Depuis l’avènement de la crise sanitaire, l’Institut Arabe des Chefs d’entreprises (IACE) multiplie les études et les enquêtes afin de doter les décideurs économiques et politiques de réflexion et d’action ainsi que d’instruments d’aide à la décision, élément crucial de prise de décision. Fort de diverses casquettes, son directeur exécutif, aussi, enseignant universitaire et administrateur dans plusieurs institutions, a une conscience aiguë des réalités macroéconomiques, des préoccupations de l’entreprise, de sa gouvernance. Avec une certaine hauteur de vue, d’humilité et beaucoup sérénité, Majdi Hassen, nous livre une analyse la situation et des voix de relance. Interview.
Comment les entreprises ont-elles perçu les mesures adoptées par le gouvernement pour lutter contre le Coronavirus ?
Les perceptions sont mitigées entre une satisfaction relative et une crainte par rapport à l‘implémentation. Je dis ceci me basant sur l’enquête élaborée par l’IACE. L’objectif était de discerner le degré de confiance des chefs d’entreprise par rapport aux mesures prises par le gouvernement afin d’aider ces entités économiques à surmonter cette crise. Pour ce faire, nous avons interrogé 500 chefs d’entreprise œuvrant dans différents secteurs concernant leurs perceptions par rapport aux cinq principales mesures du gouvernement pour les entreprises à savoir, il s’agit du report du paiement des impôts durant trois mois à partir du 1er avril jusqu’à la mise en place de fonds d’investissement d’une valeur de 700 millions de dinars pour restructurer les entreprises sinistrées en passant par les reports du paiement des cotisations de la CNSS du deuxième trimestre durant trois mois, des mensualités des crédits bancaires et des établissements financiers durant six mois ainsi que la mise en place d’une ligne de garantie d’une valeur de 500 MDT afin de permettre aux entreprises de contracter de nouveaux crédits de gestion et de travaux.
Il en est ressorti de cette enquête que 63.4% des chefs d’entreprises ont l’intention d’utiliser les mesures. Toutefois, seulement 55% ont confiance à l’implémentation contre 73% qui étaient satisfaits lors de l’annonce de ces mesures. Ceci s’explique par la perte de crédibilité vis-à-vis du gouvernement à cause du retard de la concrétisation des mesures annoncées.
Quelle est la plus grosse difficulté à laquelle font face aujourd’hui les chefs d’entreprise ? Comment s’y prennent-ils ?
Il faut savoir que presque 83% des chefs d’entreprise interrogés déclarent que la pandémie a un impact négatif, moyen ou élevé sur leurs activités (chiffres d’affaires, approvisionnement, ventes, distribution, exportation, production).
La plupart des chefs d’entreprise s’attendent à une diminution de la demande et de l’approvisionnement suite à cette crise sanitaire surtout pour le secteur des services aux entreprises. D’autres problèmes relèvent du retard voire l’incapacité de la réalisation des objectifs, l’incapacité de couvrir les crédits et autres charges, les difficultés à honorer tous les engagements, la réduction du nombre de salariés, et enfin, l’arrêt total de l’activité.
Je voudrais à ce titre insister sur le fait que la plus grande difficulté en temps de crise est la trésorerie. Le problème de trésorerie n’est pas la résultante de l’arrêt de l’activité de plusieurs entreprises, mais c’est aussi la conséquence de défaillances au niveau de notre réglementation commerciale. Premièrement, notre réglementation de créances inter-entreprises est obsolète (le respect de délai maximum de crédits interentreprises, les difficultés rencontrées au niveau du recouvrement). Ce problème a été évoqué depuis les journées de l’entreprise en 2012. Ajouté à cela le fait que si l’État (avec Grand E, Ministères, Entreprises publiques, collectivités locales) rembourse ses dettes qui sont estimées à 8000 MD, une partie du problème sera résolue. Toute cette gestion des créances a montré ses limites en cette période de crise. Les entreprises n’ont pas d’autres choix que de recourir au financement bancaire et aussi d’étaler leurs délais de paiements ce qui va nous mettre dans un cercle vicieux. Un flou persiste également au niveau de la notion de force majeure pendant cette période. Il nécessite en soi la promulgation d’un décret-loi spécifique.
Comment envisagez-vous le déconfinement ? Quels sont les principaux enseignements des expériences étrangères ?
Le sujet est très important et nous avons aussi publié une note sur le déconfinement qui devrait être graduel, en veillant à ce que les entreprises mettent en place des procédures de protection sanitaire. Nous sommes contre la stratégie déjà annoncée de passer uniquement de 15% à 30% pour les secteurs déjà autorisés et de passer à 15% pour le reste. On comprend que le souci majeur demeure le transport. Et c’est pour cette raison qu’on appelle que les entreprises qui ont un carnet de commande surtout à l’international, qui peuvent mettre les mesures sanitaires, aménager les horaires de travail et surtout assurer le transport de leurs employés retournent à un rythme de travail normal sans aucune autorisation de l’État.
