de renommée internationale pourra faciliter énormément notre travail à condition de changer le mode de gestion qu’on adopte actuellement dans le pays. Les Tunisiens doivent démontrer leur patriotisme. Comme ils ont des droits et des obligations civiques envers leur patrie, ils doivent agir et fort pour assainir le monde des affaires et tout l’écosystème. Il est important d’honorer nos engagements dans le monde des finances à l’international et éviter, dans le cas contraire, de tomber sur le coup de diktat et d’accepter ce qu’on nous impose comme politiques, démarches et conditions parfois exorbitantes.
Est-ce que vous avez un message ?
Je suis optimiste par rapport à la disponibilité des compétences et de l’expertise des Tunisiens à l’intérieur du pays et à l’étranger. Mais j’appelle le Gouvernement à les approcher, à les inviter à contribuer au développement de la finance participative et à mettre à leur disposition les moyens nécessaires pour réussir.