Les petits commerces alimentaires, les services de proximité pourront rouvrir, à condition de faire respecter les gestes barrières comme le cas de l’Autriche où le gouvernement a autorisé les commerçants à rouvrir à condition de prévoir 20 mètres carrés d’espace commercial pour un seul acheteur. Tous les acheteurs devront porter un masque facial dans les supermarchés et les pharmacies de plus de 400 mètres carrés. L’ouverture des restaurants est à prévoir uniquement pour l’activité traiteur. C’est-à-dire, ils n’assurent pas de service sur place, par contre les services fournis par les indépendants (l’électricien, réparation informatique, le plombier, le mécanicien automobile, le menuisier) seront autorisés à reprendre leur travail.
Le déconfinement est appliqué en premier lieu sur toutes les régions à l’exception des zones à forte propagation du virus comme le cas en Allemagne.
L’entreprise qui sera autorisée à reprendre son activité devra respecter des lignes directrices pour la sécurité sanitaire de ses employés (mettre les produits d’hygiène nécessaires – savon, solution hydroalcoolique et mouchoirs jetables – pour pouvoir suivre les recommandations individuelles, s’assurer de la distanciation des postes de travail, espacer les horaires pour éviter la constitution des foules dans les lieux de travail).
Est-ce qu’on doit prévoir des plans de rescousse sectoriels ?
Je préfère le terme rebond, on devrait prévoir des politiques sectorielles qui permettent de rebondir après la crise. Rebondir est différent de la relance et ce n’est pas un jeu de mot. Adopter une approche de résilience pour préserver nos capacités de production, se préparer aux mutations profondes de marché, améliorer notre productivité, réactivité et créativité.
Comment évoluera le tissu économique après le Corona ?
L’évolution dépendra de la confiance et de la gestion de l’incertitude. Le tissu économique est en train de participer à la lutte anti-corona, de résister mais surtout d’observer le comportement des pouvoirs publics. Il y aura certainement des fermetures, on aura des entreprises plus résilientes, plus compétitives et persévérantes. Mais est-ce qu’elles vont réinvestir ? Contrairement à ce que plusieurs pensent, ceci ne va pas dépendre des incitations ou des fonds pour les relances mais premièrement de la confiance vis-à-vis des pouvoirs publics et deuxièmement, par rapport aux opportunités de marchés.
Le contrat social sera-t-il impacté ?
Oui certainement, le débat ne sera pas uniquement au niveau de la répartition de la valeur et des questions récurrentes de partage de la valeur (rémunération), productivité et flexibilité. Il faudrait attendre de sortir de cette période de récession, suivie d’une période de faible croissance pour que ces problèmes soient posés d’une façon différente. La crise et l’impératif du digital vont mettre sur la table deux problèmes majeurs : le revenu universel ou le minimum de revenu et aussi l’investissement dans le capital humain principalement santé et éducation.
L’inclusion sociale passera essentiellement par ces trois sujets et le contrat social doit en être la consécration.
Cette crise a mis à nu la fragilité de certaines chaînes de valeur mondiales, les entreprises tunisiennes ont-elles la capacité de se positionner demain sur l’échiquier mondial ?
La réponse est mitigée, il est trop simpliste de dire que la fragilité actuelle de certaines chaînes de valeurs va pousser plusieurs entreprises européennes à délocaliser leurs investissements de la Chine vers des pays plus proches.
La première raison c’est que plusieurs entreprises investissent en Chine pour bénéficier aussi d’une présence sur le marché chinois de 1 milliard de consommateurs. La deuxième c’est la prédominance chinoise sur le secteur des terres rares nécessaires pour la production de plusieurs matières premières qui leur rend indispensable.
En outre, les chinois sont conscients de ces enjeux et vont accélérer le projet de la nouvelle route de la soie et on devrait être plus actif et plus impliqué dans ce projet et attirer des investissements chinois, c’est une haute priorité pour le gouvernement et aussi pour la présidence de la République.
La troisième c’est une accélération de l’automatisation qui rendra le recours aux pays à salaires compétitifs ou à leurs entreprises plus limitée, le facteur salaire sera de plus en plus faible dans plusieurs filières. La connectivité et la logistique seront des facteurs déterminants pour la connectivité et ceci est une variable endogène pour le pays.
Les entreprises qui peuvent en bénéficier sont celles qui pourront se doter d’un capital humain capable d’assurer une créativité, de l’innovation et de la productivité. Il faudrait retenir ses talents pour pouvoir se positionner.